Mystère et compassion du récit

 Mystère et compassion du récit  FRA-022
31 mai 2022

Nous publions la postface du Pape François au livre La tessitura del mondo. Dialogo a più voci con i grandi protagonisti della cultura sul racconto come via di salvezza, [Le tissage du monde: Dialogue à plusieurs voix avec les grands acteurs de la culture du récit comme voie de salut]édité par la Librairie éditrice vaticane et les ed. Salani. Sous la direction d’Andrea Monda, l’ouvrage, paru le 27 mai, rassemble les voix de grands acteurs de la culture sur le thème crucial du récit parce que — comme l’écrit le Pape François — «dans la confusion des voix et des messages qui nous entourent, nous avons besoin d'un récit humain, qui parle de nous et de la beauté qui nous habite. Un récit qui sache regarder le monde et les événements avec tendresse».

«Les histoires que nous racontons et racontons à nouveau et que nous transmettons les uns aux autres sont des tentes sous lesquelles se réunir, des bannières à suivre au combat, des cordes indestructibles qui relient les vivants et les morts, et le tissage de ces vastes trames à travers les siècles et les cultures nous lie fortement les uns aux autres et à l’histoire, en nous guidant à travers les générations. C’est ce qu’écrit Donna Tartt, après avoir lu cet ouvrage qui rassemble les réflexions de pas moins de 44 écrivains, artistes, théologiens, journalistes sur le thème du récit. La romancière américaine saisit avec acuité l’un des points sur lesquels convergent de nombreux auteurs de ce livre : le récit comme «tissu» fait de «cordes indestructibles» qui relie tout et tous, le présent et le passé, et permet de s’ouvrir à l’avenir avec des sentiments de confiance et d’espérance.

Cet aspect du textum (en latin pour indiquer le tissu, d’où le terme texte) était au centre de mon Message pour la Journée mondiale des communications sociales pour l’année 2020, qui a été comme l’étincelle qui a donné naissance à toutes les autres réflexions rassemblées ici. De février à octobre 2020, en effet, sur les pages de L’Osservatore Romano, ont été publiés ces textes «provoqués» par la lecture de mon Message. Il m’a ensuite été demandé d’ajouter une conclusion finale au terme de cette riche et belle série que j’avais déjà lue avec grand plaisir au fur et à mesure qu’elle prenait forme au cours des mois. J’ai donc accepté avec plaisir, à condition toutefois qu’elle ne soit pas considérée comme «finale», un peu parce que, comme le dit Frodo, le protagoniste du Seigneur des Anneaux de Tolkien, «les récits ne finissent jamais», et aussi parce qu’un aspect très beau de ce livre est précisément le sens d’ouverture, de circularité, de dialogue.

Avant de reprendre le thème du «contenu», je voudrais en effet m’arrêter brièvement sur la «méthode» de cet ouvrage: il y a au début un message qui est lancé; ce message est partagé et offert à l’attention de certaines personnes qui se laissent interpeller et enrichissent ce message par leur contribution; l’auteur du message lit toutes ces contributions et relance une nouvelle réflexion qui est plus riche que la réflexion initiale grâce à la contribution de tous; enfin, le lecteur de ce livre entrera au sein de ce dialogue et le poursuivra dans sa vie quotidienne. Voilà les «tentes sous lesquelles se réunir» dont parle Donna Tartt, voilà le tissage qui «nous lie fortement les uns aux autres» également à travers les générations.

Tout cela dit beaucoup. Et cela dit en particulier que dans les histoires, ce qui compte, c’est évidemment de raconter, mais peut-être encore plus d’écouter. Ce livre est le compte-rendu d’un dialogue qui ne se termine pas à la dernière page et qui, en tant que dialogue, a son cœur dans l’écoute. Même silencieuse. Dans ces pages sur le récit, on ressent, fortement, la présence du silence. De ce point de vue, il est important qu’il y ait aussi un essai, je me réfère au texte «Tu parli anche quando taci» (Tu parles aussi quand tu te tais) de Massimo Grilli, consacré directement au silence. Presque un contrepoint, un contre-chant, aussi essentiel que le thème principal interprété par le reste de l’orchestre. Parole et silence, ensemble.

Et je voudrais revenir ici sur l’aspect des contenus pour mettre en évidence, parmi les nombreux thèmes possibles (le recueil des textes est beau précisément en raison de la liberté et de la variété des approches et des points de vue), trois thèmes qui me semblent les plus récurrents : le premier, que j’ai déjà souligné, est le récit en tant que «tissage»; le deuxième se cache dans l’évocation du silence, c’est le thème du «mystère»; le troisième est le thème de la «compassion».

Le premier, comme je l’ai déjà mentionné, le tissage, est peut-être l’aspect sur lequel se concentrent la plupart des auteurs, certains soulignant le rôle des femmes, comme par exemple Marcelo Figueroa, d’autres mettant en évidence la «souplesse» du tissage des histoires «capables d’accueillir en soi des situations toujours nouvelles et des destinataires toujours nouveaux» (Jean-Pierre Sonnet), tandis que d’autres, comme Antonella Lumini, s’attardent en revanche sur la consistance «magmatique» des histoires qui pourtant «subsistent», ont une «tenue» et un cours, «comme les eaux à la source d’un fleuve qui se jettent ensuite dans la mer».

Le thème du mystère, décliné comme sens de la limite mais aussi comme «magie» qui intervient au moment de l’inspiration poétique, est présent dès le premier texte, celui de l’architecte Renzo Piano, pour lequel «nous, êtres humains, sommes tous unis par cette conscience d’un mystère qui nous survole, nous dépasse. Cela aussi a à voir avec la poésie». «Ce que je ne sais pas, je sais le chanter», dit une chanson de l’auteur-compositeur-interprète romain Francesco De Gregori interviewé dans le recueil, et les artistes, ajoute Judith Thurman, avec une profonde intuition, «doivent écrire non pas tant sur ce qu’ils savent, mais sur ce qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient jusqu’à ce qu’ils l’aient sauvé de l’obscurité».

Le sens du mystère ouvre à la transcendance, à une dimension incontestablement spirituelle, religieuse. Donna Tartt observe que «peut-être plus justement, les histoires sont des toiles pour les voiles que nous hissons pour capturer un souffle de divin. Les pensées d’autres personnes acquièrent une vie étrange en nous, et c’est pour cela que la littérature est l’art le plus spirituel de tous et certainement le plus transformateur. Comme aucun autre moyen de communication, une histoire peut changer notre façon de penser, dans le bien et dans le mal [...] les cultures antiques et modernes ont toujours considéré les histoires comme magiques — et dangereuses — pour une raison: parce que l’on peut écouter une histoire et, à la fin, être une personne totalement différente».

Et cela nous amène au troisième aspect, la compassion, qui est présente également dans plusieurs textes rassemblés dans l’ouvrage. En particulier, l’écrivaine Marylinne Robinson, en se souvenant des histoires et des chansons que sa mère lui lisait, réfléchit à la compassion, qui, dans son sens le plus large, est selon elle «dans la vie de l’âme, la contrepartie humaine de la grâce divine» et ajoute plus loin que: «l’histoire montre à quel point les narrations sont importantes pour les communautés». La littérature est donc liée à la compassion, et cela conduit à la transformation qui s’opère dans toute expérience d’écriture et de lecture, et ce de manière ambiguë, ambivalente et donc risquée: le récit peut aussi libérer une force négative, manipulatrice, destructrice.

La compassion, comme je le répète souvent dans mes discours, est l’une des trois caractéristiques du style de Dieu, avec la proximité et la tendresse. Il s’agit donc d’une force puissante, qui ne peut être réduite uniquement à un aspect intérieur, intime, car elle possède également une dimension publique et sociale évidente, en vertu de laquelle le récit se révèle comme une force de la mémoire, et donc gardienne du passé, mais aussi, précisément pour cette raison, comme levain de transformation pour l’avenir. La compassion trouve son icône la plus représentative dans la figure du bon Samaritain racontée au chapitre 10 de l’Evangile de Luc. Cet homme a de la compassion pour l’homme blessé et lui offre non seulement des soins et une guérison, mais avec eux aussi un autre récit de sa vie, que, par son geste, il a «sauvé de l’obscurité». La compassion transforme la vie des deux protagonistes, et cela vaut pour toute personne et pour toute communauté.

Cette dimension, si l’on peut dire, «politique» de la narration est également très présente dans les 44 textes du livre. Je pense à la réflexion d’Alessandro Zaccuri qui parle de Jésus comme d’un «Messie narrateur», apparemment désarmé mais en réalité doté de l’arme puissante du récit. Tout comme le romancier irlandais Collum McCann, qui voit dans la narration «l’un des moyens les plus puissants dont nous disposons pour changer notre monde. [...] La narration est notre grande démocratie. C’est cette chose à laquelle nous avons tous accès. Nous racontons nos histoires parce que nous avons besoin d’être écoutés. Et nous écoutons des histoires parce que nous avons besoin d’un sens d’appartenance. La narration transcende les frontières. Elle franchit les limites. Elle brise les stéréotypes. Et elle nous donne accès à la pleine floraison du cœur humain». Ce à quoi Collum McCann fait allusion est la conclusion à laquelle parvient Daniel Mendelsohn lorsqu’il affirme que «La parole est un pont [...] à travers le récit nous pouvons réduire la distance qui nous sépare et je pense que cela est plus que jamais nécessaire aujourd’hui». Daniel Mendelsohn fait référence à l’époque où ces textes ont été écrits, sa contribution date d’avril 2020, et indique une référence littéraire précise: le Décaméron de Boccace, qui se déroule à une époque de peste. Ce livre aussi, avec ses 44 textes, a été composé en période de pandémie, et l’on ressent l’importance, l’urgence de revenir à l’activité la plus ancienne et la plus humaine: l’art de raconter des histoires, c’est-à-dire de construire des ponts qui puissent «relier les vivants et les morts» pour nous guider, à travers les siècles et les générations, vers un avenir à construire, à tisser, ensemble.