Le directeur de «Limes» considère qu’une trêve «pourrait durer longtemps et être un premier pas vers la paix»

Œuvrer immédiatement pour un cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine

A general view of the residential buildings damaged by a missile strike, amid Russia's invasion of ...
19 juillet 2022

Les médias du Vatican publient des approfondissements sur les paroles du Pape François relatifs à la guerre en Ukraine et sur les solutions possibles pour une négociation: les personnes interrogées expriment leurs opinions, qui ne peuvent donc pas être attribuées au Saint-Siège.

Une trêve, un arrêt des combats. Une «non-guerre», bien loin de la paix. Mais au moins, cela mettrait fin aux bombardements et à la perte continue de vies humaines. C’est ce que propose Lucio Caracciolo, directeur de la revue «Limes», une référence en matière d’analyse géopolitique. Depuis le début de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, «Limes» a fourni des informations permettant de comprendre ce qui se passe à la lumière de l’histoire récente. Les médias du Vatican l’ont interviewé sur la base des paroles de François.

Lors de l’Angelus du 3 juillet, le Pape François a appelé à une paix qui ne soit plus «fondée sur l’équilibre des armes, sur la peur réciproque». Pourquoi semble-t-il si difficile de parvenir à une négociation aujourd’hui?

Il y a une différence avec la période de la guerre froide, où il y avait une condamnation morale entre les communistes, les démocrates libéraux, les capitalistes, etc. mais où il y avait plus de respect les uns pour les autres. Aujourd’hui, il n’y a pas de différence idéologique, mais il y a une méfiance presque totale les uns envers les autres: nous ne nous faisons pas confiance, alors que pendant la période de la guerre froide, paradoxalement, nous nous faisions confiance. Il arrive souvent aujourd’hui que l’on dise quelque chose qui est compris d’une autre manière par l’interlocuteur: il n’y a plus ce langage commun qui garantissait en quelque sorte la paix à l’époque de la confrontation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Les Américains et les Soviétiques se comprenaient bien mieux que les Américains et les Russes ne se comprennent aujourd’hui.

La Russie a préparé et déclenché cette guerre qu’il semble maintenant difficile d’arrêter.

Certes — et il suffit de lire les journaux pour s’en rendre compte — il y a ceux qui espèrent que la Russie, qui a voulu et commencé cette guerre, en sortira affaiblie. Et qu’elle sera ainsi découragée de mettre en œuvre de nouvelles initiatives de guerre, dans l’espoir que cet affaiblissement russe favorisera les Etats-Unis dans leur compétition avec la Chine, étant donné l’alignement actuel entre les Russes et les Chinois. Pour comprendre le contexte, il faut également tenir compte de tout un arc de pays d’Europe centrale et orientale, pratiquement de la péninsule scandinave à la Roumanie en passant par la Pologne, qui, pour des raisons liées à l’histoire de leurs peuples, considèrent la Russie comme un danger mortel.

Entre-temps, la course aux armements, que le Pape a qualifiée de folie, a repris. Qu’en pen-sez-vous?

J’ai une idée différente. Bien que cela puisse sembler paradoxal, c’est en fait un fait: un certain degré d’armement mutuellement reconnu est considéré comme un facteur de dissuasion, c’est-à-dire un système de maintien de la paix ou du moins de «non-guerre». Bien sûr, dans un monde idéal — qui, je l’espère, pourra un jour se réaliser — l’appel du Pape contre le réarmement est l’objectif. Toutefois, comme nous vivons dans un monde plutôt imparfait, qui tend à le devenir chaque jour davantage, je me contenterais de la «non-guerre». Et aujourd’hui, cette «non-guerre», compte tenu de l’absence de confiance mutuelle et de l’incommunicabilité évoquée précédemment, ne peut être fondée que sur une certaine forme de dissuasion. Le problème est qu’à ce stade, on peut douter que la dissuasion existe encore, car une nouvelle idée de l’utilisation de la bombe atomique émerge à travers les bombes atomiques dites tactiques: parce qu’elles sont un peu moins puissantes, on veut justifier leur utilisation éventuelle. Ce serait vraiment choquant! En d’autres termes, si cela devait arriver, si ces bombes atomiques devaient être utilisées, nous serions confrontés à un massacre total.

Quelles solutions négociées vous semblent possibles, pour le présent et l’avenir, pour mettre fin à la guerre en Ukraine?

Il y a malheureusement une inertie des guerres et il y a aussi une économie de la guerre. Il y a un manque de communication et une haine qui laissent penser que cette guerre n’est pas prête de se terminer. Mon impression est que le conflit est destiné à durer long-temps. Mais je suis également convaincu qu’entre maintenant et les deux ou trois prochains mois, nous pouvons et devons essayer d’atteindre l’objectif d’un cessez-le-feu. Attention: je parle d’un cessez-le-feu, pas d’un traité de paix ou d’une décision qui remet en question les frontières et les divisions territoriales. Je parle seulement d’un arrêt des combats, pour que les tirs et les bombardements cessent. Dans l’espoir que cette trêve puisse ensuite devenir, faute d’alternatives, sinon permanente, du moins très prolongée, sur le modèle coréen.

Mais ce que vous proposez reviendrait en quelque sorte à «geler» un arrangement, qui est la situation de guerre actuelle et qui voit l’armée russe contrôler une partie du territoire ukrainien après l’avoir envahi...

Oui, mais le «gel» dont je parle ne serait pas une fin en soi, mais plutôt un moyen de faire baisser la tension et d’éviter ainsi la perte de davantage de vies humaines et de biens matériels. Mais il pourrait aussi se transformer en un premier pas vers l’ouverture d’un dialogue et la paix. Toutefois, je voudrais ajouter qu’à mon avis, la paix est très difficile dans les conditions actuelles: il y a un manque de confiance et il y a également un manque de certitude pour Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky quant à leur avenir après les éventuelles négociations. Dans ces conditions, même un cessez-le-feu seul ne sera pas facile à faire accepter, ni pour l’un ni pour l’autre. Cependant, à l’heure actuelle, un cessez-le-feu est une nécessité et une possibilité: les deux pays sont en effet plutôt épuisés sur le plan militaire.

Que pourrait faire de plus l’Europe pour y parvenir?

Malheureusement, l’on remarque une absence... C’est un fait que nous avons tendance à camoufler avec la rhétorique de l’Europe, qui se heurte ensuite à la réalité: il n’y a pas de sujet géopolitique européen. En effet, nous n’avons jamais vu, malheureusement, à quel point les positions et les intérêts qui divisent les pays européens sont différents. Il y a certainement un bloc anti-russe. Et puis il y a un bloc que l’on aurait tort de définir comme pro-russe mais qui semble plus enclin à s’engager dans des négociations et qui comprend l’Italie, la France, l’Allemagne et plus généralement l’Europe occidentale. Il y a ensuite la position hongroise, qui est au contraire ouvertement pro-russe. Il y a ensuite la position britannique, qui est similaire à la position américaine, mais avec une longueur d’avance. Et enfin, parlons de la Turquie. En bref, dans l’espace européen, et plus précisément dans celui de l’Union européenne et de l’otan, il existe de nombreuses positions différentes. Mais je suis convaincu qu’aucun d’entre eux ne peut vraiment être décisif. Parce que je crois que celui qui peut vraiment convaincre les Russes et les Ukrainiens de faire la paix, ce sont les Etats-Unis.

Une position unie de l’Europe serait-elle encore souhaitable?

L’heure n’est pas aux souhaits, mais aux faits. Puis, un jour, qui sait, peut-être verrons-nous une Europe unie parler d’une seule voix. Mais comme cet objectif ne semble pas se profiler à l’horizon, du moins pas pour les prochaines années, je pense que nous devons agir maintenant, et que chaque pays européen peut ensuite jouer un rôle. La Turquie est certainement en train de s’en tailler un aussi. Mais je suis convaincu que, d’un point de vue stratégique, la guerre actuelle déclenchée par l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe peut être considérée, d’une certaine manière, comme une guerre indirecte et non déclarée entre les Russes et les Américains, avec la Chine également au milieu en tant qu’adversaire des Etats-Unis et alignée sur la Russie. Et donc sa solution est l’affaire des grandes superpuissances et non des puissances moyennes ou en tout cas des puissances européennes. Je pense que seuls des appels téléphoniques entre Poutine et Biden et entre Biden et Zelensky, bref une triangulation avec Washington, pourraient donner le feu vert à des négociations.

Pensez-vous que le gouvernement russe actuel pourrait imploser, comme l’affirment certains analystes?

La question est plus compliquée qu’on ne le pense car lorsqu’un gouvernement implose, en Russie, l’Etat implose également. Nous l’avons vu lors de la Révolution d’octobre, nous l’avons vu avec la fin de l’Union soviétique par Gorbatchev. Il ne s’agit jamais d’un simple changement de régime: l’Etat au sens strict du terme change, les frontières changent, les institutions changent, les structures changent. Ainsi, si, par hypothèse, Vladimir Poutine devait perdre le pouvoir en raison d’une guerre et non simplement parce qu’il a été battu lors d’une élection — cette dernière circonstance me semble un peu difficile pour l’instant —, l’effondrement de la Fédération de Russie serait probable. Nous ne devons pas oublier que la Fédération de Russie n’a pas été créée par quelqu’un dans un but quelconque: elle est simplement le résultat de la décomposition de l’Union soviétique. Après tout, la Russie et l’Ukraine sont deux Etats post-soviétiques qui, à la fin du démantèlement de l’urss qui a eu lieu à la fin des années 1980 et au début des années 1990, se sont retrouvés dans une situation qu’ils considèrent tous deux comme provisoire.

Etes-vous d’accord avec la décision des gouvernements occidentaux d’envoyer des armes à des fins défensives à l’Ukraine attaquée?

Je crois qu’il était juste d’envoyer des armes à l’Ukraine agressée et qu’il est juste de continuer à le faire, dans certaines limites et sous deux conditions. La première est qu’à travers ce fait de solidarité factuel, pragmatique, c’est-à-dire celui d’armer la partie plus faible, agressée, sur le terrain, nous pouvons être en mesure d’influencer d’une certaine manière qui nous aidons. Et la deuxième condition est que l’Ukraine ne doit pas, à mon avis, demander des armes et ensuite éventuellement les utiliser pour attaquer directement la Russie ou un autre pays. Pour se défendre, bien, mais au-delà, non. Enfin, j’ajouterais que malgré toute l’aide militaire que nous, occidentaux, avons envoyée, celle-ci ne s’est pas avérée décisive. Parce que maintenant, ce dont les Ukrainiens ont besoin, outre les armes et même plus que les armes, ce sont des hommes, des soldats. Et ceux-ci viennent en quantités limitées et sous la forme de mercenaires essentiellement.

Nous continuons cependant à acheter du gaz russe, sans lequel nous aurions du mal à chauffer nos maisons. En fait, comme le soulignait Gaël Giraud dans l’interview précédente, nous finançons indirectement la guerre de Poutine...

Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais il est également vrai que nous devons vivre, et s’il n’y a pas de gaz, nos pays sont pratiquement finis. La situation en Allemagne est particulièrement grave, ici en Italie peut-être moins, mais il est clair que l’énergie est absolument existentielle pour nos pays, ce n’est pas un bien superflu. D’autre part, l’Ukraine achète également ses réserves de gaz aux Russes. Pendant la guerre froide, l’Union soviétique et les pays européens de l’otan ont vendu et acheté du gaz. En résumé, la question n’est pas tant celle-ci. Au contraire, il faut parvenir rapidement à un cessez-le-feu, ce qui implique également une réduction des sanctions et des contre-sanctions. Parce qu’il n’y a pas seulement une guerre sur le terrain, il y a aussi une guerre économique qui risque d’avoir des effets dévastateurs sur l’humanité dans son ensemble, et sur les parties les plus faibles de l’humanité encore plus que la guerre dans le Donbass.

Le Pape, citant un chef d’Etat, a parlé de l’otan qui «aboie aux frontières de la Russie». Des propos qui ont fait débat. Qu’en pen-sez-vous?

Je crois que ce qui caractérise cette guerre, c’est la prévalence totale de la propagande sur l’analyse réaliste. L’analyse réaliste ne signifie en aucun cas la justification de l’agresseur. Il s’agit plutôt d’essayer de se mettre à sa place, de raisonner comme lui et de comprendre pourquoi il fait certaines choses plutôt que d’autres. Il ne fait aucun doute que lorsque nous avons décidé de faire avancer l’otan jusqu’à l’espace post-soviétique et peut-être même jusqu’aux murs du Kremlin, nous l’avons fait pour deux raisons principales. La première est que, de notre point de vue, avoir des espaces vides entre nous et la Russie n’était pas idéal. Et la seconde est que nous avons pensé que de cette manière nous pourrions créer une pression permanente sur la Russie, mais sans aucune clarté fondamentale quant à ce que nous voulions vraiment obtenir. Nous avons élargi l’otan en connaissant le mode de pensée des Russes. Quel que soit le régime qui la gouverne — qu’il soit tsariste, démocratique, fasciste ou communiste — la Russie se sentait et se sent encore quelque peu encerclée par l’Occident et sans frontières naturelles. Les Russes estiment qu’un espace assez large entre Moscou, ou Saint-Pétersbourg, et d’éventuels «envahisseurs» est indispensable. Nous le savions et nous ne l’avons pas envisagé. Mais je tiens à préciser que ce qui vient d’être dit ne peut en aucun cas justifier — et rend même encore plus stupide et criminelle — l’agression contre l’Ukraine, qui a finalement réduit la puissance russe, au lieu de l’accroître.

Andrea Tornielli