ANGLETERRE
Cet article a été publié dans le numéro de septembre 2017
La possibilité de se préparer à vivre le discernement comme le centre de sa propre vie spirituelle n'a pas toujours été une perspective accessible aux femmes. La preuve en est l'histoire complexe et douloureuse de Mary Ward, née dans le Yorkshire en 1585, à une époque de persécution pour les catholiques. Des temps également difficiles pour une jeune femme qui, dès l'adolescence, ressentit le désir de défendre, de témoigner et de diffuser la foi catholique et qui voulait le faire de la façon dont l'Esprit le lui dictait, en refusant l'idée que les femmes étaient des créatures faibles et inconstantes, à destiner au mariage ou à la vie conventuelle. Tenace mais pourtant docile, indépendante et cependant obéissante jusqu'au martyre spirituel, Mary resta courageusement à l'écoute d'un appel qui ne lui fut révélé que graduellement, entre les incertitudes, des changements de point de vue difficiles et des signaux forts.
«Prends le même que la Compagnie [de Jésus]» avait-elle entendu retentir dans son esprit en 1611, après une longue période de méditation à la recherche de la volonté de Dieu. C'est pourquoi elle pensa fonder une congrégation modelée sur les constitutions de la Compagnie de Jésus dépendant directement du Pape, exemptée de l'obligation de clôture et consacrée à l'apostolat en terre de mission et en particulier à l'éducation féminine. C'est ainsi que naquirent dans différentes villes européennes des instituts qu'elle voulait voir dirigés par une supérieure générale. Mais son programme et les tentatives répétées d'obtenir l'approbation du Saint-Siège furent un échec, au point qu'en 1631 le Pape Urbain VIII décida la suppression de la congrégation. Accusée d'hérésie et emprisonnée pendant quelques mois dans le monastère des clarisses de Munich, Mary refusa de signer la déclaration de culpabilité préparée par les inquisiteurs. Lorsqu'on l'autorisa à rentrer en Angleterre, elle continua à œuvrer, avec quelques compagnes, tout d'abord à Londres puis dans la petite ville d'Heworth, où elle mourut en 1645.
Sa mission éducative en faveur des femmes, sa proposition d'un apostolat féminin exempt de clôture furent le fruit d'une spiritualité axée sur le discernement. Tous ses écrits, ainsi que ses prières, attestent que la pratique du discernement s'accrut et mûrit dans le temps, devenant un véritable pèlerinage spirituel à la recherche de ce que Dieu voulait d'elle et pour elle. Sur ce chemin, la prière et la méditation, selon le modèle des Exercices spirituels d'Ignace de Loyola furent déterminantes. La prière de Mary, qui au début était «paralysée par le sens du devoir et pleine de scrupules», devint familière jusqu'à devenir extraordinairement libre et confiante dans la vérité effective de Dieu qui travaillait en elle. «Je prie tous ceux qui lisent cette histoire», écrivit-elle dans l'incipit de son autobiographie, «de ne pas me juger sur mes faiblesses et fréquentes chutes de la grâce, mais de reconnaître en revanche la vérité de Dieu qui travaille en moi, et de le remercier pour sa bonté». Et elle ne craignit pas d'affirmer: «Dieu était très proche de moi et en moi (...) je le vis entrer dans mon cœur et s'y cacher».
De ses notes précieuses prises pendant les retraites spirituelles, sous la direction des jésuites Roger Lee et John Gerard, ressortent la fraîcheur extraordinaire, l'authenticité et la générosité d'esprit avec lesquelles Mary Ward vivait la réalité de l'incarnation, en invitant également ses compagnes à trouver Dieu dans les petites choses, comme dans les grandes. Ces pages évoquent le besoin de chaque âme humaine de se libérer de ce qui les attache de manière démesurée aux choses terrestres, y compris les structures de pouvoir et de domination, pour ensuite pouvoir voir et aimer ces mêmes choses avec une «indifférence» ignatienne, c'est-à-dire avec la liberté intérieure de celui qui «rapporte tout à Dieu» et en vertu de laquelle «nous pouvons être qui nous semblons et sembler qui nous sommes». L’amour pour cette liberté intérieure, objet constant de sa prière, l'aida tout d'abord à accueillir et ensuite à raconter, dans une lettre adressée à Roger Lee, la révélation qu'elle eut de l'état qu'elle définit comme l'«âme juste», un état de nature intégrée, principe et fin ultime de toute créature humaine. Une sainteté de la vie ordinaire, que Mary Ward invoquait pour son propre institut et pour tous, admirablement résumée dans l'une de ses prières:
« O géniteur des géniteurs / Ami de tous les amis / Sans que je Te le demande / Tu m’as pris sous tes ailes / A petits pas tu m’a écartée / de tout ce que Tu n’es pas afin que / je puisse Te voir, T’aimer / … / O heureuse liberté nouvelle / Origine de tout mon bien ».
Discerner signifie non seulement être attentifs aux grâces que l'on reçoit dans la vie de tous les jours et les interpréter, mais surtout être capables de distinguer les mouvements qui proviennent du bon esprit de ceux qui leur sont opposés. Mary, qui avait une grande familiarité avec les règles ignatiennes du discernement des esprits et avec la méditation des «deux étendards» le savait bien. «Ce qui me dérange intérieurement et engendre un trouble ne vient pas de Dieu» commenta-t-elle, «car l'Esprit de Dieu apporte toujours avec lui un sentiment de liberté et de grande paix». En 1611, lorsqu'elle elle entendit les paroles : «Prends le même que la Compagnie», elle en reconnut l'origine divine car celles-ci, écrit-elle, lui donnèrent «un grand réconfort et une grande force et elles transformèrent son âme, au point qu'elle ne put douter qu'elles venaient de celui dont les paroles sont des œuvres».
Quand elle recevait la confirmation de l'authenticité de ses moments d'illumination intérieure, aussi guidée par ses directeurs spirituels, elle n'avait pas crainte de s'abandonner avec confiance à la volonté de Dieu, également prête à affronter ce qui lui était inconnu, également prête, conformément à Jésus, à embrasser la croix du mal et les limites du monde. «Mon cœur est prêt, ô Dieu! Mon cœur est prêt! Place-moi où tu le veux». Et aussi: «Ni vie ni mort, mon Dieu, mais que ta sainte volonté soit faite en moi. Fais ce que tu considères comme le mieux; je ne demande qu'une chose, fais que je ne t'offense plus et que je n'omette pas de faire ta volonté».
Sa défense du rôle des femmes ne fut autre qu'un corollaire de sa profonde spiritualité fondée sur la pratique du discernement au nom d'une veritas Domini vécue, la vérité de Dieu qui n'est pas déterminée par des concepts de différences de genre ou des catégories imposées par la société ou la tradition. Quand Thomas Sackville dit d'elle et de ses compagnes : «Cela peut aller quand elles sont au début de leur ferveur, mais la ferveur passera et quand tout finira ce ne sont que des femmes», Mary, s'adressant à ses compagnes, dit: «Que pensez-vous de cette expression, “ce ne sont que des femmes”? Comme si nous étions en tout inférieures à quelque autre créature que l'on présume être les hommes (...) il n'y a pas une telle différence entre les hommes et les femmes qui aurait pour effet que les femmes ne puissent pas faire de grandes choses et j'espère de tout cœur que l'on verra que les femmes en accompliront beaucoup». A une autre occasion, elle entendit un prêtre dire qu'il n'aurait pas voulu être une femme pour rien au monde, car une femme ne savait pas contempler Dieu. «Je n'ai pas répondu — raconte Mary — j'ai seulement souri, même si j'aurais pu répondre, car j'avais eu exactement l'expérience du contraire. J'aurais pu avoir compassion de son manque de jugement, mais non, il possède le jugement, ce qui lui manque est l'expérience».
Mary Ward nous invite également aujourd'hui au discernement, afin que, comme elle, nous le pratiquions pour notre salut, en le mettant ensuite au service des âmes. C'est ce qu'avait compris à l'époque John Wilson qui, ce qu'on ne sait pas, dédia le livre de méditation de Vincenzo Bruno (1614) à Mary Ward et à ses compagnes qui – écrivit-il – étaient en train de travailler «pour le bien spirituel des autres» et en particulier des pauvres et, j'ajouterais, quelle que fut la pauvreté dont il s'agissait: pauvreté intellectuelle, pauvreté d'esprit, pauvreté de cœur.
Ce n'est qu'en 1703 que les disciples de Mary Ward furent reconnues comme congrégation. Il fallut attendre 1877 pour recevoir l'approbation définitive de leur Institut de la Bienheureuse Vierge Marie de la part du Saint-Siège, une concession faite à la condition que n'apparaisse pas le nom de Mary Ward. Après quelques décennies, le climat changea cependant. En 1909, Mary Ward fut officiellement reconnue comme la fondatrice et, en 1921, le cardinal Bourne eut des paroles d'admiration pour cette «pionnière» de l'instruction féminine, approuvant sa «clairvoyance surnaturelle» et sa «persévérance héroïque». Au congrès mondial de l'apostolat laïc, en 1951, Pie XII la définit comme une «femme incomparable» et, en 1985, aussi bien le cardinal Ratzinger que Jean-Paul II en louèrent l'obéissance. Les temps étaient mûrs. En 2003, la congrégation adopta les constitutions ignatiennes et prit le nom, à l'exception de la branche de Lorette, de Congregatio Iesu. Quatre cents ans plus tard, les paroles «Prends le même que la Compagnie» s'étaient concrétisées. En 2009, on a enfin attribué à Mary Ward le titre de vénérable pour la pratique héroïque des vertus qu'elle exerça pendant sa vie.
Francesca Bugliani Knox
Comité de Direction de Femmes Eglise Monde
Qui est-ce
Née en Angleterre en 1585, à l'époque des persécutions contre les catholiques, elle est un précurseur d'une forme de vie religieuse féminine qui ne comportait pas la clôture.
Elle comprit l'importance d'une solide formation pour les femmes, ce qui la rapprocha de la Compagnie de Jésus dont elle voulut adopter la spiritualité et le style de vie. En 1609, elle fonda l'Institut des Dames anglaises. Celles-ci étaient consacrées à l'apostolat et n'étaient pas liées à une Règle, sans habit ni clôture. En 1877, l'Institut fut appelé de la Bienheureuse Vierge Marie et, à partir de 2004, Congregatio Jesu.