L'amour des marges

 L'amour des marges  FRA-028
12 juillet 2022

«En 2013, un lecteur de poids s'est manifesté en la personne du Pape François qui, avant de canoniser Pierre Favre (1506-1546) disait l'avoir connu — et tellement apprécié — grâce à Michel de Certeau» écrit Claude Langlois dans Michel de Certeau avant «Certeau». Les apprentissages de l'écriture (1954-1968), Presse Universitaire de Rennes/Société d'Histoire Religieuse de la France, Rennes 2022. Le livre contient le premier texte de Certeau du 1954, Expérience et Esprit chez Favre, le compagnon savoyard d'Ignace de Loyola. Claude Langlois, qui a connu Michel de Certeau par le groupe de La Bussière, émet l'hypothèse que «le fait que cette première œuvre a été consacrée à Favre a-t-il donné une orientation particulière tant à la manière d'écrire de Certeau qu'au développement de sa pensée?». L'hypothèse semble être confirmée par tout le travail de Michel de Certeau (1925-1986), penseur aux multiples facettes, historien de la mystique et du christianisme contemporain, interprète de Hegel et Lacan, mais profondément lié à la structure unitaire de la pensée de matrice jésuite.

«L’expérience de la grâce est tout d’abord celle d’un événement» et «cet événement est moins un fait qu’un impulse. C’est une naissance», écrit Certeau dans l’introduction de 1960 au Mémorial de Pierre Favre. De cette façon chaque nouvelle expérience ne sera plus accueillie comme un rapport isolé de l’instant vis-à-vis de Dieu mais elle sera vue par Pierre Favre selon un schéma symbolique qui situe l’instant (ou la «grâce») au carrefour de deux axes, un vertical et un autre horizontal, le premier qui indique la descente de Dieu dans le fond de l’existence, le deuxième qui indique la relation avec le prochain.

La pratique des Exercices ignaciens est la structure portante de sa pensée au pluriel, «sans nom propre». L’obsession du lieu de l’expérience spirituelle est le cœur de l’œuvre de Michel de Certeau: le lieu définitif n’existe pas, le fondement est indisponible, sans un nom propre, désir plus fondamental duquel les techniques ne sont que des signes. Celles historiques et sociales comme celles spirituelles et mystiques: échelles, règles, exercices, mais d’absence, ce sont des itinéraires pour se perdre. Avec Grégoire le Grand, le maître du désir, il nous conduit au-delà dans le parcours de la prise de conscience que «le seul moyen de connaitre Dieu c’est le désirer en continuation». Un «désir sans nom»: indifférent, plus grand, fondement sauvage, stupéfaction, fête, désir étrange, anges, écouter le bruit de la mer. En parlant de l’expérience spirituelle Michel de Certeau la décrit comme une une explosion, une rupture des limites. C’est quelque chose qui ne s’exprime pas, elle s’expérimente. Au lieu de ce que nous nous attendions, dans le milieu de la scène habituelle, voilà la mer! Dans l’expérience personnelle ou de groupe, dans l’expérience intellectuelle ou dans les relations personnelles avec les autres, «Une irruption ouvre une brèche. Tout à coup le paysage change, avec notre stupeur. Ceci est un lieu». Mais ce lieu n’est rien qu’un itinéraire: la donnée qui a fait irruption dans mon expérience ce n’est qu’un point de départ d’un chemin. Le lieu n’est pas une donnée fixe, encadrée, mais c’est une recherche: «Il y a un rapport nécessaire entre ce que ce moment nous apprend et ce qui nous demande de faire. Ce qui est reçu est une vérité à faire ou plus exactement à chercher. Ce qui a été donné devient le point de départ d’une recherche, d’un travail qui n’est pas du tout un travail de possession, mais le travail d’un désir qui va continuer à apprendre qui vient déçu par chacune de ses expressions. Le désir continu à aller au-delà de celui avec lequel il s’exprimait jusqu'à ce moment». Même dans la figure de l’ange c’est une absence qui parle, un disparu. En commentant l’apparition du Séraphin de l’Alverne qui «marqua la chair» de François d’Assise et l’ange au dard de Thérèse d’Avila, Certeau écrit que «sa disparition même organise l’intelligence de l’histoire… Son absence parle, semble-t-il, mieux que ses manifestations ne le faisaient jadis. Elle révèle ce dont elle n’est plus. Elle fournit son signe à une philosophie de l’histoire». Même si Certeau au langage hégélien, reste aussi puissamment dans la structure de sa pensée, il préfère “une sorte d’intelligence tactile, comme on aurait une impression d’air ou de mer» (La fable mystique, ii ).

Les deux tomes de La fable mystique et L'écriture de l'histoire sont la synthèse de ses recherches historiques. Si les écrits de spiritualité et de théologie sont rassemblés dans L'Etranger ou l'union dans la différence, Le Christianisme éclaté et La faiblesse de croire, les écrits politiques, pédagogiques et sociologiques sont La prise de parole, La culture au pluriel, et L'invention du quotidien. A ce domaine de son œuvre est dédié le premier numéro 2022 de la revue Esprit, L'amour des marges. Autour de Michel de Certeau. Les transformations de la culture de masse, la crise du croyable et des institutions dessinent une phénoménologie des Autres et de «La société des exodes», pour promouvoir une «épistémologie plurielle» et — comme l'écrit Michel de Certeau — «une ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d'agir» (L'invention du quotidien, t. i , Arts de faire).

Luigi Mantuano