FEMMES EGLISE MONDE

Point théologique
Le poids ecclésiologique, éthique et missionnaire de la « marge »

Aux frontières de la terre

 Ai confini della terra  DCM-008
02 septembre 2023

L’œuvre de John P. Meier Un juif marginal. Repenser Jésus Christ a connu une grande fortune. Publiée entre 1991 et 2016, il s’agit de la recherche monumentale (cinq volumes, chacun d’une centaine de pages) du prêtre catholique américain – bibliste, décédé à l’âge de 80 ans le 18 octobre 2022, avant d’achever le sixième volume – qui nous fait considérer pour la première fois Jésus de la façon dont ont dû le considérer ses contemporains – « un juif marginal » – titre délibérément provocateur.

Le thème de la marginalité et, de façon toute particulière, de la marginalité de Jésus, a animé des débats enflammés entre experts de textes bibliques. Pour Maria-Luisa Rigato, comme moi bibliste théologienne, et catholique romaine authentique, la première femme à avoir eu accès immédiatement après Vatican II à l’institut pontifical biblique et qui sentait tout le poids spécifique de cette universalité à laquelle renvoie précisément la qualification de « catholique », il était difficile d’accepter la réduction de l’Eglise à la marginalité et, encore plus, l’attribution à Jésus de Nazareth du statut de « marginal ».

La catégorie des « marges » est en effet une catégorie qui est entrée de plein droit dans le discours public, et également théologique et ecclésial, mais précisément pour cela, il est nécessaire de la manier avec beaucoup de soin.

Outre décrire une place sociale ou religieuse, elle contient en effet une forte charge idéologique et véhicule des concepts contradictoires. Elle indique l’exclusion ou l’inclusion. Et, même si elle ne se retrouve pas explicitement dans l’Evangile, la terminologie de la marginalité en définit bien la parabole.

Jésus de Nazareth n’a surmonté qu’occasionnellement la limite au sein de laquelle il a inscrit sa mission parce qu’il sentait qu’il n’avait pas été « envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël » (Matthieu 15, 24), mais il a prétendu de toutes ses forces remettre au centre du peuple tous ceux qui, pour les raisons les plus diverses, avaient été poussés hors des marges établies par l’institution : malades, pécheurs, enfants, femmes. En outre, à partir du mandat du Ressuscité de faire « de tous les peuples des disciples » (Matthieu 28, 19), tout au long de l’histoire de l’Eglise, la mission chrétienne est  toujours allée au-delà du centre, qu’il s’agisse de Jérusalem, Antioche ou Rome, jusqu’à atteindre « les confins de la terre » (Ac 1, 8), en cherchant toujours, dans toutes les situations, à ne pas négliger les marginalisés, les pauvres, les veuves, les malades.

 La « marge », en somme, peut être considérée comme une catégorie théologique incontournable en raison de son poids ecclésiologique, éthique et missionnaire. Il indique un mouvement dans le même temps centrifuge et centripète, une dynamique intrinsèque à l’Evangile lui-même et à l’histoire de sa diffusion dans le monde.

Si, pendant de nombreux siècles, le mouvement a été principalement centrifuge parce que les disciples du Ressuscité ont franchi frontière après frontière, réussissant à contribuer, de façon plus ou moins importante, à surmonter des formes de marginalité sociale outre qu’ecclésiale, aujourd’hui, l’Eglise catholique romaine vit de puissants courants centripètes.

La mondialisation progressive du collège épiscopal et du pontificat a fait que c’est des terres, des cultures et des Eglises vers lesquelles s’étaient aventurés les missionnaires chrétiens que provient aujourd’hui l’élan à faire entendre sa voix au centre de l’Eglise. Une voix théologique, liturgique, spirituelle, qui vient de communautés de croyants jusqu’à présent marginales dans lesquelles toutefois l’Evangile de Jésus est arrivé et a pénétré parce que le Verbe continue jour après jour à se faire chair et à faire de son peuple tout peuple de la terre (cf. Jean 1, 14). L’épisode du « juif marginal » est une parabole qui se répète et continuera de se répéter, en composant de façons toujours nouvelles la dynamique entre centripète et centrifuge. Le Pape François est le témoin et l’emblème de tout cela. C’est sur cela, et non sur des chamailleries intestines, que lui sera conférée sa place dans la grande histoire. Sa vie familiale d’émigration et personnelle de vocation est la métaphore d’un monde dans lequel le rapport centre-périphéries est désormais profondément changé.

L’histoire enseigne également aux Eglises que les marges sont des seuils qui peuvent être traversés dans tous les sens. Mais les traverser n’est jamais indolore.

Que signifie par exemple pour une Eglise romaine catholique, qui a toujours uniquement exporté ses propres convictions et ses propres coutumes, de se mettre à l’écoute de la théologie qui vient des « frontières de l’empire », accueillir les instances qui viennent des « Eglises marginales » ?

 Mais encore : que signifie pour les communautés chrétiennes présentes dans le monde de surmonter les nombreuses formes de marginalisation dues aux inégalités, c’est-à-dire rappeler de ce côté des marges au-delà desquelles la vie les a poussés, les pauvres avant tout, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes ou de peuples entiers ? Qui sait combien de générations seront nécessaires pour décliner le terme « synodalité ». Mais François a indiqué la voie et tente de la tracer. Il suit son rêve d’une Eglise, mais aussi d’une humanité, dans laquelle toutes les voix peuvent chanter dans le même chœur.     

Marinella Perroni