FEMMES EGLISE MONDE

Le mystère de la Vierge vu par les grands cinéastes

Comment raconter
la mère de Jésus

 Come raccontare  DCM-007
06 juillet 2024

Depuis les origines du cinéma, la figure de Marie a surtout été proposée comme deutéragoniste aux côtés de Jésus, destins indissolublement liés par le moment du fiat, depuis La vie et la passion de Jésus-Christ (1898), de Georges Hatot et Louis Lumière jusqu’à Intolérance (1916), de David W. Griffith, père fondateur du cinéma américain. Le risque d’une énonciation tendanciellement hagiographique du personnage est évité par le regard de l’auteur qui, de manière explicite, implicite, paradoxale ou provocante, entre adhésion aux sources et lecture métahistorique, se soustrait aux caractéristiques stylistiques consolidées pour engendrer une image/affection où convergent les plans du visage intensif et de celui réflexif. Il s’agit d’une ascèse du regard qui n’est jamais complaisante, visant à éliminer l’excès des sédimentations expositives du sujet représenté : Marie et son mystère.

En présence de sources qui ne sont pas sur le plan diégétique suffisantes pour la construction d’un biopic – le père Emilio Cordero, jeune prêtre paulinien, l’avait déjà compris dans son Mater Dei (1950), premier film italien en couleur, réalisé l’année sainte où Pie XII proclama le dogme de l’Assomption – le regard de l’auteur est conduit sur des chemins transversaux et interstitiels.

Lorsque le Père Patrick Peyton, prêtre de la Congrégation de la Sainte-Croix, qui avait consacré sa vie à la diffusion de la spiritualité mariale à travers les nouveaux moyens de communication, propose à Roberto Rossellini, lors d’une rencontre à Houston en 1973, de financer un film sur la Vierge Marie, intention originale encore peu connue, le réalisateur, conscient de l’incontournable nécessité d’intégrations non canoniques, comme ce fut d’ailleurs le cas pour les différentes réécritures cinématographiques sur le thème, propose d’inclure Marie dans un long métrage sur Jésus : Le Messie (1975). Le contrat est signé à Saint-Pierre sous la statue de la Pietà et le choix n’est pas fortuit, mais sert à convaincre la commission que représenter tout au long du film Marie jeune, conformément à ce qu’avait affirmé l’écrivain Georges Bernanos, n’aurait pas été scandaleux : « Si Michel-Ange l’a fait, Rossellini peut le faire aussi », rapporte son fils Renzo. La commande mariale initiale n’est pas une exagération, car dans la filmographie du réalisateur, la figure de Marie est souvent présente avec des évocations allusives, une histoire dans l’histoire, un tissu épithélial qui la révèle, et qui se révèle en elle comme dans la pietà inversée de Rome ville ouverte (1945) ou dans Le miracle (1948) dans lequel la grossesse de Nannina (Anna Magnani) est métaphorisée.

L’option de Marie comme deutéragoniste est intensifiée par Pier Paolo Pasolini dans L’Evangile selon saint Matthieu (1964), l’écriture filmique la plus poétique et la plus dense d’un texte sacré, entre ellipses et anachronismes, dans le dédoublement interprétatif Marguerite/Susanne, avec une attention particulière pour les instances sociales en faveur des derniers, comme dans la scène de la fuite en Egypte dans laquelle Marie et Joseph pourraient apparaître, par analogie, comme des réfugiés de la chronique actuelle. L’écart narratif le plus puissant, résultat d’une interpolation de l’Evangile selon Jean, se trouve dans la scène de la crucifixion vue dans le réalisme cru d’un plan subjectif de la Vierge que Pasolini confie à sa propre mère, Susanna, authentique mater dolorosa, compénétrée dans une désolation identique pour la perte de son fils Guido, un tourment qui s’est répété avec la mort de Pier Paolo lui-même. Pour la maternité de Marie, qui apparaît déjà silencieuse et enceinte au début, Pasolini choisit Margherita Caruso, une jeune fille de 14 ans, qui incarnait la typologie décrite dans la préface du scénario : « une jeune fille juive, brune, bien sûr, précisément "du peuple", comme on dit ; comme on en voit des milliers, avec leurs vêtements décolorés [...] leur destin n’est rien d’autre qu’une humilité vivante. Pourtant, il y a en elles quelque chose de royal : et pour cela je pense à la "Madonna incinta" de Piero della Francesca à Sansepolcro : la mère enfant ». Une traversée iconique inoubliable est la vision onirique de la "Madonna di Ognissanti" (Silvana Mangano) dans le Décaméron (1971), une réinterprétation du Jugement dernier de Giotto dans la chapelle Scrovegni, dans laquelle Marie remplace le Christ juge.

Dans le cinéma industriel américain, la relation mère/fils, dans une dimension active et dialoguante, est capturée par Martin Scorsese dans le film controversé La dernière tentation du Christ (1988), tiré du roman de Nikos Kazantzakis, l’un des écrivains les plus brillants du XXe siècle, sur un scénario de Paul Schrader, auteur, entre autres, du livre Transcendental Style in Film : Ozu, Bresson, Dreyer. C’est Marie (Verna Bloom) qui soutient son fils lors de la tentation en l’embrassant et qui pose ensuite la question fondamentale de savoir si c’est le diable ou Dieu. Présente lors de la Cène, c’est elle qui offre la cruche de vin, sur le Chemin de croix, c’est elle qui arrête ceux qui veulent le lapider et le supplie de partir avec elle. Lors de la crucifixion, c’est Jésus qui lui demande pardon d’avoir été un mauvais fils. Rompant les schémas établis, le rôle de la mère s’accomplit dans un contexte de tension troublante entre hallucination et affectivité maternelle.

Le concept d’interstice selon le sémiologue français Roland Barthes fonctionne comme un module interprétatif de Marie dans l’œuvre poétique/spirituelle du cinéaste russe Andreï Tarkovski, non plus comme deutéragoniste, mais comme présence en tant que vibration picturale. Dans L’enfance d’Ivan (1962) dans l’icône de la Mère de Dieu sur le mur d’une maison détruite par les bombes ; dans Andreï Roublev (1966) dans l’église de la Dormition, avec la fresque de la Nativité, reprise en couleur dans le final ; dans Nostalghia (1983) dans la Madonna del Parto de Piero della Francesca pour évoquer la maternité ; dans Sacrifice (1986) dans l’Adoration des Mages de Léonard de Vinci, où Marie est au centre de la composition, tenant l’enfant dans ses bras, pour rappeler le sens premier du film : le salut du monde. Avec Nostalghia, l’écran permet de pénétrer dans la ritualité d’une représentation sacrée, de même que dans l’incomparable naïveté de Acto da primavera (1963), du réalisateur portugais Manoel de Oliveira, considéré comme l’un des plus grands représentants du cinéma européen, où l’itinéraire de la croix se termine par des images soudaines de guerre et de catastrophe nucléaire, et dans la suggestive Nativité de Cammina cammina (1983), d’Ermanno Olmi, toutes deux réélaborées dans l’explicitation de la mise en scène. La simplicité primitive des tableaux vivants de la figure de Marie, confiée à des interprètes non professionnels, a souvent distingué le cinéma d’auteur sur ce thème, le mettant à l’abri de la verbosité et de la spectacularisation des superproductions hollywoodiennes.

La reconnaissance de Marie au sein du cinéma christologique d’auteur est liée à sa déclinaison dans les films d’apparitions et de pèlerinages, dans le premier cas, évocation d’une présence avec d’inévitables criticités expositives, dans le second, représentation d’un parcours individuel/collectif, pénitentiel/votif, résolu dans l’aspect humain comme une itinérance à la recherche de sens.

Il en est ainsi dans La porte du ciel (1944) de Vittorio De Sica, tourné pendant l’occupation allemande de Rome, sur le pèlerinage à Lorette pour implorer un miracle et où le miracle profilmique le plus grand est d’avoir sauvé des centaines de juifs et de persécutés politiques des rafles en les enregistrant comme figurants. Ou dans Les nuits de Cabiria (1957) de Federico Fellini, sur le pèlerinage de prostituées au sanctuaire du Divino Amore pour invoquer la grâce dans une atmosphère de ferveur entre le sacré et le profane, et dans La dolce vita (1960), en transmigrant d’un climat de « religiosité créaturelle » à une chronique de plateau névrotique à coups de flash à la recherche d’un sensationnel de phénomène médiatique. Ou encore dans La Voie lactée (1969), pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, où Luis Buñuel, précurseur du cinéma surréaliste, traite avec sensibilité la figure de Marie (Edith Scob) en particulier dans l’apparition nocturne, après que deux hérétiques ont tiré sur un chapelet pour s’amuser, en en donnant un nouveau, suscitant leur trouble. « Il n’existe pas de mystère plus profond et plus doux – commente le curé – que celui de la Vierge Marie ». Ou encore le plus récent Fatima (2020), de Marco Pontecorvo, centré, sur un plan psychologique, sur le regard des enfants sur Marie et sur « un phénomène extraordinaire qui a uni – comme le prétend le réalisateur – croyants et non-croyants dans un désir commun de paix pendant la Grande Guerre ».

Dans le cinéma de la modernité, le personnage est exploré dans son mystère, au-delà de simplifications et de banalisations, également de manière paradoxale et provocante. Je vous salue Marie (1985), de Jean-Luc Godard, l’un des plus grands représentants de la Nouvelle Vague, en représente le seuil extrême. Qualifié par le père Virgil Fantuzzi de « plus extraordinaire de ses films », il ne s’agit pas de l’actualisation du mystère de l’Incarnation, mais de celui de la naissance de tout homme. A travers un glissement du théologique au mythologique/psychologique, Godard lui-même affirme que le film ne parle pas de Marie, mais d’une femme, du nom de Marie, qui vit un événement exceptionnel et non désiré. Tout en puisant à la tradition mariale, c’est la dimension conflictuelle des rapports de genre et de la relation intérieur/extérieur qui émerge ici.

Dans cet itinéraire sur la figure de Marie et le cinéma, émerge, en même temps que le personnage, la représentation des victimes de l’intolérance et de la guerre, des malades en quête de guérison, des prostituées, des derniers jusqu’aux transfigurations de l’art et des questions cruciales de la contemporanéité, l’intention de dépasser les clichés de l’imagerie dévotionnelle à travers un regard d’auteur.

-Je remercie le producteur cinématographique et réalisateur Renzo Rossellini; la co-scénariste du Messie Silvia D’Amico Bendicò; le réalisateur Marco Pontecorvo pour leur disponibilité à répondre à mes questions.

Tiziana M. Di Blasio
Historienne, professeure du cours de « Cinéma et Histoire. Analyse filmique et interprétation historique », Université pontificale grégorienne – Rivista del Cinematografo