La politique en tant que chrétiens

La radicalité de la rencontre

25 juillet 2024

«Le pouvoir se concentre autour d'un ennemi». C'est ce qu'a déclaré Carl Schmitt au cœur des ténèbres du xxe siècle. C'est un constat très «réaliste», voire «sage». On peut le faire tous les jours: il semble que la politique ne puisse pas s'émanciper de cette manie de toujours chercher un nouvel ennemi, quelqu'un à qui s'opposer, quelqu'un sur qui rejeter toutes les fautes. C'est la prise en charge de la responsabilité d'autrui, c'est le «jeu des reproches», sport où les êtres humains s'avèrent être des champions, depuis Adam qui rejeta la faute sur Eve et Eve qui rejeta la faute sur le serpent, mais tous les deux, dans le fond, rejetèrent la faute sur Dieu («c'est la femme que tu as mise auprès de moi...»)

A partir de la sagesse de la déclaration de Carl Schmitt, le chrétien est provoqué dans sa conscience à être appelé par une autre sagesse qui vient de Dieu. Fort de sa foi paradoxale pour laquelle le «Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu» (1 Co 1, 23-24), le chrétien est un homme habité par l'espérance, un sentiment bien différent de l'optimiste. Il ne croit donc pas vraiment que la séduction du pouvoir, à laquelle tous les hommes sont soumis, puisse aller jusqu'à enfermer toute la réalité sociale et politique dans ce cercle vicieux qui conduit inexorablement à la lutte, à la violence et à la guerre. Et il oppose cette phrase à une autre, prononcée vingt siècles plus tôt, dans un autre moment sombre de l'histoire, apparemment «pacifique», mais la pax romana d'Auguste était tout sauf un véritable développement et triomphe de la justice et de la paix; et c'est une phrase qui a été prononcée sur une montagne non loin du petit lac de Tibériade, dans une province périphérique du grand empire romain, et qui sonne comme une gifle encore aujourd'hui: «Aimez vos ennemis».

Le dilemme, la croisée des chemins, est toujours là, aujourd'hui. Quelle voie emprunter? La logique de l'ami-ennemi, sachant qu'il restera alors très peu d'amis, ou celle de l'«amour politique» dont parle le Pape François dans Fratelli tutti et qui part du fait que «reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies» (n. 180). Face à ce carrefour se trouve, peut-être aujourd'hui plus qu'hier, la -conscience du chrétien appelé à être le «sel de la terre» et à vivre la dimension politique avec passion et intelligence prophétique, en se souvenant toujours que l'Evangile renverse la logique du pouvoir en le déclinant dans le service. Cet appel est urgent aujourd'hui, peut-être plus qu'hier, car nous assistons quotidiennement à une crise aiguë de la démocratie qui révèle un «cœur blessé», comme l'a dit le Pape le 7 juillet à Trieste, en concluant les travaux de la 50e semaine sociale. Dans ce discours, dense et passionné, le Pape affirmait que «la démocratie exige toujours que l'on passe de la partisanerie à la participation, de l’encouragement au dialogue». Si nous participons de nouveau, la démocratie ressemblera à un «cœur guéri», a déclaré le Pape. Ce sont des paroles précises, opportunes. En effet, les choses ne vont pas dans ce sens: les dirigeants politiques semblent vouloir dialoguer non pas avec les citoyens, mais avec les personnes de leur «clan», à leurs partisans. D'où la polarisation extrême qui se produit, même au niveau électoral, où les pôles s'opposent radicalement et en même temps se «soutiennent», chacun se renvoyant la balle et provoquant un cercle vicieux qui fait monter le ton de l'affrontement à un niveau incandescent et produit un effet répulsif sur les citoyens qui sont de plus en plus distants et dégoûtés par la scène politique. Tout cela finit par produire de l'indifférence, qui, comme le rappelle vivement le Pape, «est un cancer de la démocratie, une non-participation».

A la radicalité de l'affrontement qui surgit en toute occasion, des salles du Parlement aux débats des talk-shows télévisés, jusqu'à la violence aveugle et meurtrière comme celle qui a explosé il y a quelques jours aux Etats-Unis, le chrétien est appelé à répondre par une autre radicalité: la radicalité de la rencontre. A la diabolisation de l'adversaire vu comme un ennemi à abattre, un mal (une «mauvaise herbe») à éradiquer, le chrétien est appelé à proposer un autre style, un style qui fait prévaloir le temps sur l'espace, un style donc «radicalement modéré», non pas pour introduire un «modérantisme», comme s'il s'agissait d'une idéologie opposée aux autres, mais précisément comme un style qui fait de la rencontre, de l'écoute et du dialogue sa raison d'être. Ramener la politique dans son lit d'origine, en tant qu'«organisation de l'espoir», selon les termes de La Pira, cités avec Aldo Moro dans le discours de Trieste. Cet Aldo Moro, si radical dans sa tentative de modération, de médiation, de synthèse vers le haut et vers l'autre, en faveur de l'autre, a payé de sa vie cette radicalité. C'est la radicalité de l'Evangile qui demande aux chrétiens d'être doux, un mot plus correct que «modéré», des hommes qui croient avec passion et ténacité que le chemin du dialogue peut guérir le cœur blessé de la démocratie. (andrea monda)

Andrea Monda