Aux racines du Jubilé

 Aux racines du Jubilé  FRA-015
11 avril 2024

Il est d’usage de faire remonter la réalité germinale du «jubilé» au son d’une corne de bélier: l’écho venait de Jérusalem, il perçait l’air et rebondissait de village en village. Or, dans le texte hébreu de la totalité de l’Ancien Testament, le terme jobel apparaît vingt-sept fois: six fois, il ne fait aucun doute qu’il désigne la corne de bélier, tandis que dans les vingt-et-une autres, il concerne l’année jubilaire. La page-clé de référence est le chapitre 25 du Lévitique. Il s’agit d’un texte complexe, inséré dans le livre des fils de Lévi, donc des prêtres, un livre cérémoniel, contenant des normes précises et minutieuses, qui concernent le rituel propre au temple de Jérusalem.

Une introduction philologique

Le terme jobel résonne principalement dans ce texte, mais on le trouve également au chapitre 27. L’ancienne version grecque de la Bible, traditionnellement connue sous le nom de Septante, au lieu de traduire le mot jobel par le calque «jubilé», année jubilaire, a préféré recourir à un canon interprétatif: áphesis, qui en grec signifie «rémission», «libération» ou encore «pardon». Ce terme sera très important pour Jésus, parce que, comme nous le verrons, il ne parle pas de jubilé, mais utilise dans le grec de Luc précisément le terme áphesis. Plus encore, dans le Nouveau Testament, le terme «jubilé» n’apparait jamais.

Les Septante, ces anciens traducteurs de la Bible, sont donc passés d’un aspect essentiellement cultuel et sacral (la célébration de l’année jubilaire qui commence au son de la corne de bélier à une date bien précise, en relation avec la solennité de Yom Kippour, c’est-à-dire de l’Expiation du péché d’Israël), à un concept éthique, moral, existentiel: la remise des dettes, la libération des esclaves (qui était le contenu du jubilé). Le thème du jubilé s’est donc déplacé du langage et de l’acte liturgique vers le langage et l’expérience éthique et sociale. Cet élément est important même aujourd’hui pour ne pas réduire le jubilé chrétien à une simple célébration ou rituel, mais pour le trans-former en un paradigme de vie chrétienne.

Certains érudits ont pensé que le terme jobel ne doit pas être lié au son de la corne de bélier, mais à la racine hébraïque jabal, qui signifie également «différer, restituer, renvoyer». Cette interprétation semble toutefois un peu forcée parce que le mot «renvoyer» n’indique pas nécessairement la libération, il n’a pas l’ampleur du terme grec áphesis mentionné ci-dessus, repris avec une insistance particulière par Jésus lui-même. D’autres tentatives philologiques ont proposé des explications différentes, mais il faut reconnaître que le point de départ est une donnée rituelle. Cela suppose le son de la corne de bélier qui marquait le début d’une année particulière, le dixième jour du mois d’automne de Tishri, correspondant approximativement à nos mois de septembre-octobre, le mois où tombait également Yom Kippour.

Il est intéressant de noter que dans la langue phénicienne, d’une certaine manière la sœur aînée de l’hébreu, cette même racine, c’est-à-dire les trois consonnes qui sont à la base du mot jobel, c’est-à-dire jbl, indique le «bouc», une composante importante précisément de Yom Kippour. Il ne fait donc aucun doute que le son du cor, sa fonction de marquer un temps sacré, soit à la base du terme «jubilé», mais il ne faut pas oublier la ten-sion qui conduit vers l’autre pôle, celui de la traduction grecque: il ne s’agit pas seulement d’un rite, c’est un élément qui doit avoir un impact profond sur l’existence d’un peuple. Après cette introduction, essayons de réunir et d’illustrer quelques thèmes fondamentaux du jubilé, qui semblent en quelque sorte s’entremêler.

Le repos de la terre

Selon le texte biblique, le premier thème original est le «repos» de la terre. Selon le schéma sabbatique, par lequel le temps était mesuré dans la tradition biblique, on laissait la terre reposer tous les sept ans. Selon les indications de Lévitique 25, la terre devait reposer également pendant l’année jubilaire, qui suivait sept semaines d’années, c’est-à-dire à la cinquantième année. Cet engagement semble plutôt impensable et difficile à mettre en œuvre. Il est possible de laisser la terre reposer pendant un an, surtout dans une civilisation comme celle de l’ancien Moyen-Orient, où les exigences étaient bien moindres que les nôtres et la vie beaucoup plus frugale. Mais laisser reposer la terre deux années de suite (la quarante-neuvième sabbatique et la cinquantième jubilaire), dans une économie essentiellement agricole, aurait mis en danger la survie elle-même. C’est pourquoi, soit on faisait coïncider l’année jubilaire avec la septième année du septième groupe, soit on trans-formait le jubilé dans une espérance, un signe utopique, un regard au-delà du mode de vie habituel, plutôt que dans une réalisation concrète.

Laisser reposer la terre, signifie ne pas la semer et ne pas en récolter les fruits. Ce choix, d’une part, nous fait découvrir que la terre est un don, car, même si en petites quantités, elle parvient toujours à produire quelque chose. Ses fruits seront plus maigres, mais ils ne manqueront pas. On se souviendrait ainsi que les cycles de la nature dépendent non seulement du travail de l’homme, mais aussi du Créateur. C’est le souvenir d’un autre primat, celui de la transcendance. D’autre part, à cette époque, l’on cherchait à dépasser la propriété privée et tribale, car chacun pouvait prendre de la terre ce qu’elle offrait, sans respecter les frontières et les clôtures du cadastre. C’est, en pratique, la reconnaissance de la destination universelle des biens en raison de laquelle tout est à la disposition de tous.

Ce thème peut également acquérir une grande importance dans la société d’aujourd’hui. L’humanité peut y être représentée par une table dressée à laquelle sont assis d’une part certains qui ont une quantité exagérée de biens, et d’autre part, le reste des peuples, une multitude qui regarde et ne profite que des rebuts et des miettes. Il n’y a plus l’idée de la disponibilité universelle des biens, qui précède toute propriété privée. Dans cette optique, il est suggestif de se tourner vers les réflexions proposées à ce sujet par l’encyclique Laudato si’ du Pape François.

La remise des dettes
et la restitution des terres

Le deuxième thème, tout aussi original, est celui de la remise des dettes et de la restitution in pristinum (au propriétaire d’origine) des terres aliénées et vendues. Dans la perspective biblique, la terre n’était pas une possession individuelle, mais des tribus et des familles claniques, dont chacune avait son propre territoire particulier. Il leur avait été donné lors de la célèbre répartition de la terre ayant suivi la conquête de Canaan, comme nous le lisons dans le livre de Josué (13-21). Chaque fois que, pour des raisons diverses, le clan perdait ses terres, la division voulue par Dieu était en quelque sorte rompue. Avec le jubilé, c’est-à-dire tous les demi-siècles, la carte de la terre promise était reconstruite, telle que Dieu l’avait voulue, par le don divin du partage du pays entre les tribus d’Israël. A ce moment-là, tout le monde avait reçu sa part, à l’exception de la tribu de Lévi, qui vivait des contributions offertes par les autres tribus pour son service au temple.

Il en était essentiellement de même pour les dettes. Au début du jubilé, tout le monde était égal, avec le même peu de biens. Par la suite, cependant, certains avaient perdu leurs biens par malheur, d’autres par paresse ou par incapacité. Après cinquante ans, l’on décidait de revenir au point de départ, en veillant à ce que tous se trouvent à un niveau absolu, idéal, utopique, de communion des biens dans l’égalité. Tout redevenait commun et était distribué aux différentes tribus. De cette façon, chaque famille retrouvait ses biens, ses terres et tous ses enfants.

Dans un appel tiré du Deutéronome, ce renouveau social est continuellement proposé au juif pour qu’il le considère comme le modèle social à vivre, tout en étant conscients qu’il s’agit d’un projet idéal ne pouvant jamais être réalisé pleinement. En effet, dans le Deutéronome, nous lisons: «Qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. (…) Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d’entre tes frères? Tu n’endurciras pas ton cœur ni ne fermeras ta main» (15, 4.7). Un choix qui n’est pas seulement une adhésion idéale à la fraternité et à la solidarité, mais qui implique l’apport concret de la «main», c’est-à-dire l’action, l’engagement social concret. Rappelons-nous le profil de la communauté chrétienne de Jérusalem dans laquelle, comme le rappelle Luc à plusieurs reprises dans les Actes des apôtres, — «Nul ne disait sien ce qui lui appartenait,  mais entre eux tout était commun» (4, 32).

La libération des esclaves

Le troisième thème structurel du jubilé biblique est tout aussi incisif et important. L’année jubilaire ne concernait pas seulement la remise des dettes, mais aussi la libération des esclaves. Le livre d’Ezéchiel (46, 17) parle du jubilé comme de l’année de l’affranchissement, de la rédemption, l’année où ceux qui étaient partis servir pour survivre à la pauvreté retournaient chez eux leurs dettes remises et se réappropriaient de leur terre et de leur liberté. On redevenait le peuple de l’exode, le peuple libéré de la chape de plomb de l’esclavage et des discriminations.

Dans ce cas également, il s’agissait d’une proposition idéale, destinée à créer une communauté où il n’existerait plus de prévarications des uns sur les autres, plus de fers aux pieds et où l’on pourrait marcher unis vers un but commun. Il est évident que son contenu reste pertinent à l’heure actuelle où il existe un nombre infini de formes d’esclavage: les toxicomanies, la traite des prostituées, l’exploitation des enfants dans le travail ou le sexe et la pédopornographie et bien d’autres formes féroces d’assujettissement. On peut aussi penser à tous ces peuples qui sont pratiquement esclaves des superpuissances, parce que leurs dettes les rendent absolument incapables d’être les arbitres de leur propre destin; l’activité de certaines multinationales est souvent une véritable forme de tyrannie économique qui opprime certaines nations et sociétés.

Le retentissement de la parole jubilaire de liberté a donc une grande signification à notre époque également, et cela d’autant plus si l’on con-sidère l’appel à la libération de type intérieur. Il est possible, en effet, d’être libres à l’extérieur, mais intérieurement asservis par des chaînes invisibles, telles que le conditionnement social de la communication de masse, la superficialité, la vulgarité et les dépendances de l’infosphère. Dans un passage du livre de Jérémie (34, 14-17), le prophète explique avec force l’effondrement et l’asservissement de Jérusalem et de la Judée par les Babyloniens en 586 av. j.-c. , comme étant le jugement de Dieu parce que les juifs n’avaient pas libéré les esclaves à l’occasion du jubilé. L’égoïsme avait empêché le grand principe de la liberté d’être pratiqué et, par conséquent, Dieu avait appliqué une sorte de punition par compensation en asservissant Israël.

Le jubilé de Jésus

Selon l’Evangile de Luc, au début de sa prédication publique, le Christ était entré dans la modeste synagogue de son village, Nazareth. Ce samedi-là, on lisait un texte d’Isaïe (61) et c’était à lui de le proclamer et de le commenter. Par ces paroles, il s’était présenté comme envoyé par le Père pour inaugurer un jubilé parfait qui devait se prolonger dans tous les siècles à venir et que les chrétiens auraient dû célébrer en esprit et en vérité: «L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur» (Lc 4, 18-19). Voilà l’autre racine — outre celle de l’Ancien Testament — du jubilé chrétien.

Selon les paroles de Jésus, l’horizon de l’Année Sainte devient le paradigme de la vie du chrétien, qui s’étend et embrasse toutes les souffrances qui constituent le programme de la mission du Christ et de l’Eglise. L’«année de grâce du Seigneur», c’est-à-dire de son salut, comprend quatre gestes fondamentaux.

Le premier, c’est «évangéliser les pauvres»: le verbe grec est précisément celui qui se base sur le mot évangile, la «bonne nouvelle», le -«joyeux message» du Royaume de Dieu. Les bénéficiaires sont les pauvres, c’est-à-dire les derniers de la terre, ceux qui n’ont pas en eux-mêmes la force du pouvoir politique et économique, mais dont le cœur est ouvert à l’adhésion à la foi. Le jubilé a pour but de ramener au centre de l’Eglise les humbles, les pauvres, les misérables, ceux qui, extérieurement et intérieurement, dépendent des mains de Dieu et de celles de leurs frères.

La liberté est le deuxième geste jubilaire, et comme nous l’avons vu, elle faisait déjà partie du jubilé d’Israël. Mais Jésus se réfère aussi aux prisonniers aussi bien au sens strict que métaphorique, et anticipe ici les paroles qu’il répétera dans la scène du jugement à la fin de l’histoire: «J’étais prisonnier et vous êtes venus me voir» (Mt 25, 36).

Le troisième engagement, c’est rendre «la vue aux aveugles», un geste que Jésus a souvent accompli au cours de son existence terrestre: pen-sons seulement au célèbre épisode de l’aveugle-né (Jn 9). Selon l’Ancien Testament et la tradition juive, c’était le signe de la venue du Messie. En effet, dans l’obscurité qui enveloppe l’aveugle, il n’y a pas seulement l’expression d’une grande souffrance, mais aussi un symbole. Il existe une cécité intérieure qui ne coïncide pas avec la cécité physique, et c’est l’incapacité de voir en profondeur, avec les yeux du cœur et de l’âme. Une obs-curité difficile à dissiper, peut-être plus que l’aveuglement physique, et qui s’empare de tant de personnes dans l’âme desquelles il faut faire pénétrer un rayon de lumière.

Enfin, comme quatrième et dernier engagement, on propose la libération de l’oppression, qui n’est pas seulement l’esclavage que l’on mentionnait ci-dessus au sujet du jubilé juif, mais inclut toutes les souffrances et tous les maux qui oppriment le corps et l’esprit. C’est ce à quoi rendra témoignage tout le ministère public du Christ. Le but idéal du véritable jubilé chrétien est donc cette tétralogie spirituelle, morale et existentielle.

Gianfranco Ravasi