Avec l'aimable autorisation de l'émission italienne de la rai A Sua Immagine, le dicastère pour la communication propose la transcription de la conversation entre le Pape François et Lorena Bianchetti
Votre Sainteté, merci avant tout, car je suis ici au nom de toutes ces personnes qui vivent en ce moment des états d’âme complexes: confusion, angoisse, peur, souffrance. Je commence par une heure : 15h, trois heures de l'après-midi. Jésus meurt sur la croix et meurt innocent. Beaucoup d'innocents ne veulent pas la guerre mais la subissent. Ces jours-ci, on voit des images de corps sans vie dans les rues, on parle même de fours crématoires ambulants, mais aussi de viols, de dévastation, de barbarie. Qu'arrive-t-il à l'humanité, Votre Sain-teté?
Mais ce n'est pas nouveau, ma chère. Un écrivain a dit que «Jésus Christ est à l'agonie jusqu'à la fin du monde», il est à l'agonie chez ses enfants, chez ses frères, surtout chez les pauvres, chez les marginalisés, chez les pauvres qui ne peuvent pas se défendre. Pour nous, en ce moment, en Europe, cette guerre nous touche beaucoup. Mais regardons un peu plus loin. Le monde est en guerre, le monde est en guerre! Syrie, Yémen, puis pensez aux Rohingyas expulsés, sans patrie. Il y a la guerre partout. Le génocide rwandais il y a 25 ans. Parce que le monde a choisi — c'est difficile à dire — mais il a choisi le schéma de Caïn et la guerre c'est mettre en œuvre le Caïnisme, c'est-à-dire tuer son frère.
Et précisément parce qu'il y a le bien et le mal, vous nous avez mis en garde à plusieurs reprises sur la manière dont le mal agit. Vous nous avez dit que le diable se présente de façon bienveillante, il nous flatte, mais en réalité le mal ne veut que notre échec: on ne dialogue pas avec le diable. Et puis je vous demande, justement à la lumière de ce que vous disiez, comment trouver des formes de médiation, des formes de dialogue avec qui, ou en tout cas avec ceux qui ne désirent et ne poursuivent que l'oppression?
Quand je dis qu’avec le diable, il n'y a pas de dialogue, c'est parce que le diable est le mal, sans rien de bon! Disons que c'est comme le mal absolu. Celui qui s'est totalement rebellé contre! Mais avec des gens qui sont malades, qui ont cette maladie de la haine, on parle, on dialogue et Jésus a parlé avec beaucoup de pécheurs, jusqu'à Judas en fin de compte, «ami», toujours avec tendresse car nous avons tous, toujours, avec l'esprit du Seigneur qu'il a semé, quelque chose de bon en nous. Et quand je suis devant [une] personne et j'ai toujours — on dit tous, je dis ça différemment — quand on est devant [une] personne on doit réfléchir à ce que l’on veut dire à propos de cette personne : sur con côté mauvais ou sur côté caché, meilleur. Nous avons tous quelque chose de bon, tout le monde! C'est le sceau même de Dieu en nous. Il ne faut jamais croire une vie perdue, non... achevée dans le mal, dire «C'est un condamné». Je me souviens de cette dame qui s'était confessée chez le curé d'Ars parce que son mari s'était jeté du pont. Le curé l'écoutait, elle pleurait. «Ce qui me ronge plus c'est qu'il est en enfer». «Arrêtez» — lui dit-il. «Entre le pont et la rivière il y a la miséricorde de Dieu». Dieu essaie toujours de nous sauver jusqu'à la fin, car il a semé en nous le bon côté. Comme il l’avait semé pour Caïn, Abel et Caïn, mais Caïn a mené une action en faveur de la violence et c’est avec cette action qu'une guerre est menée.
Cependant, selon vous, du point de vue culturel également, y-a-t-il un engagement suffisant — je dirais aussi au niveau ecclésial, pas uniquement culturel donc — y-a-t-il un engagement suffisant pour prévenir les gens contre la tentation de tomber et de vivre l'enfer dans leur cœur déjà sur cette terre? Je vous dis cela parce que parfois nous vivons dans une société où il semble que le mal soit décidément plus fascinant, plus stimulant que le bien, l'honnête, le bienveillant et même le spirituel, qui apparaît et est proposé comme ennuyeux.
Oui, c'est vrai. Le mal est plus séducteur. Revenant au démon, quelqu'un dit que je parle trop du démon. Mais c'est une réalité. Moi j'y crois, hein! Certains disent: «Non, c'est un mythe. Je n’avance pas avec le mythe, j’avance avec la réalité, je le crois. Mais c'est un séducteur. La séduction essaie toujours d'entrer, de promettre quelque chose. Si les péchés étaient laids, s’ils n'avaient pas quelque chose de beau, personne ne pécherait. Le diable vous présente quelque chose de beau dans le péché et vous conduit au péché. Par exemple, ceux qui font la guerre, ceux qui détruisent la vie des autres, ceux qui exploitent les gens au travail. L'autre jour j'ai entendu une famille dire que le papa, encore jeune marié, devait travailler comme ouvrier agricole, mais il partait tôt le matin, et revenait le soir, pour peu d'argent, exploité par une entreprise milliardaire. Ça aussi c'est une guerre. Ça aussi c'est détruire, pas seulement avec des chars d’assaut, c'est aussi détruire. Le diable cherche toujours à nous détruire. Pourquoi? Parce que nous sommes l'image de Dieu Revenons au début, à trois heures de l'après-midi. Jésus meurt, il meurt seul. La solitude la plus complète, abandonné même par Dieu: «Pourquoi m'as-tu abandonné?». La plus complète solitude, parce qu'il voulait descendre dans la plus dure des solitudes humaines pour nous en extirper. Lui retourne vers le Père, mais il descendu le premier, il est en chaque personne exploitée, qui souffre des guerres, qui souffre des destructions, qui souffre de la traite humaine. Combien de femmes sont esclaves de la traite, ici à Rome et dans les grandes villes. C'est l'œuvre du mal. C'est une guerre.
En somme, comme le dit aussi Dostoïevski dans les Frères Karamazov: «Le combat entre Dieu et le diable est précisément le cœur de l'homme». C'est là que la partie se joue.
C'est là que l’on joue. Pour cela nous avons besoin de cette douceur, de cette humilité pour dire à Dieu: «Je suis un pécheur, mais sauve-moi, aide-moi!». Parce que chacun de nous a en lui la possibilité de faire ce que font ceux qui détruisent les gens, qui exploitent les gens. Parce que le péché est une possibilité de notre faiblesse et aussi de notre orgueil.
Vous disiez plus tôt, vous rappeliez, la phrase prononcée par Jésus sur la croix: «Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?». Et cette phrase traduit la solitude, mais aussi le découragement, l'angoisse et donc également le désespoir, l'état d'esprit que nous vivons tous quand nous ne savons pas quelle peut être la solution à une douleur, mais aussi à un sentiment de culpabilité. A propos de désespoir, Votre Sainteté, une image de cette guerre me vient à l’esprit - et je le dis en tant que maman – celle d’un papa qui court avec son fils dans les bras parce qu'il a été touché par les éclats d'une bombe. Lui et sa femme courent vers l'hôpital, désespérés. Les informations qui nous sont parvenues nous disent que cet enfant n'a malheureusement pas survécu. Je ne peux pas imaginer un désespoir plus déchirant que celui de deux parents qui perdent un enfant de cette façon. Que pouvez-vous leur dire? Que dire à ces parents qui vivent cette expérience déchirante?
Vous savez, dans la vie on apprend. J'ai dû apprendre beaucoup de choses et j'ai encore à apprendre parce que je m'attends à vivre encore un peu, mais je dois apprendre. Et l'une des choses que j'ai apprises, c'est de ne pas parler quand quelqu'un souffre. Qu’il s’agisse d’un malade ou face à une tragédie. Je les prends par la main, en silence. Mais quand on vient [te dire] et que tu es malade «Non, mais vous êtes là, mais le Seigneur…». Tais-toi ! Tais-toi. Face à la douleur: silence. Et pleurer. C’est vrai que pleurer est un don de Dieu, c'est un don que nous devons demander: la grâce de pleurer, face à nos faiblesses, face aux faiblesses et aux tragédies de ce monde. Mais il n'y a pas de mots. Vous avez cité Dostoïevski. Ce petit livret [me vient à l'esprit], qui est comme un résumé de toute sa philosophie, de sa théologie, de tout : Souvenirs du sous-sol. Et il y a ici, quand quelqu'un meurt - ce sont des condamnés, des prisonniers qui sont à l'hôpital – il y en a un qui meurt, ils le prennent et l’emportent. Et un autre, depuis un autre lit, dit: «S'il vous plaît, arrêtez-vous! Celui-ci avait aussi une maman». La figure de la femme, la figure de la maman, devant la croix. C'est un message, c'est un message de Jésus pour nous, c'est le message de sa tendresse pour sa maman. Au moment le plus sombre de sa vie, Jésus n'a pas insulté.
Puisque vous citez des femmes, Votre Sainteté, au pied de la croix il y avait précisément des femmes, au pied de la croix de Jésus. Il y a une autre image que je veux vous proposer. Retournons une fois encore en Ukraine. Une femme enceinte, portée sur un brancard parce qu'elle a été blessée par la guerre, portée au milieu des décombres, alors qu'elle essaie de caresser son ventre avec le dernier souffle de force qui lui reste. D'après ce que nous savons, même cette femme avec cet enfant n'a pas survécu. Mais les femmes me viennent vraiment à l'esprit, la force des femmes. Les mères russes me viennent à l'esprit, les mères ukrainiennes me viennent à l'esprit. Alors je vous interroge sur le rôle des femmes: quelle est l'importance du rôle actif des femmes, à la table des négociations, pour construire concrètement la paix?
«Les femmes sont capables de donner la vie même à un mort»; c’est une manière de dire. Les femmes sont au carrefour des plus grandes fatalités, elles sont là, elles sont fortes. C'est intéressant. Jésus est l'époux de l'Église et l'Église est une femme, c'est pourquoi la Mère Église est si forte. Je ne parle pas des cléricalismes, des péchés de l'Église. Non, la mère Église signifie celle qui est au pied de la croix, nous soutenant, nous pécheurs. C’est une chose qui me frappe beaucoup, qui me fait penser à Marie et aux autres femmes au pied de la croix. Quelquefois, lorsque je devais me rendre dans une paroisse d'un quartier appelé Villa Devoto, de Buenos Aires, je prenais le bus numéro 86, qui passe devant la prison et plusieurs fois quand je passais devant, il y avait une file d'attente de mères des détenus. Elles se montraient pour leurs enfants, car tous ceux qui passaient disaient: «C'est la mère de quelqu'un qui est à l'intérieur ». Et elles toléraient les contrôles les plus honteux, pour voir leur fils. La force d'une femme, d'une maman capable d'accompagner ses enfants jusqu'au bout. Et voici Marie et les femmes au pied de la croix, pour accompagner leur enfant, sachant que tant de gens disent: «Mais comment celle-ci a-t-elle éduqué son enfant pour qu’il finisse comme ça?». Des commérages, tout de suite. Mais les femmes ne s'inquiètent pas: quand il est question d’un enfant, quand il est question d’une vie, les femmes avancent. C'est pourquoi celui qui dit — donner le rôle aux femmes dans les moments difficiles, dans les moments tragiques —, c’est tellement important, c'est tellement important. Elles savent ce qu'est la vie, ce que veut dire préparer la vie et ce qu'est la mort, elles le savent bien. Elles parlent ce langage.
Et il y a, Votre Sainteté — aussi parce que nous parlons des nombreux morts causés par la guerre — il y a des morts plus silencieuses, mais pas moins sanglantes. Je pense à ceux qui sont tués par les mafias et je pense aux femmes tuées par leurs compagnes. Il est vrai que les derniers seront les premiers au Ciel, mais comment ces personnes et celles qui perdent ce type d'affection, peuvent-elles croire à la justice, à une récompense déjà sur cette terre?
L'exploitation des femmes est notre pain quotidien. La violence faite aux femmes est notre pain quotidien. Des femmes qui subissent des coups, qui subissent la violence de compagnons et portent cela en silence ou s’éloignent sans dire pourquoi. Nous, les hommes, aurons toujours raison: nous sommes les parfaits. Et pour la société, les femmes sont condamnées à se taire. «Non, mais c'est une folle, c'est une pécheresse». C’est ce qu'ils disaient de Madeleine. «Mais regarde ce qu'elle a fait, c'est une pécheresse! «Et tu n’es pas pécheur? Tu ne te trompes pas?». Mais les femmes sont la réserve de l’humanité, je peux dire ceci: j'en suis convaincue. Les femmes sont la force. Et là, au pied de la croix, les disciples s'enfuirent, pas les femmes, celles qui l'avaient suivi tout au long de sa vie. Et Jésus, en route pour le Calvaire, s'arrête devant un groupe de femmes qui pleuraient. Elles ont la capacité de pleurer, nous les hommes nous sommes plus mauvais. Et il s'arrête [et dit]: «Pleurez pour vos enfants» car ils se déchaîneront contre eux.
Et en cette période, Votre Sainteté, je pense à la fuite : il y a ces images qui racontent la fuite des Ukrainiens qui sont forcés de quitter leurs terres, leurs maisons, leurs proches. C'est l'un des derniers exodes auxquels nous sommes probablement, hélas, en train de nous habituer. Cependant, dans ce cas, il y a eu une réponse concrète et vraie. Une réponse qui, je vous le demande: pensez-vous qu’elle a ébran-lé ces murs d'indifférence, de préjugés envers ceux qui fuient d'autres parties du monde parce qu'ils sont blessés par la guerre ou continue-t-on à diviser les réfugiés en catégories ennuyeuses?
C'est vrai. On divise les réfugiés en catégorie. Première classe, deuxième classe, couleur de peau, [si] ils viennent d'un pays développé [ou d'] un pays qui n'est pas développé. Nous sommes racistes, nous sommes des racistes. Et c'est mauvais. Le problème des réfugiés est un problème que même Jésus a subi, parce qu'il était un migrant et un réfugié en Egypte quand il était enfant, pour échapper à la mort. Combien d'entre eux souffrent pour échapper à la mort! Il y a une image de la fuite en Egypte réalisée par un peintre piémontais. Il me l'a envoyée et j'ai fait faire de petites images de celle-ci: il y a Joseph avec l'enfant qui fuit. Mais ce n'est pas saint Joseph avec une barbe, non. C'est un Syrien, d’aujourd'hui, avec un enfant, qui fuit la guerre d'aujourd'hui. Le visage angoissé qu'ont ces personnes, comme Jésus obligé de fuir. Et Jésus a traversé toutes ces choses, mais il est là. Sur la croix se trouvent les peuples des pays d’Afrique en guerre, du Moyen-Orient en guerre, d'Amérique latine en guerre, d'Asie en guerre. Il y a quelques années, j'ai dit que nous vivions la Troisième Guerre mondiale par morceaux. Mais nous n'avons pas appris. Moi — je suis un ministre du Seigneur et un pécheur, choisi par le Seigneur — mais, un pécheur tel que, quand je suis allé à Redipuglia en 2014, pour la commémoration du centenaire, j'ai vu et j'ai pleuré. Je n’ai pu que pleurer. Tous des jeunes, tous de jeunes garçons. Puis un jour je suis allé au cimetière d'Anzio et j'ai vu ces jeunes qui avaient débarqué à Anzio. Tous jeunes! Et j'ai pleuré là, une fois encore. Je pleure devant tout cela. Il y a deux ans, je crois, quand il y a eu la commémoration du débarquement de Normandie, j'ai vu les chefs de gouvernement, il y a eu une rencontre… Ils ont commémoré cela. Mais pourquoi ne commémorons-nous pas les 30.000 soldats tombés sur les plages de Normandie? La guerre grandit avec la vie de nos enfants, de nos jeunes. C'est pourquoi je dis que la guerre est une monstruosité! Allons dans ces cimetières qui sont la vie même de cette mémoire. Pensons à cette scène qui est écrite: des bateaux qui arrivent en Normandie, ils débarquent, ils sautent essuient les coups de fusil, les enfants et les Allemands... (ndlr: le Saint-Père mime le geste de tirer) 30.000, sur la plage.
Et puis j'en viens au thème de la course aux armements. Un thème que vous avez affronté à maintes reprises et qui, peut-être, n'a pas toujours été mis assez en avant. Parce que vous avez dit que, ces derniers temps, on a investi davantage dans les armes plutôt que dans l'éducation ou la formation. Pourquoi les êtres humains n'ont-ils pas appris du passé et continuent-ils à utiliser des armes pour résoudre leurs problèmes?
Je comprends les gouvernants qui achètent des armes, je les comprends. Je ne les justifie pas, mais je les comprends. Parce que nous devons nous défendre, parce que [c’est] le plan de guerre caïniste. S'il s'agissait d'un plan de paix, ce ne serait pas nécessaire. Mais nous vivons avec ce plan démoniaque, [qui dit] de s'entre-tuer par désir de pouvoir, par désir de sécurité, par désir de tant de choses. Mais moi je pense aux guerres cachées, que personne ne voit, qui sont loin de nous. Tant. Pourquoi? Pour exploiter? Nous avons oublié le langage de la paix: nous l'avons oublié. On parle de paix. Les Nations unies ont tout fait, mais sans succès. Je reviens au Calvaire. Là, Jésus a tout fait. Il a essayé avec pitié, avec bienveillance, de convaincre les dirigeants et [au contraire] non: guerre, guerre, guerre à lui! A la douceur ils opposent la guerre pour la sécurité. «Il vaut mieux qu'un homme meure pour le peuple», dit le grand prêtre, car sinon les Romains viendront. Et la guerre.
Je me rattache donc à ce que vous disiez. Nous avons parlé plus tôt des femmes sous la croix. Mais à propos des hommes qui ont du pouvoir: à l'époque il y avait Pilate, Hérode, Caïphe. Tous ces gens, ceux-là, qui auraient pu sauver un innocent, mais ils ne l'ont pas fait: ils ont préféré ne pas affronter le risque de la vérité. Ceux-là sont morts, mais leur façon de faire reste d'actualité. Pourquoi n’avons-nous pas le courage de choisir ce bien et de défendre l'Homme qui avait simplement demandé à nous aimer les uns les autres?
Il y a une femme dans l'Evangile dont on ne parle pas beaucoup — un peu en passant, dirions-nous — c'est la femme de Pilate. Elle a compris quelque chose. Elle dit à son mari: «Ne te mêle pas de ce juste». Mais Pilate ne l'écoute pas, «des choses de femmes». Mais cette femme, qui passe à l'improviste, sans force dans l'Evangile, en a compris le drame de loin. Pourquoi? Peut-être parce qu’elle était mère, elle avait cette intuition des femmes. «Fais attention qu'ils ne te trompent pas. Qui ? La puissance, le pouvoir. Le pouvoir qui est capable de changer l'opinion des gens du dimanche au vendredi. L’Hosanna du Dimanche devient le Crucifie-le! du vendredi. Et cela est notre pain quotidien. Il faut des femmes qui donnent l'alarme.
Et puis, Votre Sainteté, Jésus sur la croix, après cette phrase, «Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?». Nous avons parlé de désespoir, de découragement et même de solitude: le Vendredi Saint, c'est un peu le jour de la solitude. Et la solitude me fait inévitablement penser à ce que chacun de nous a ressenti dans la période la plus aiguë de la pandémie. Je pense aux personnes âgées, je pense aux jeunes, je pense aux gens qui vivent l'épreuve de la maladie, à ceux qui portaient des casques parce qu'ils ne pouvaient pas respirer. Et je pense à vous aussi, Sainteté, en ce 27 mars 2020. Quelles étaient vos pensées à ce moment-là, alors que vous traversiez la place Saint-Pierre complètement vide, mouillée par la pluie, tandis que vous atteigniez le parvis?
Je ne sais pas si j'ai pensé. Je sentais, oui. Je cherchais, j'ai ressenti le drame de ce moment, de tant de personnes. Mais vous avez souligné la solitude, la souffrance de l'époque, des personnes âgées. C'est curieux: c’est toujours eux qui paient l'addition. Et les jeunes aussi, parce que nous brisons l'espoir des jeunes. Nous leur faisons emprunter la route de Turandot: «l'espoir qui déçoit toujours». Non, l'espoir ne déçoit pas! Mais ce sont les jeunes et les vieux qui ont entre leurs mains et dans leur cœur la possibilité de réagir, c'est pourquoi j'insiste tant pour que jeunes et vieux dialoguent. La sagesse des anciens, mais avec la solitude qu'ils ont endurée. La sagesse des anciens si souvent négligée et laissée de côté, dans une maison de retraite. J'aimais aller dans des maisons de retraite à Buenos Aires, il y en a tellement dans une grande ville. J'ai demandé à une femme: «Comment ça va? Combien avez-vous d'enfants? Ah, quatre? Et viennent-ils vous voir?». «Oui, ils ne me laissent pas seule». L'infirmière écoutait et à la sortie : «Père , personne n'est venu depuis six mois». L'abandon des personnes âgées et l'abandon de la sagesse, car nous sommes parfois des surhommes, nous connaissons tout. Nous ne savons rien! La solitude des personnes âgées et l'utilisation des jeunes, parce que les jeunes sans la sagesse qui vient d'un peuple iront mal. Jésus avait tout cela dans son cœur à ce moment-là: nous étions tous là. Vous rappeliez cette Statio Orbis de mars il y a deux ans et vous avez ressenti tout cela. Mais je ne savais pas que la place serait vide, je ne le savais pas. Je suis arrivé et [il n'y avait] personne. Oui, je savais que sous la pluie il y aurait peu de monde, mais personne. C'était un message du Seigneur pour bien comprendre la solitude. La solitude des personnes âgées, la solitude des jeunes que nous laissons seuls. «Qu'ils soient libres». Non! Ils seront seuls, esclaves. Accompagnez-les ! C'est pourquoi il est important qu'ils prennent l'héritage des personnes âgées, qu’ils prennent de ces dernières l’étendard de la dette. La solitude des jeunes, des personnes âgées. La solitude des personnes qui souffrent psychologiquement dans les maisons de santé. La solitude des personnes qui vivent un drame personnel, familial. La solitude d'une femme battue par son mari, mais [qui] se tait pour sauver sa famille. Nous avons tant de solitudes. Vous avez la vôtre. J'ai les miennes : vous avez surement les vôtres. Petites solitudes, mais c'est là, dans ces petites solitudes, que nous pouvons comprendre la solitude de Jésus, la solitude de la croix.
Vous êtes-vous déjà senti seul dans l'exercice de votre ministère?
Non, Dieu a été bon avec moi. Je ne sais pas. Toujours, s'il y a une mauvaise chose, il place quelqu'un pour m'aider ! Il a été très généreux. Peut-être parce qu'il sait que je ne peux pas le faire seul! (rires ndlr )
Vous savez pourtant que, ce 27 mars — je pense parler vraiment au nom de tout le monde — vous nous avez pris dans vos bras, vous nous avez donné beaucoup de force ce jour-là. A partir de là, chacun de nous a pris conscience et d'une certaine manière je pense que nous sommes repartis. Autre question car, comme nous l'avons dit, Jésus a été flagellé, humilié, couronné d'épines, crucifié. Et tout cela lui est en quelque sorte venu un peu de sa famille, car il a été trahi par Judas, il a été renié par Pierre. Bref: les coups fatals sont venus précisément de ses voisins. Alors quelles sont les blessures que l'Église continue d'infliger au Crucifié aujourd'hui?
Je parle clairement, car j'en suis convaincu. La croix la plus dure que l'Église impose au Seigneur aujourd'hui est la mondanité, l'esprit de la mondanité. L'esprit de mondanité qui est un peu comme l'esprit de pouvoir, mais pas seulement de pouvoir, c'est vivre dans le style mondain qui - c'est curieux — se nourrit et grandit avec l'argent. Il y a une chose intéressante. Dans les trois tentations du diable à Jésus, le diable fait des propositions mondaines. La première, la célébrité, bien sûr: c'est humain — mais ensuite? Le pouvoir, la vanité: les choses mondaines. Car la modalité est attirante et l'Église, lorsqu'elle tombe dans la mondanité, dans l'esprit mondain, l'Église est vaincue. L'esprit de mondanité est ce qui fait le plus mal aujourd'hui, mais il en a toujours été ainsi. Quand Jésus nous dit: «S'il vous plaît, choisissez une option claire, vous ne pouvez pas servir deux seigneurs. Ou vous servez Dieu — et je m'attendais à ce qu'il dise "ou vous servez le diable" — mais il ne le dit pas. "Soit vous servez Dieu, soit vous servez l'argent". Utiliser l'argent pour faire le bien, faire vivre sa famille avec le travail, c'est bien. Mais servir! Et le monde s'arrête beaucoup là-dessus».
J'ai lu que Léon xiii , à la fin de la messe, avait fait introduire une prière contre le diable parce que, disait-il, il y avait un risque que le diable puisse entrer dans l'Église même par les fentes des portes. À votre avis, est-ce là la fissure par laquelle le diable a réussi à entrer dans l'Église aujourd'hui?
La mondanité, mais cela a toujours été le cas. [À] chaque époque, la mondanité change de nom, mais c'est [toujours] la mondanité. Cette prière, à Saint Michel Archange, je la prie tous les jours, le matin. Tous les jours! Pour qu’elle m’aide à vaincre le diable. Quelqu'un qui m'entend peut dire: «Mais Sainteté, vous avez étudié, vous êtes Pape et vous croyez encore au diable?». Oui, j’y crois, mon cher, j’y crois. J'ai peur de lui, c'est pourquoi je dois tant me défendre. Le diable qui avait fait toute ces manigances pour que Jésus finisse comme il a fini, sur la croix. Le pouvoir des ténèbres sur Jésus: «C'est votre heure, le pouvoir des ténèbres».
Et alors, Votre Sainteté, je reviens sur la guerre en Ukraine. Car Kiev — on le voit, les images arrivent — est complètement détruite. Des cendres. Peut-être est-ce précisément le paysage que le diable aime tant. Alors je vous pose la question: Kiev n'est plus un simple lieu géographique, mais aux yeux du monde, elle représente bien plus. Dans votre cœur, qu'y a-t-il?
Une douleur. La douleur est une certitude, c'est un sentiment qui vous prend tout. Quand quelqu'un ressent une douleur physique après une opération, la blessure qu'on lui a faite, il demande une anesthésie, quelque chose pour l’aider à la supporter. Mais [pour] la douleur humaine, la douleur morale, il n'y a pas d'anesthésie. Uniquement la prière et les pleurs. Je suis convaincu qu'aujourd'hui, on ne pleure pas bien. Nous avons oublié [de] pleurer. Si je peux donner un conseil, à moi-même et au peuple, c'est de demander le don des larmes. Et pleurer, comme Pierre pleura après avoir trahi Jésus. Il a pleuré, quand il s'est enfui, quand il l’a renié. Il a pleuré. Des pleurs qui ne sont pas un exutoire, non. C'est la honte exprimée physiquement et je pense que la honte nous manque. Nous sommes tant de fois sans honte — ce qui est une insulte qui est utilisée dans ma patrie [c'est-à-dire] un sans vergogne — mais la grâce de pleurer. Il y a une belle prière, il y a une messe pour demander le don des larmes. Une belle prière de cette messe dit ainsi: «Seigneur, toi qui as fait sortir l'eau du rocher, fais sortir des larmes du rocher de mon cœur». Le cœur dur, le cœur qui n'est pas ému, ne sait pas pleurer. Je me demande: combien de personnes, devant les images de guerres, de n'importe quelle guerre, ont réussi à pleurer? Certaines oui, j'en suis sûr, mais beaucoup ont échoué. Elles commencent à se justifier ou à attaquer. Non, cela (ndlr : le Saint- Père montre le cœur): vous devez vous en occuper. Et Jésus nous touche ici. Aujourd'hui, Vendredi Saint, devant Jésus Crucifié, laissez votre cœur être touché, laissez-le vous parler avec son silence et sa douleur. Vous parlez à ces gens qui souffrent dans le monde: ils souffrent de la faim, ils souffrent de la guerre, ils souffrent beaucoup de l'exploitation et de toutes ces choses. Que Jésus vous parle et s'il vous plaît, vous, ne parlez pas. Silence. Laissez-le faire et demandez la grâce de pleurer.
Combien les religions peuvent faire pour éliminer cette désertification des cœurs. Combien et quelles paroles voulez-vous aussi adresser aux évêques orthodoxes?
Oui, eux aussi préparent Pâques avec nous avec une semaine de décalage, car ils suivent — même les catholiques orientaux —, ils suivent le calendrier julien, pas grégorien. J'en profite pour adresser un message de fraternité à tous mes frères évêques orthodoxes, qui vivent cette Pâques avec la même douleur avec laquelle nous, moi-même et de nombreux catholiques la vivons. Ce n'est pas facile d'être évêque... et Dieu merci ce n'est pas facile! C'est pourquoi je ne comprends pas ceux qui veulent devenir évêques! Ils ne savent pas ce qui les attend! Mais je profite de cette occasion pour saluer tous les évêques orthodoxes, en tant que frères dans la foi.
Il y a une autre phrase que Jésus prononce sur la croix: «Père, pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font». Le pardon. Vous avez dit que tendre l'autre joue ne signifiait pas souffrir en silence, céder à l'injustice. Jésus aussi, nous avez-vous rappelé, dénonce l'injustice, et vous avez précisé qu'il le fait sans colère ni violence, et même avec tendresse. Votre Sainteté, comment peut-on être gentil ou pardonner à toutes ces personnes qui nous ont blessés, ces personnes qui tuent des innocents, ces personnes qui ont blessé non seulement physiquement, mais aussi psychologiquement?
Je vous donne ma recette. Si je n'ai pas commis ce mal, c'est qu'il m'a arrêté avec sa main, sa miséricorde. J'en suis sûr parce que sinon, j'aurais fait tellement [choses] comme ça, tellement de mal. En cela je peux dire que je suis un témoin de la miséricorde de Dieu. Pour cela je ne peux pas condamner quelqu'un qui vient demander pardon. Je dois toujours pardonner. Chacun de nous peut dire cela de lui-même dans son schéma personnel (ndlr: examen de conscience). C'est vrai que je ne pourrai peut-être pas sur le plan émotionnel: «Viens, embrasse-moi» . Non, peut-être que je vais être en colère ! Mais je dis: «Seigneur, enlève ma colère, je pardonne, mais je ne ressens pas le sentiment du pardon. Je pardonne. Toi, arrange-toi pour apporter ce pardon…».
Le pardon a une racine uniquemenet divine.
Oui, le pardon est une chose comme ça à la fin.
Je pense aussi à la solitude, pour revenir à Jésus sur la croix, je pense à tous ces gens qui, également après le Covid, ont perdu leur emploi. Votre Sainteté, il y a beaucoup de gens qui vivent dans ce type de difficultés. Quelles paroles d'espoir voulez-vous leur donner ?
Le mot clé que vous venez de dire est espérance. L’espérance n'est pas faire des caresses et dire: «Ah, tout va passer, ne t'inquiète pas». L'espérance est une tension vers l'avenir, vers le Ciel aussi. C'est pourquoi la figure de l’espérance est l'ancre: l'ancre jetée là et moi avec la corde là, pour y arriver, pour résoudre des situations, mais toujours avec cette corde. L'espérance ne déçoit jamais, mais elle vous fait attendre. L'espérance est la servante de la vie catholique, de la vie chrétienne. C'est véritablement la plus humble des vertus. Elle est cachée, mais si vous ne l'avez pas [à portée de] main, vous ne trouverez pas le bon chemin. L’espérance est ce qui vous fait trouver le bon chemin. Avoir de l'espérance ce n'est pas avoir l'illusion: «Je vais … [ voir ] quelqu'un qui lit dans mes mains … cela ira bien. Non, ce n'est pas ça, l'espérance. L'espérance est la certitude que je tiens en main la corde de cette ancre jetée là. Nous aimons beaucoup parler de foi, de charité : regardez la ! L'espérance c'est un peu comme la vertu cachée, la petite, la petite de la maison. Mais c'est la plus forte pour nous.
C'est donc aussi le message pour les jeunes, parce que je pense à eux qui voient un peu leur avenir arraché de leurs mains: vous le disiez très clairement plus tôt. C'est la raison pour laquelle aussi ils planifient peu, ils ne croient pas toujours aux relations durables, ils ne fondent pas de famille. Bref, disons que même au niveau institutionnel, ils ne sont pas beaucoup aidés. Alors, quelles paroles voulez-vous leur dire?
Qu'ils ne confondent pas [l’] espérance avec l’optimisme. L’optimisme, nous pouvons l'acheter dans un kiosque. Vous savez, ça se vend, l’optimisme! Mais l'espérance est autre chose. L'espérance, c'est d'être sûr que nous nous dirigeons vers la vie. Il y a un poète argentin qui — un grand poète — [il y a] une phrase, un -poème, qui m'a toujours frappé, une définition de la vie: «La vie est une mort qui arrive». Non, la vie n'est pas une mort qui arrive: la vie c’est, peut-être, de la mort pour arriver à la vie! L'espérance en cela est forte: c'est cette corde d'ancrage. Elle ne déçoit jamais! Mais elle est humble, elle est vraiment la servante de la vie chrétienne. Mais souvent ce sont les serviteurs qui mènent de l’avant la vie d'une famille.
Je termine, Votre Sainteté. Aujourd'hui nous sommes Vendredi Saint, mais l'histoire du salut ne s'arrête pas là. Heureusement, l'Evangile a une happy end car il y a la résurrection de Jésus: c'est le centre de l'histoire du salut. Alors, quel est votre souhait pour cette Pâques?
Une joie intérieure. Il y a un psaume qui dit: «Lorsque le Seigneur nous a délivrés de Babylone, nous avions l’impression [de] rêver». Le cri de joie. C'est la joie. Mon souhait est de ne pas perdre espoir, mais la véritable espérance - qui ne déçoit pas - est de demander la grâce de pleurer, mais de pleurer de joie, de pleurer de consolation, de pleurer d'espérance. J’en suis certain, je le répète, nous avons besoin de pleurer plus. Nous avons oublié comment pleurer. Demandons à Pierre de nous apprendre à pleurer comme il l'a fait. Et puis le silence du Vendredi Saint.
Votre Sainteté, il est presque trois heures. Comment devrions-nous vivre cette heure, aujourd'hui?
(ndlr Il ne répond pas, il reste silencieux).
Puis-je vous embrasser au nom de tout le monde? Merci, Sainteté! Merci.
Merci à vous. Que le Seigneur vous bénisse!