Un visionnaire humaniste

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06 septembre 2022

Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev — mort mardi 30 août à l’âge de 91 ans — a été un protagoniste d’une importance absolue des processus politiques mondiaux à une époque de transition historique décisive, celle de la fin de la guerre froide. Selon son biographe, William Taubman, il a été «un visionnaire qui a changé son pays et le monde». Un visionnaire romantique.

Le choix du dialogue et de la persuasion comme instruments de la politique a caractérisé son action, dans les succès comme dans les échecs. Gorbatchev pensait que la perestroïka devait conduire à un nouvel ordre mondial sur la base de la coopération et de la non-violence.

A Rome, le 30 novembre 1989, au cours de sa visite historique, Gorbatchev prononça au Capitole un discours très célèbre, qui constitua une déclaration faisant autorité sur le caractère humaniste de la perestroïka, «notre “Rinascimento”». Deux éléments de son raisonnement long et com-plexe sont ressortis parmi d’autres. La «maison commune européenne» était l’horizon du nouveau paradigme de sécurité européenne, qui à partir de la perestroïka soviétique, devait conduire au nouvel ordre mondial. Il y eut ensuite la reconnaissance que les valeurs morales soutenues par les religions promouvaient la cause du renouveau de l’Union soviétique.

C’est dans le cadre de ces aspirations idéales et politiques que doit être située également la relation surprenante qui se développa entre le secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique et Jean-Paul ii. Une relation qui n’était pas évidente et qui, dans les premières années de la perestroïka, eut même du mal à démarrer, en raison du poids d’une histoire difficile qui alimentait des prudences et des méfiances réciproques. La politique réformatrice de Gorbatchev et la «nouvelle pensée» dans les relations internationales ouvrirent toutefois une perspective d’intérêt réciproque.

La rencontre entre Gorbatchev et Jean-Paul ii au Vatican, le 1er décembre 1989, représenta un événement sans précédent, qui eut lieu dans une ville de Rome envahie par un climat de grande effervescence et participation, mêlé à l’intuition d’assister à un événement d’une grande portée historique. Jamais auparavant un Pape et un responsable soviétique ne s’étaient rencontrés.

Cette rencontre fut le résultat d’un parcours, dont une étape très importante, notamment en raison de l’impact qu’elle eut sur Gorbatchev, fut la conversation entre ce dernier et le cardinal Casaroli, au cours de la visite à Moscou d’une importante délégation catholique voulue par Jean-Paul ii pour participer, en juin 1988, aux célébrations du millénaire de la conversion de la Rus’ de Kiev au christianisme byzantin. L’entretien long et cordial donna lieu à un dialogue franc. Le responsable soviétique ne cacha pas être un fier partisan du «choix socialiste», mais souligna les convergences avec le Saint-Siège, en particulier en ce qui concerne la nouvelle pensée de la perestroïka dans le domaine des relations internationales. Le renouveau de la politique religieuse et l’engagement pour la liberté de conscience et de religion constituèrent l’autre terrain privilégié de rencontre. Il s’agissait d’une nouveauté substantielle, parce que jusqu’alors, les représentants soviétiques avaient systématiquement refusé d’affronter avec leurs interlocuteurs vaticans les thèmes qui concernaient la condition des communautés religieuses en Union soviétique. Gorbatchev souligna que, bien que les visions du monde fussent différentes — il ne manqua pas de se déclarer athée — il existait l’objectif commun de l’«humanisation de la vie de l’homme dans la société». L’entretien avec le cardinal laissa une forte impression chez le responsable soviétique. A son principal con-seiller en politique extérieure, qui soulignait le caractère «philosophique» du dialogue entre les deux hommes, Gorbatchev donna l’indication de ne pas envoyer le compte-rendu de l’entretien aux membres du politburo, comme c’était la pratique, parce qu’«il aurait été incompréhensible pour eux».

L’entretien avec Jean-Paul ii à Rome fut long et dense. Gorbatchev exposa au Pape le sens de la perestroïka et s’arrêta sur le thème de la liberté de conscience. Il fallait faire preuve de respect pour l’univers intérieur des croyants, surtout des ortho-doxes: «combien d’entre eux en effet, ont été annihilés!». Et il confirma l’engagement en vue de la réalisation d’une loi sur la liberté de conscience, qui devait être approuvée le 1er octobre 1990. Le dialogue avec le Saint-Siège joua un rôle décisif pour une nouvelle déclinaison du concept de liberté de conscience dans le milieu soviétique, non plus complémentaire à la lutte anti-religieuse, mais toujours plus associée à la liberté de religion.

Gorbatchev a été un homme soviétique, formé dans l’univers culturel et idéologique du régime communiste, parvenu à un idéalisme humaniste qu’il chercha à conjuguer avec le patrimoine idéologique du socialisme. C’était un homme politique non dénué de tensions spirituelles. Il rappelait, dans des conversations que j’ai eues avec lui en 2001, un entretien que sa femme Raïssa Maksimovna avait eu avec le métropolite orthodoxe Piritim. Le prélat orthodoxe lui avait dit que dans les moments de difficultés, elle devrait prier, même si Raïssa avait été toute sa vie une communiste et athée convaincue. Quand sa femme mourut, Gorbatchev fut contacté au téléphone par un autre évêque orthodoxe qui lui suggéra d’organiser des funérailles religieuses pour Raïssa. Il raconta ainsi ce qui eut lieu: «Je demeurai longuement en silence. Le métropolite me demanda si j’étais encore en ligne et si je me sentais bien; je lui dis que j’étais en train de réfléchir. Je pensais à elle, à ses convictions, je me rappelais sa conversation avec Pitirim, et je répondis oui. Au cours des funérailles, je me suis mesuré pour la première fois avec des intuitions que je définirais de foi. Oui, c’est la première et jusqu’à présent l’unique fois où mes convictions logiques d’humaniste ont été remises en question par quelque chose d’autre». Ce sont des paroles qui ne témoignent de rien d’autre que des interrogations profondes d’une personnalité de l’histoire, d’un responsable soviétique, communiste, défen-seur du socialisme, et aussi d’un homme politique animé par un idéalisme humaniste qui a inspiré ses choix.

Adriano Roccucci