FEMMES EGLISE MONDE

Ce mois-ci
La crise ne nivelle pas les genres. L’analyse d’une économiste

La double pauvreté
des femmes

 La duplice povertà delle donne  DCM-010
05 novembre 2022

Pauvreté est un terme complexe. Il possède des acceptions à la fois négatives et positives : il est associé au manque et à la privation, mais également à la béatitude et à l’aspiration de vie. Le pauvre doit être compati, il est coupable de sa condition, ou encore c’est un saint qui a compris le secret d’une vie heureuse. C’est une personne qu’il faut aider, ou bien un exemple à imiter. 

L’économiste iranien Majid Rahnema, dans son livre Quand la misère chasse la pauvreté, identifie cinq formes de pauvreté :

« La pauvreté que ma mère et mon grand-père soufis s’étaient choisis, à l’instar des grands pauvres du mysticisme persan. Celle de certains pauvres du quartier dans lequel j’ai passé les douze premières années de ma vie. Celle des femmes et des hommes d’une société en voie de modernisation, femmes et hommes dont le fruit du travail ne permettait jamais de suivre la course aux besoins créés par la société. Celle provenant des insupportables privations subies par une multitude d’humains acculés à des misères humiliantes. Celle, enfin, représentant la misère morale des classes possédantes et de certains milieux sociaux croisés tout au long de ma carrière professionnelle » (2004, Babel).

Cinq formes de pauvreté, mais pas toutes des malédictions ; certaines même des voies de bonheur. Il y a en effet pauvreté et… pauvreté. Le titre original du livre de l’économiste iranien est beaucoup plus éloquent que sa traduction en italien : Quand la misère chasse la pauvreté. Dans certaines circonstances, en effet, la misère est tellement grave qu’elle rend impossible de vivre la pauvreté entendue comme vertu librement choisie : si je n’ai pas d’argent pour nourrir mes enfants, ou pour les soigner, il est impossible de choisir une vie sobre et généreuse. « Pour l’homme ayant l’estomac vide, la nourriture devient Dieu », disait Gandhi ; et quand l’homme est dans une telle condition, il devient facilement esclave de qui lui promet cette nourriture. L’économiste Alfred Marshall s’exprimait lui aussi ainsi en 1890 : « Il est vrai que même un homme pauvre peut atteindre le bonheur suprême dans la religion, dans les liens familiaux et dans l’amitié. Mais les conditions qui caractérisent la pauvreté extrême tendent à tuer ce bonheur ». Nous pourrions donc dire que la pauvreté est une bénédiction et la misère en revanche une malédiction. La misère doit donc être combattue, la pauvreté peut devenir un idéal de vie, qui conduit au bonheur. Ce dernier lien est difficile à comprendre : pourquoi se priver volontairement de biens et de richesses peut rendre heureux ? « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6, 20). Les pauvres font l’expérience du royaume des cieux déjà ici-bas : « Un royaume où l’on connaît la providence, dont seuls les pauvres font l’expérience : la providence est pour Lucie, pas pour don Rodrigo. Les fêtes les plus belles sont les fêtes de pauvres : sans doute n’y a-t-il sur terre rien de plus joyeux que les mariages et les naissances célébrés par les pauvres au milieu des pauvres » (Luigino Bruni, « Avvenire » 2015).

Femmes et pauvres : une double marginalisation

Malheureusement, même quand nous parlons de misère et d’être contraints à une vie pauvre, nous devons constater qu’il existe des différences entre hommes et femmes : pas même la misère ne nivelle les genres. J’ai récemment rencontré une femme qui a travaillé pendant 13 ans comme auxiliaire de vie, sans aucune protection sociale : à présent, elle est au chômage, sans possibilité de retraite, à la recherche désespérée d’une opportunité, et donc prête à rester invisible pour avoir de quoi manger. Ici se pose la question de l’autonomie financière moindre des femmes, qui les expose à une plus grande fragilité face à des événements malchanceux. La majorité des femmes ne possède pas de compte en banque, si elles sont mariées elles ne sont pas titulaires des comptes et, ayant moins de pratique, elles sont également moins compétentes dans ces domaines. Mais malheureusement, il existe une corrélation bien documentée entre l’autonomie financière et la violence domestique : les femmes les plus sujettes aux violences domestiques sont celles qui n’ont pas la liberté et l’autonomie de s’éloigner de maris violents. Le phénomène de la violence est désormais connu, mais il existe beaucoup d’autres milieux dans lesquels les femmes ne sont pas connues et reconnues, surtout quand elles risquent l’appauvrissement et l’exclusion.

Parfois, en effet, les données que nous rassemblons déforment la réalité, souvent parce que pensées par des hommes et ayant l’homme comme norme. C’est la thèse de Caroline Criado Perez, qui dans son livre  Invisible women: exposing data bias in a world designed for men (Chatto & Windus, London 2019), cite de nombreux exemples de la façon dont les statistiques ne voient pas la spécificité et les exigences des femmes, et présentent donc un cadre déformé de la réalité. Si ensuite, les politiques se basent sur ces données, il va de soi que les femmes ont une vie plus difficile. Selon l’auteure, les femmes sont invisibles dans la vie quotidienne : pensons au travail domestique (associé aux femmes) qui est considéré comme un phénomène normal ; dans la planification des villes : combien de plans urbanistes tiennent compte de qui se déplace normalement pour faire les courses ? ; sur le lieu de travail : l’écart salarial entre homme et femme pour l’accomplissement de tâches identiques est désormais bien connu ; dans la technologie : pour ne citer qu’un exemple, le logiciel de dictée de Google déchiffre les paroles des hommes avec une probabilité de 70 % supérieure à celle des femmes ; dans le domaine médical : prendre le corps de l’homme comme modèle et objet d’étude conduit, aujourd’hui encore, à un nombre majeur de diagnostics erronés pour les femmes, et limite la recherche sur des pathologies typiques de la femme.

Si nous nous rappelions plus souvent que l’être humain est homme et femmes, les actions de lutte contre la misère seraient également plus efficaces.

La pauvreté est un choix uniquement quand on a vaincu la misère

En revenant à la différence entre pauvreté et misère, il est important de reconnaître un lien entre ces deux conditions : seul qui choisit librement un style de vie pauvre, seul qui renonce aux biens et fait l’expérience de la condition de pauvreté, peut aider les victimes de la misère à se relever. Tout ce qui, en revanche, va du haut vers le bas, et considère la condition de privation uniquement comme un problème à résoudre, n’aura jamais les bonnes clés pour combattre efficacement la misère. Louise de Marillac, François de Sales, Jeanne de Chantal, puis Jean-Baptiste Scalabrini (déclaré saint le 9 octobre par le Pape François), Joseph Benoît Cottolengo, Jean Calabria, Françoise Cabrini, Jean Bosco, Mère Teresa, en choisissant la voie de la pauvreté, ont reçu des yeux pour voir dans les pauvres, dans les honteux, dans les laissés-pour-compte, dans les enfants des rues, dans les immigrés, dans les malades et même dans les victimes de malformations, quelque chose de grand et beau pour lequel il valut la peine de dépenser leur vie et celle des centaines de milliers de personnes qui les suivirent, attirées et inspirées par leur exemple. Dans cette lignée de précurseurs et de prophètes, les figures des femmes ressortent par leur courage et leur capacité à aller à contre-courant, étant donné le fait qu’elles ont été généralement reléguées au second plan. Malheureusement, l’exemple et les actions de des femmes, dont un grand nombre ont fondé des instituts et des ordres religieux, sont moins connus que ceux de leurs « collègues » hommes. Aujourd’hui encore, de nombreux instituts religieux féminins sont à la frontière de ce que nous pourrions appeler la misère dans la misère pour de nombreuses femmes : trafic d’êtres humains et exploitation sexuelle des femmes, alphabétisation et éducation financière, surtout dans les pays où les femmes n’ont pas accès à des parcours ordinaires d’instruction, d’aide à la maternité, là où l’on peut facilement mourir en mettant au monde un enfant.

Le travail des consacrées n’est pas celui d’une Ong

En quoi le travail de nombreuses femmes consacrées en faveur d’autres femmes se différencie-t-il de celui de nombreuses agences internationales ? Avant tout l’objectif : rendre vivantes les paroles de Jésus « Je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante » (Jn 10, 10). Apporter la tendresse de Dieu à chaque créature, en particulier pour les marginalisés et les exclus. En second lieu, il y a un comment, qui est un déjà et un pas encore. Une proposition chrétienne afin qu’il n’y ait pas d’exclus, celle de la communion des biens. Dans la première communauté chrétienne, nous lisons dans les Actes des apôtres : « Tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins » (Ac 4, 34-35). La mise en commun était libre et spontanée et les biens étaient répartis selon les nécessités. La conséquence de la mise en commun est que dans la communauté, « nul n’était dans le besoin ». Quand une communauté se donne avec joie et partage tout, il n’y a pas de personnes dans le besoin. Un choix de sobriété individuelle partagé entre de nombreuses personnes engendre des communautés inclusives. L’apôtre Paul, dans chaque petite église qu’il a fondée, organisait les collectes et dans ses lettres, il explique comment les réaliser, ce pour quoi il insiste, appelle et remercie. Nous apprenons de saint Paul que les biens se partagent, mais également son travail, afin que tous aient quelque chose à donner et que la Providence est un acteur fondamental dans le partage : « Que chacun donne selon ce qu’il a décidé dans son cœur… Celui qui fournit au laboureur la semence et le pain qui le nourrit vous fournira la semence à vous aussi, et en abondance, et il fera croître les fruits de votre justice » (2 Co 9, 7.10).

La Providence et le centuple ne se manifestent pas toujours au même niveau que les dons et les biens qui sont mis en communion. A une privation de biens matériels, par exemple, peut correspondre une fécondité inattendue du travail, et réciproquement. A ce propos, un passage de la Lettre aux Romains est significatif : « La Macédoine et l’Achaïe ont bien voulu prendre quelque part aux besoins des saints de Jérusalem qui sont dans la pauvreté. Elles l’ont bien voulu, et elles le leur devaient : si les païens, en effet, ont participé à leurs biens spirituels, ils doivent à leur tour les servir de leurs biens temporels » (cf. Rm 15, 20-27). Communion de biens spirituels et de biens matériels, donc.

Le chemin de la communion des biens dépend de l’engagement de tous et de la contribution de chacun. Ce n’est pas un hasard si le premier désaccord au sein de la communauté chrétienne ait été l’épisode d’Ananie et Saphire [Ac 5, 1-11]. Ces derniers, bien que partageant leurs biens, cherchent aussi à garder quelque chose pour eux, en mentant à Pierre. Le premier problème de corruption de la communauté ne concerne pas la doctrine ou la foi, mais la communion des biens. Est-ce à cause de cet épisode, et des nombreux épisodes dans lesquels les intérêts personnels prévalent sur le bien commun, que l’on parle peu aujourd’hui de la communion des biens comme un idéal et une façon de vivre qui résoudrait à la racine le problème des exclus ?  Pourtant, de nombreuses communautés chrétiennes et mouvements, sans faire de bruit, vivent cet idéal et sont des germes, des esquisses de ce que pourrait être le monde si nous le pensions à travers les yeux des exclus et si tous comprenaient la béatitude de la pauvreté.

Alessandra Smerilli
Fille de Marie Auxiliatrice, économiste, secrétaire du dicastère pour le service du développement humain intégral