Dans la matinée du vendredi 27 septembre, après avoir célébré la Messe en privé à la nonciature apostolique, sa résidence à Bruxelles, le Pape François s'est rendu au château de Laeken pour une visite de courtoisie à la famille royale belge. Il s'est ensuite rendu à la Grande Galerie du château pour une rencontre avec les autorités et la société civile. Nous publions ci-dessous le discours prononcé par le Souverain Pontife, après les salutations qui lui ont été adressées par le roi et le Premier ministre.
Vos Majestés,
Monsieur le Premier ministre
Frères évêques,
distinguées autorités,
Mesdames et Messieurs!
Je remercie Votre Majesté pour l’accueil cordial et l’adresse courtoise de salutation. Je suis très heureux de visiter la Belgique. Quand on pense à ce pays, on évoque à la fois quelque chose de petit et de grand, un pays occidental et en même temps central, comme s’il était le cœur battant d’un organisme gigantesque.
Les proportions et l’ordre des grandeurs sont en fait trompeurs. La Belgique n’est pas un Etat très étendu, mais son histoire particulière a fait que, aussitôt après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les peuples européens fatigués et épuisés, entamant un sérieux chemin de pacification, collaboration et intégration, se sont tournés vers la Belgique comme siège naturel des principales institutions européennes. Située sur la ligne de fracture entre le monde germanique et le monde latin, limitrophe de la France et de l’Allemagne, qui avaient le plus incarné les antithèses nationalistes à la base du conflit, elle est apparue comme un lieu idéal, presque une synthèse de l’Europe, d’où repartir pour sa reconstruction, physique, morale et spirituelle.
On pourrait dire que la Belgique est un pont: entre le continent et les îles britanniques, entre les régions germaniques et francophones, entre le sud et le nord de l’Europe. Un pont qui permet à la concorde de s’étendre et aux différends de s’estomper. Un pont où chacun, avec sa langue, sa mentalité et ses convictions, rencontre l’autre et choisit la parole, le dialogue et le partage comme moyens de relation. Un lieu où l’on apprend à faire de sa propre identité non pas une idole ou une barrière, mais un espace accueillant d’où l’on part et où l’on revient, où l’on favorise les rencontres valables et où l’on cherche ensemble de nouveaux équilibres, où l’on construit de nouvelles synthèses. La Belgique est un pont qui favorise les échanges, met en communication et fait dialoguer les civilisations. Un pont, donc, indis-pensable pour construire la paix et refuser la guerre.
On comprend alors combien la petite Belgique est grande! On comprend que l’Europe en ait besoin pour se rappeler son histoire, faite de peuples et de cultures, de cathédrales et d’universités, de prouesses du génie humain, mais aussi de si nombreuses guerres et d’une volonté de domination qui s’est souvent transformée en colonialisme et en exploitation.
L’Europe a besoin de la Belgique pour avancer sur la voie de la paix et de la fraternité entre les peuples qui la composent. Ce pays rappelle en effet à tous les autres que lorsque, sur la base des prétextes les plus divers et les plus insoutenables, on commence à ne plus respecter les frontières ni les traités et qu’on laisse aux armes le soin de créer le droit en contournant la loi en vigueur, on ouvre alors la boîte de Pandore et tous les vents se mettent à souffler violemment, se-couant la maison et menaçant de la détruire. A ce moment de l’histoire, je pense que la Belgique a un rôle très important. Nous sommes proches d’une quasi-guerre mondiale.
En effet, la concorde et la paix ne sont pas des conquêtes acquises une fois pour toutes, mais plutôt une tâche et une mission — la concorde et la paix sont une tâche et une mission —, une mission incessante à cultiver, à entretenir avec ténacité et patience. L’être humain, en effet, lorsqu’il cesse de se souvenir du passé et de s’en laisser instruire, a la capacité déconcertante de retomber, même après s’être enfin relevé, en oubliant les souffrances et les coûts effroyables payés par les générations précédentes. Pour cela, la mémoire ne fonctionne pas, c’est curieux, il y a d’autres forces, à la fois dans la société et chez les gens, qui nous font tomber dans les mêmes choses.
En ce sens, la Belgique est plus précieuse que jamais pour la mémoire du continent européen. En effet, elle donne des arguments incontestables pour développer une action culturelle, sociale et politique constante et opportune, courageuse et en même temps prudente, qui exclut un avenir où l’idée et la pratique de la guerre redeviendraient une option possible, avec des conséquences catastrophiques.
L’histoire, magistra vitae trop souvent ignorée, de la Belgique appelle l’Europe à reprendre son chemin, à redécouvrir son vrai visage, à investir à nouveau dans l’avenir en s’ouvrant à la vie, à l’espérance, pour vaincre l’hiver démographique et l’enfer de la guerre! Il y a deux calamités en ce moment. L’enfer de la guerre, nous le voyons, qui peut se transformer en guerre mondiale. Et l’hiver démographique; c’est pour cela qu’il faut être concret: faire des enfants, faire des enfants!
L’Eglise catholique veut être une présence qui, témoignant de sa foi dans le Christ ressuscité, offre aux personnes, aux familles, aux sociétés et aux nations une espérance ancienne et toujours nouvelle; une présence qui aide chacun à affronter les défis et les épreuves, sans enthousiasmes faciles ni pessimismes moroses, mais avec la certitude que l’être humain, aimé de Dieu, a une vocation éternelle de paix et de bonté et qu’il n’est pas destiné à la dissolution et au néant.
Gardant le regard fixé sur Jésus, l’Eglise se reconnaît toujours comme la disciple qui, avec crainte et tremblement, suit son Maître, sachant qu’elle est sainte dans la mesure où elle est établie par Lui et en même temps fragile — sainte et pècheresse — et défaillante dans ses membres, jamais pleinement adéquate à la tâche qui lui est confiée et qui la dépasse toujours.
Elle annonce une Nouvelle qui peut remplir les cœurs de joie et, par des œuvres de charité et les innombrables témoignages d’amour envers le prochain, elle essaie d’offrir des signes concrets et des preuves de l’amour qui l’anime. Elle vit cependant dans le concret des cultures et des mentalités d’une époque donnée qu’elle contribue à façonner ou qu’elle subit parfois d’une manière ou d’une autre; et elle ne comprend pas et ne vit pas toujours le message de l’Evangile dans sa pureté et son intégralité. L’Eglise est sainte et pècheresse.
Dans cette coexistence perpétuelle de sainteté et de péché, d’ombre et de lumière, l’Eglise vit, avec des résultats souvent d’une grande générosité et d’un dévouement splendide, et parfois, malheureusement, avec l’émergence de contre-témoignages douloureux. Je pense aux événements dramatiques des abus sur mineurs — auxquels le roi et le Premier ministre ont fait référence —, un fléau auquel l’Eglise s’attaque avec détermination et fermeté, en écoutant et en accompagnant les personnes blessées et en mettant en œuvre un vaste programme de prévention dans le monde entier.
Frères et sœurs, ceci est la honte! La honte que nous devons tous prendre en main aujourd’hui, demander pardon et résoudre le problème: la honte des abus, des abus sur mineurs. Nous pensons au temps des Saints Innocents et nous disons: «Quelle tragédie, ce qu’a fait le roi Hérode!», mais aujourd’hui, dans l’Eglise, il y a ce crime; l’Eglise doit avoir honte, demander pardon et essayer de résoudre cette situation avec une humilité chrétienne. Et mettre en place toutes les conditions pour que cela ne se reproduise plus. Quelqu’un me dit: «Sainteté, pensez que selon les statistiques, la grande majorité des abus se produisent dans la famille ou dans le quartier ou dans le monde du sport, à l’école». Un seul suffit pour avoir honte! Dans l’Eglise, nous devons demander pardon pour cela; que les autres demandent pardon pour leur part. Ceci est notre honte et notre humiliation.
A cet égard, j’ai été attristé par un autre phénomène: les «adoptions forcées» qui se sont produites ici également en Belgique entre les années cinquante et soixante-dix du siècle dernier. Dans ces histoires douloureuses s’est mélangé le fruit amer d’un crime avec ce qui était malheureusement le résultat d’une mentalité répandue dans toutes les couches de la société, à tel point que ceux qui agissaient conformément à cette mentalité croyaient en conscience faire le bien, tant de l’enfant que de la mère.
Souvent, la famille et d’autres acteurs sociaux, y compris l’Eglise, pen-saient que pour éliminer l’opprobre négatif, qui frappait malheureusement à l’époque la mère célibataire, il était préférable pour le bien des deux, de la mère et de l’enfant, que ce dernier soit adopté. Il y a eu même des cas où certaines femmes n’ont pas eu la possibilité de choisir entre garder l’enfant ou le donner en adoption. Et cela arrive aujourd’hui dans certaines cultures, dans certains pays.
En tant que successeur de l’Apôtre Pierre, je prie le Seigneur pour que l’Eglise trouve toujours en elle la force de clarifier et de ne pas se conformer à la culture dominante, même lorsque celle-ci utilise — en les manipulant — les valeurs dérivées de l’Evangile pour en tirer des conclusions indues, avec leurs lourdes con-séquences de souffrance et d’exclusion.
Je prie pour que les responsables des nations, regardant la Belgique et son histoire, sachent en tirer un enseignement et épargnent ainsi à leurs peuples des malheurs sans fin et des deuils sans nombre. Je prie pour que les gouvernants sachent assumer la responsabilité, le risque et l’honneur de la paix et qu’ils sachent écarter le risque, le scandale et l’absurdité de la guerre. Je prie pour qu’ils craignent le jugement de la conscience, de l’histoire et de Dieu, et qu’ils convertissent leurs yeux et leurs cœurs, en privilégiant toujours le bien commun. A l’heure où l’économie s’est tellement développée, je voudrais souligner que dans certains pays, les investissements qui rapportent le plus sont les usines d’armement.
Majestés, Mesdames et Messieurs, la devise de ma visite dans votre pays est: «En route, avec Espérance». Le fait qu’Espérance soit écrit avec une majuscule me fait réfléchir: cela me dit que cette espérance n’est pas une chose que l’on porte dans son sac à dos pendant le voyage; non, l’espérance est un don de Dieu; peut-être est-elle la vertu la plus humble — disait un écrivain — mais elle est celle qui -n’échoue jamais, qui ne déçoit jamais. L’espérance est un don de Dieu et elle doit être portée dans le cœur! C’est pourquoi je veux laisser ce vœu à vous et à tous les hommes et femmes qui vivent en Belgique: puissiez-vous toujours demander et recevoir ce don de l’Esprit Saint, l’espérance, pour marcher avec Espérance sur le chemin de la vie et de l’histoire.