
En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, et je m’étais enfuie de chez moi. J’avais laissé mon mari sur la montagne d’Ephraïm, où il vivait en étranger, et j’étais retournée à Bethléem de Juda, auprès de mon père.
Si elle était restée à la maison, disent les gens.
Mon mari était lévite, et moi une concubine ; il m’avait prise pour femme sans payer de tribut.
Si j’étais restée à la maison avec lui, si j’étais restée à ma place.
Ma place d’épouse, bien que secondaire.
Si j’étais restée à ma place, cela ne serait pas arrivé.
J’étais mignonne – nous le sommes toutes.
Pourquoi étais-je partie ?
L’adultère, disent les gens. Une infidèle, une traînée. Les gens ont toujours une réponse, quelle que soit la vérité.
En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël et je méritais la mort, selon la loi de Dieu. Quatre mois passèrent, et mon mari, le lévite, partit avec deux ânes et un serviteur pour venir me chercher. Ce n’était pas pour me tuer : il m’a suppliée de revenir avec lui. Après tout, je lui appartenais.
Mon père l’accueillit avec joie, l’invita à sa table et lui offrit à manger et à boire. Pendant trois nuits, mon mari, le lévite, a dormi à Bethléem de Juda, dans la maison de mon enfance. Personne ne m’a demandé si je voulais rester, je n’ai même pas participé au banquet : les femmes ne mangent pas avec les hommes, elles se laissent dévorer, les femmes sont mignonnes, elles mettent l’eau à la bouche.
Le quatrième jour, le lévite se prépara à partir et mon père l’en dissuada : « Restaures-toi avec un morceau de pain, vous partirez plus tard. Et ils mangèrent et burent ensemble, et comme la nuit allait bientôt tomber, mon père lui dit : dors ici cette nuit encore, et que ton cœur se réjouisse.
Peut-être le cœur du lévite se réjouit-il, tout au moins le sien.
Le cinquième jour, l’homme qui était mon mari se leva tôt pour partir, mais mon père l’en empêcha à nouveau. Je me suis imaginé qu’il le faisait pour moi. J’ai cru qu’il voulait me garder auprès de lui, me défendre de ce que je ne désirais pas, comme si mes désirs comptaient. Je me suis imaginée que c’était un pardon. Mais c’était un présage.
Si j’étais restée chez moi, à ma place, si je n’avais pas fui, rien, rien ne serait arrivé. A qui la faute alors ?
En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël et l’après-midi du cinquième jour, après avoir mangé et bu, le lévite décida de partir. Son beau-père s’y opposa : le jour déclinait, mais cette fois, son gendre ne l’écouta pas. Peut-être pensait-il lui aussi que mon père voulait me retenir à jamais.
Le coucher de soleil nous éblouit le visage lorsque nous sommes arrivés à Gibea, la ville des Benjanimites. Assis sur la place, nous attendions que quelqu’un nous offre l’hospitalité pour la nuit, mais personne ne s’approchait. Jusqu’à ce qu’un vieil homme revenant des champs demande au lévite où il allait et d’où il venait. Ils découvrirent qu’ils étaient des compatriotes : le vieil homme était lui aussi né sur la montagne d’Ephraïm et vivait à Gibea en tant qu’étranger. Sois le bienvenu, dit-il, et il ouvrit la porte. On mangea et on but, puis quelqu’un frappa violemment.
Livre-nous l’homme qui est dans ta maison, dit le clan de Benjanimites, nous voulons le maltraiter.
Mes frères, les supplia le vieillard, ne commettez pas une telle infamie, cet homme est mon hôte.
Si je ne m’étais pas enfuie. Pourquoi as-tu fait ça ? demandent les gens.
Voici plutôt ma fille, dit le vieillard, qui est encore vierge, et la concubine de cet homme. Abusez d’elles et faites-en ce que bon vous semble.
J’étais là, moi aussi, et le vieillard pouvait me livrer en pâture, même si je ne lui appartenais pas. J’étais mignonne, comme nous le sommes toutes. Même sa fille. Pour honorer les lois de l’hospitalité, le vieil homme aurait renoncé à ce qu’il avait de plus cher. Et à moi.
Le clan des Benjanimites ne fut pas convaincu.
Outrager un homme, quelle infamie. Quelle transgression de l’hospitalité. Un crime abominable.
Mon mari le lévite l’empêcha.
Il me poussa dehors, m’abandonna entre leurs mains. Et ces hommes abusèrent de moi et firent ce qu’ils voulaient.
Si j’étais restée à ma place.
Pendant toute la nuit, ils le firent.
A qui la faute ?
Ils abusèrent de moi jusqu’à l’aube.
Les gens ne veulent pas la vérité, alors comment pourrais-je la raconter ? Aucun mot, sur cette nuit-là, c’est mon corps muet, le déchirement, le fracas, le tonnerre, le grondement de la tempête. C’est mon corps muet, le cri que vous n’entendez pas. Le déluge.
Ils étaient nombreux et j’étais seule. Le sacrifice est le mien : l’honneur d’un homme doit être protégé. Qui sait si mon père dort. Qui sait si ce présage l’a réveillé brusquement, une douleur dans la poitrine. Que ton cœur se réjouisse, père, c’est désormais le matin. Réjoui, le mien ne le sera plus. Il ne bat même plus.
Ils me déchargèrent sur le seuil. Le lévite se leva de sa couche, se prépara à partir, et m’aperçut en ouvrant la porte. Il ordonna : Lève-toi, car nous partons. Mais mon corps était muet, et mon cœur aussi.
En ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël. Le lévite me chargea sur l’âne et me conduisit à Ephraïm. Arrivé à la maison, il prit un couteau et me coupa en morceaux, comme un bœuf que l’on égorge.
Pourquoi l’as-tu fait ? demandent les gens. Pourquoi as-tu quitté ton mari ?
Douze morceaux : un pour chaque tribu. Il m’envoya comme un avertissement, le témoignage d’une abomination. J’étais le corps du crime, le symbole de la désagrégation d’Israël, le début d’une guerre civile. J’étais un corps politique, je l’ai toujours été.
Nous le sommes toutes.
Rosella Postorino