Entretien avec le cardinal Zenari, nonce à Damas

La Syrie, une terre oubliée

A view of a damaged building housing internally displaced Syrians from Deir Ezzor in Syria's ...
28 juin 2022

Il est nonce à Damas depuis 13 ans, mais le cardinal Mario Zenari n’arrive pas encore à s’habituer au scenario de déchirement et de pauvreté qui a défiguré le visage de la Syrie. «Après douze ans de guerre, la situation n’est pas bonne, elle a même empiré sous certains aspects. Depuis 2-3 ans déjà, la Syrie a été oubliée: le Covid, la crise au Liban, à présent l’Ukraine... Elle a disparu des radars des médias». Le cardinal présent à Rome à l’occasion de la plénière de la Roaco , a rencontré le Pape le 18 juin à qui il a apporté «le salut des fidèles et des évêques mais aussi toutes les souffrances de la population».

Quelle situation vivent les Syriens?

La Syrie demeure l’une des plus graves crises humanitaires du monde. Environ 14 millions de personnes, sur les 23 du passé, ont quitté leurs maisons, villages et villes. Environ 7 millions sont des déplacés internes qui vivent parfois sous les arbres ou sous des tentes. Un grand nombre d’entre elles se sont écroulées sous le poids de la neige l’hiver dernier, qui a été particulièrement froid. C’est donc une immense catastrophe humanitaire.

Y a-t-il des signes ou tout au moins des espoirs d’amélioration?

En ce moment, on ne voit pas la lumière au bout du tunnel. On ne voit ni reconstruction, ni reprise économique. De plus, avec la guerre en Ukraine, la question de la révocation des sanctions est devenue encore plus problématique. Il y a surtout les sanctions de l’ue et de l’Amérique qui sont encore plus dures et qui punissent ceux qui veulent aller en Syrie pour faire repartir l’économie. De ce point de vue, la guerre en Ukraine a certainement aggravé la situation. De nombreuses personnes ont perdu espoir, surtout les jeunes, qui nous demandent de les aider à partir.

Il y a un an, vous dénonciez le fait que, après que le fracas des armes a cessé, l’autre «bombe» de la pauvreté a explosé. Est-ce que la situation a empiré également de ce point de vue?

Elle a empiré et empire encore, comme le démontrent certaines scènes à Damas où l’on voit des queues de personnes devant les boulangers qui vendent à des prix plafonnés par l’Etat. On ne voyait pas cela même pendant la guerre, c’est impressionnant. Et il n’y a pas d’essence, les personnes n’avaient pas de carburant pour allumer les poêles pour se chauffer pendant l’hiver qui, comme je l’ai dit, a été très rigide. Il manque même le gaz pour cuisiner... Pendant le carême, trois paroisses d’Italie m’ont proposé des aides et il m’est venu à l’esprit les cuisines populaires qui, en Syrie, distribuent des repas chauds aux familles. J’étais content, je leur ai dit: nous avons recueilli entre 10 et 20.000 euros, nous pouvons augmenter le nombre de personnes et aussi le service, le faire quatre fois par semaine au lieu de trois. Ils m’ont répondu: nous avons dû réduire de trois à deux. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de gaz.

Avez-vous noté une certaine disparité dans les aides et dans l’attention de la communauté internationale? Peut-être qu’après douze ans de guerre en Syrie est apparue ce que le Pape a définie «l’habitude»?

Je dirais qu’il y a une certaine différence. La Syrie a désormais disparu des radars des médias internationaux. Ce n’est pas uniquement en raison du conflit en Ukraine, bien avant il y a eu le Covid et la crise financière des banques au Liban. Les aides des agences humanitaires chrétiennes diminuent également, elles continuent de s’occuper du Moyen-Orient mais il est clair que l’urgence à présent est l’Ukraine. Les pays occidentaux qui peuvent apporter leur aide sont confrontés à une crise chez eux, de sorte que leurs aides à l’Ukraine sont probablement plus importantes. Tout comme l’attention politique. Le Moyen-Orient se trouve dans une zone de tensions qui durent depuis des années. La Syrie, en particulier, est véritablement déchirée.

Que voulez-vous dire?

Dans le pays opèrent encore cinq armées de cinq puissances en désaccord. Parmi elles, il y a l’armée turque. Elle a occupé une zone de la province nord occidentale d’Idlib, où certaines infrastructures, comme les opérateurs téléphoniques, sont assurées par la Turquie et où l’on utilise aussi la monnaie turque. Ensuite, il y a le nord, placé sous l’influence et l’administration des kurdes, qui possèdent les puits de pétrole. Et là il y a aussi une partie de l’armée américaine. N’oublions pas non plus les parcelles de terrain occupées par des bandes criminelles ou des reliquats de l’ei. C’est véritablement déchirant de voir cette carte politique, on ne sait pas par où commencer pour la raccommoder.

Vous êtes nonce à Damas depuis 2008. Face au scénario pour le moins décourageant que vous avez décrit, avez-vous jamais pensé à quitter le pays ou demander d’être transféré?

J’en ai parlé avec le Saint-Père qui m’a beaucoup encouragé et qui m’a rappelé d’avoir fait, il y a six ans, un «cadeau» à la Syrie à travers un nonce qui est cardinal. La situation est assurément difficile, il y a des problèmes politiques, diplomatiques, humanitaires, mais je ressens une responsabilité. Je devrais être émérite depuis un an déjà, mais précisément en raison de ce cadeau du Pape, je reste. Tout au moins jusqu’à ce que Dieu le voudra.

Salvatore Cernuzio