L’humanité de son regard

 L’humanité de son regard  FRA-005
29 avril 2025

Eric-Emmanuel Schmitt

Aucun Pape, avant lui, n’avait accordé autant d’attention à la foi des autres. En affirmant cela, je songe bien sûr à l’élan œcuménique du Pape François, à sa quête de rencontre avec les hommes de toutes confessions. Mais ce n’est pas tant vers cette ouverture spectaculaire que se tourne ma mémoire, que vers la douceur d’un regard posé, avec une égale intensité, sur chaque chrétien.

J’ai éprouvé la bienveillance libératrice de ce regard. A mon retour de Terre Sainte, il m’a reçu. Je pensais qu’il allait parler, il voulait m’écouter. Il désirait connaître mes impressions, découvrir ce que ce pèlerinage avait changé à ma foi. Quel renversement! Moi, homme imparfait, chrétien plus imparfait encore — ô combien ! —, je tremblais à l’idée de m’exprimer devant le Successeur de Pierre, cet homme en qui je reconnaissais la stature d’un croyant accompli. Et pourtant, face à moi, il demeurait présent, entier, ancré dans l’écoute, comme suspendu à la moindre vibration de mon récit. Il voulait comprendre comment j’étais passé de l’athéisme à la foi, lors d’une nuit mystique au cœur du désert saharien, comment, lentement, j’étais venu au christianisme, d’abord en pensée, puis en chair. Peu à peu, je devinais en lui l’une de ses attitudes cardinales: accorder à chaque croyant la dignité de son cheminement, présupposer que toute foi vécue, si humble soit-elle, a prix et poids. De même qu’il avait été élu sur le projet de «rendre l’Eglise aux Evangiles», il rendait les Evangiles à chacun, livre ouvert entre les mains de tous.

Son regard n’était pas seulement bienveillant, il était fécond. Il élevait celui qui le recevait. Le Pape François offrait de la légitimité comme on offre une semence: non pas en imposant, mais en suscitant. Sous la chaleur de ses prunelles, il me semblait que quelque chose en moi se redressait. Une personne nouvelle naissait, plus forte de ses blessures, plus brave d’être brisée, déterminée à embrasser sa foi, à vivre selon ses convictions, et à se mettre au service d’un horizon partagé. Par ce regard, il faisait de moi un témoin. Comme à tant d’autres, il confiait la flamme, et me faisait, sans un mot, son porteur.

Ce regard, c’est un héritage immatériel, l’un des plus beaux dons qu’il ait offerts au monde. Je le conserve en moi comme une lumière inextinguible, une clarté vers laquelle je me tournerai dans la nuit, dans les moments de doutes ou de fléchissements, lorsque l’énergie me manquera. Ce regard, je ne peux m’empêcher de penser qu’il était traversé par un autre regard — celui du Christ — dont il était le relais. Quelque chose de plus grand que lui habitait le Pape François, quelque chose qu’il transmettait avec une grâce rare, presque surnaturelle.

Au-delà de tout ce que l’on pourra dire de son action, de ses réformes, de ses prudences ou de ses audaces, des chantiers menés ou laissés en suspens, je garderai, niché comme un talisman dans la profondeur de mon être, ce regard. Ai-je écrit le garder ? Non. Le donner.