«Il m'est beaucoup plus difficile de rester immobile ici que sous les bombes à Gaza», nous raconte le père Gabriele Romanelli, 54 ans, argentin de naissance, curé de Gaza, que nous rencontrons au palais du patriarcat de Jérusalem. Il est prêtre de la Congrégation religieuse du Verbe Incarné. Il exerce son activité pastorale à Gaza depuis 18 ans. Le père Gabriele s'était rendu à -Bethléem pour acheter des médicaments pour une religieuse et depuis le 7 octobre, il est loin de son peuple qu’il suit. «J'aimerais y retourner tout de suite mais c'est évidemment impossible».
Père Gabriele, racontez-nous: comment était la vie quotidienne à Gaza jusqu'au 7 octobre?
Ce n'était pas une vie paisible. L’ordinaire dans l’extraordinaire. Aujourd’hui, on dit que la guerre a commencé le 7 octobre, mais nous avons toujours connu un climat de guerre. Bien sûr, ce n’était pas aussi tragique que ce que nous subissons actuellement, mais à Gaza, il est courant de vivre entre les sirènes et les explosions.
En plus du père Youssouf et de moi, il y a les religieuses de notre congrégation, puis cinq sœurs de Mère Teresa, qui font depuis 50 ans un travail extraordinaire auprès des malades et des porteurs de handicap notamment, et enfin les sœurs du Rosaire de Jérusalem qui travaillent à l'école et à la paroisse. Depuis 2009, depuis que je suis curé de Gaza, j'ai vu tellement de guerres qu’il m’est impossible d’en dire le nombre; certaines n’ont duré que deux ou trois jours, c’est pourquoi les statistiques ne les «comptent» pas comme des guerres. C'est une vie qui semble un récit surréaliste, car d'un côté, il y a toutes les activités que l'on trouve partout dans le monde, des bureaux, des entreprises, des magasins, et de l'autre côté, de temps en temps, les sirènes, les bombes, l’impossibilité de se déplacer librement vous rend la vie impossible.
Notre vie de religieux suivait également cette dichotomie: d'une part la messe quotidienne, l'heure de l'adoration eucharistique, les soins spirituels, et de l'autre, une intense activité sociale d'assistance aux personnes qui souffrent, aux pauvres et aux jeunes, souvent jusqu'à 23h00. Et puis l'activité éducative, aussi réduite soit-elle, la communauté catholique gère trois écoles, fréquentées majoritairement par des musulmans.
Quelle est la situation sociale de la communauté catholique de Gaza en général?
C’est difficile à dire car, malgré leur nombre réduit, les chrétiens sont divisés en trois groupes, selon leur origine. Le premier groupe est celui des Palestiniens qui ont toujours vécu à Gaza, ils sont généralement relativement riches, commerçants et professionnels; un groupe qui a diminué au fil des années parce que beaucoup d’entre eux ont émigré. Un deuxième groupe est celui des réfugiés arrivés après la guerre de 1948: ils sont venus de Jérusalem, de Tel Aviv, de Jaffa, d'Ashkelon, certains d'entre eux ont réussi à se créer une place dans la société même s'ils sont arrivés comme réfugiés avec seulement une valise. Quand ils sont arrivés, ils ont été aidés à s’intégrer par l’Eglise catholique; en effet, aujourd'hui encore (il ne reste plus que 11 familles), ils vivent dans un petit quartier appelé «quartier chrétien», où se trouvent les sièges de Caritas et du Centre Thomas d'Aquin pour la formation des jeunes chrétiens. Ils ont d'abord été hébergés dans l'église; il y en a quelques-uns, aujourd'hui âgés, qui sont nés dans l'église ou dans la cour située devant. Il existe ensuite un troisième groupe, plus récent, arrivé en 1993, il y a 30 ans. Après les accords d'Oslo, Arafat a envoyé un certain nombre de fonctionnaires publics à Gaza, beaucoup desquels étaient chrétiens, pour assurer la gestion administrative de la bande de Gaza sous le gouvernement de l' olp . Lors du changement de gouvernement en 2007, étant fidèles à -Mahmoud Abbas, ils ont été démis de leurs fonctions et aujourd’hui, tout en restant des employés du gouvernement central de Ramallah, ils ne reçoivent qu'une partie de leur salaire; depuis 16 ans, ils constituent le segment le plus faible de la communauté. Oui, peut-être que le statut social des chrétiens de Gaza est lé-gèrement meilleur que celui des autres habitants de la bande, mais cela est principalement dû au réseau d'assistance sociale mis en place par l'Eglise. L’Eglise catholique est petite mais très efficace en matière d’aide.
Petite, à quel point? Combien y a-t-il exactement de chrétiens à Gaza?
Je dresse les statistiques tous les ans à Noël, en les tirant des registres paroissiaux. L’année dernière, il s’est avéré que nous étions 1.017 chrétiens. Parmi eux, il n’y a que 135 catholiques latins, y compris les religieux. Ensuite, il existe toute une gamme de variations: il existe de nombreux mariages mixtes entre latins et ortho-doxes, des orthodoxes qui se considèrent catholiques, de nombreux orthodoxes participent à nos groupes paroissiaux; nous avons dix groupes paroissiaux. Notre Eglise est déjà œcuménique, d’un œcuménisme par le bas, plus répandu et plus enclin aux débats théologiques. Nous sommes donc au total un millier de personnes sur une population de près de deux millions et demi d'habitants: disons, le 0,00 quelque chose. Malgré ce petit nombre, nous avons, comme je le disais, trois écoles et plus de dix ambulances équipées par Caritas. Considérez que pendant la pandémie, plus de 60% des cas de Covid à Gaza ont été traités par notre Caritas, plus que le ministère de la santé de Gaza et celui du gouvernement central. Nous avons trois œuvres caritatives: deux maisons des sœurs de Mère Teresa pour les porteurs de handicap, une pour les enfants et une pour les adultes. Puis nous avons un foyer pour ceux que nous appelons les «enfants papillons», c'est-à-dire les enfants atteints d'épidermolyse bulleuse, qui est un syndrome, sans possibilité de guérison, qui fragilise la peau au point de saigner et de former des ampoules sur tout le corps. Il s’agit d’une pathologie génétique provoquée par l’endogamie: en Palestine, les mariages consanguins sont encore fréquents. Et puis Caritas, le groupe Saint-Antoine pour les pauvres; bref, de nombreuses initiatives pour soutenir les plus pauvres et les malades. Evidemment, toutes ces activités ne s'adressent pas seulement à notre petite communauté, mais à l'ensemble de la population, quelle que soit son appartenance religieuse. Tout le monde en profite.
De ce point de vue, je voudrais vous demander: comment les catholiques sont-ils perçus par la majorité musulmane?
Ils sont généralement bien considérés et appréciés. J’espère que cette guerre ne portera pas également atteinte aux relations antérieures entre les personnes. Je peux dire que nous n’avons jamais eu de problèmes majeurs dans les relations interreligieuses. Quelques manifestations de radicalisme ne nous ont jamais causé de réels dégâts.
Vous vivez à Gaza depuis de nombreuses années, pouvez-vous nous raconter comment vous avez vu l’islamisation progressive du conflit? Les Palestiniens n’avaient pas de tradition fondamentaliste dans leur passé.
Ce que vous dites est vrai, même dans mon expérience à Gaza, j'ai pu observer ce processus. Un processus qui toutefois a commencé lors des derniers temps de la gestion de l’Autorité palestinienne. Je me souviens qu'immédiatement après la prise du pouvoir, le groupe dirigeant actuel imposa l’observance du Haram, c'est-à-dire des interdictions prévues dans le code de comportement islamique. Puis avec le temps, notamment après la perte du pouvoir des Frères musulmans en Egypte, la pression s’est atténuée. Cependant, vous devez -considérer — je le dis en particulier pour vos lecteurs occidentaux — qu'à travers tout le Moyen-Orient, il existe une perception différente du fait religieux. Les gens ici sont beaucoup plus religieux, comme je le dis parfois: au Moyen-Orient, même les athées sont croyants. Dans le passé que vous avez mentionné plus tôt, par exemple, parmi les dirigeants palestiniens, il y avait des communistes convaincus qui étaient aussi des chrétiens fervents et pieux. Quand j'étais à Beit Jala, il y avait un dirigeant communiste coriace qui, chaque fois qu'il me rencontrait, s'inclinait et voulait me baiser la main. Je lui disais: «Qu'est-ce que tu fais?» et il me répondait: «Mais père, cette main élève chaque matin la coupe du Seigneur, le Sang du Christ!». Le Moyen-Orient est ainsi. Maintenant, pour revenir à votre question, je ne saurais vous dire dans quelle mesure l'islamisation de la société s'est produite, que ce soit par convention ou par imposition, la seule chose que je peux vous dire, c'est que certaines radicalisations se nourrissent également de l'injustice des conditions de vie.
Essayez de me comprendre. Etre né à Gaza ne peut pas être considéré comme un crime. Seize ans d'embargo. C'est comme être en prison. Il n'y a eu que quelques portes de sortie vers l'Egypte, mais pourquoi devoir émigrer en Egypte si vos relations familiales sont à Bethléem, Jérusalem, Hébron? Je suis conscient que la situation dans son ensemble est complexe et difficile, mais si le premier problème, celui de la liberté de circulation des personnes reste sans solutions, tous les autres deviennent mineurs.
Et si en tête de liste il y a la paix, c’est encore pire. Une vie pacifique est impossible. Chaque jour, vous ne savez pas si vous pourrez aller au travail ou à l'école le lendemain. Et chaque jour, on ne sait pas quand l’électricité sera rétablie. Car, déjà dans des conditions «normales», nous n’avons que quatre heures d’électricité par jour. Vous ne savez pas quand cuisiner, allumer la machine à laver, recharger votre téléphone, regarder les informations à la télévision, et chaque jour ces quatre heures changent, elles ne sont jamais les mêmes. Tout le monde à Gaza essaie d’auto-produire de l’énergie avec des énergies renouvelables, mais les bombardements ont détruit les installations sur les toits. A l'église, nous avons de la chance parce que nous avons huit heures d’électricité, parce que nos toits sont couverts de panneaux solaires, et les gens viennent à l'église pour recharger leur téléphone. Comprenez-vous ce que signifie vivre 16 ans avec quatre heures d’électricité par jour? Peut-être de 4h00 à 7h00 du matin. Et puis, un autre chapitre: l'eau. Peu abondante et mauvaise. La plupart de la population de Gaza a un problème d'eau. Bref, la vie «ordinaire» à Gaza n’est pas du tout «ordinaire».
Nous parvenons occasionnellement à communiquer avec vos fidèles à Gaza lorsque les lignes sont actives. Et il est terrible de voir ces 700 hommes, femmes, personnes âgées et enfants entassés dans l'église depuis maintenant 32 jours.
Au début, ils étaient environ 500, après le bombardement de l'église orthodoxe de Saint-Porphyre, 200 autres les ont rejoints. Avec ces bombardements, notre communauté est devenue encore plus petite: comme je vous le disais, nous étions 1.017, maintenant nous sommes 999. Dix-huit ne sont plus parmi nous, ils sont morts sous les décombres des «dommages collatéraux». Je les connaissais tous les dix-huit, je connaissais leurs histoires, leurs vies, leurs liens affectifs. Les appels téléphoniques du Pape François ont pour tous une énorme valeur d’encouragement.
Il vous a parlé aussi.
Oui, et il m'a parlé avec l'attention et la préoccupation d'un père. Etant Argentins (et c'est le seul sourire de cette conversation, ndlr), nous avons parlé en porteño.
Etre une minorité est difficile partout, mais être une minorité au -Moyen-Orient est encore plus difficile, et être une minorité à Gaza est encore encore plus difficile. La majorité autour de nous ne nous est pas hostile, mais elle ignore notre existence.
Notre paroisse porte le nom de la Sainte-Famille, car cette bande de terre a été foulée par les pas de Jésus, Marie et Joseph, fuyant vers l'Egypte. Et aujourd’hui, nous aussi, nous fuyons la peur, l’oppression.
de Jérusalem
Roberto Cetera