ITALIE
Cet article a été publié dans le numéro d'octobre 2015
Sœur Eugenia Bonetti est une rivière en crue. Elle parle de sa mission, de ses rencontres avec « les femmes de la rue et de la nuit » avec la passion de celle qui a consacré une vie à cela et en consacrerait aussi une autre, si c'était possible. Au siège de l'Usmi, où elle coordonne les sœurs des différentes congrégations qui luttent contre la traite et l'esclavage, elle raconte les initiatives et les projets avec la fraîcheur et l'enthousiasme d'une jeune femme. Et pourtant, elle a derrière elle des décennies de travail, de labeur et de mission.
Depuis 20 ans, vous vous occupez de la traite des femmes, de ce que François a appelé l'esclavage du vingt-et-unième siècle. Pourquoi ?
Ce n'est pas mon choix, quelqu'un l'a fait pour moi. J'ai travaillé pendant de nombreuses années en Afrique et les femmes ont été mes maîtres. D'elles, j'ai appris l'accueil, la joie, le partage. Les femmes africaines, dans leur pauvreté matérielle, sont extraordinaires. Lorsque je suis rentrée en Italie, je suis tombée en crise. J'ai senti que j'avais trahi ma vocation. Je voulais retourner en Afrique jusqu'à ce que je fasse une rencontre à la Caritas de Turin, où je travaillais. Je m'en souviens bien : c'était le 2 novembre 1993 et j'ai rencontré Maria, une femme nigériane, une prostituée malade avec trois enfants, sans papiers. Elle a bouleversé ma réalité missionnaire, la façon dont je vivais ma vocation. Le Seigneur me l'a envoyée pour me faire comprendre que la mission n'était pas une question géographique. Maria m'a aidé à entrer dans le monde de la nuit et de la rue. Par la suite, j'ai rencontré beaucoup de femmes comme elle : esclaves, femmes brisées, objets méprisés, jetables. Exploitée par mes compatriotes qui prétendent être catholiques à quatre-vingt-dix pour cent. J'ai compris que je devais être proche d'elles. Et, comme Maria, à travers nous les sœurs, elles ont compris la différence entre ceux qui les exploitaient et ceux qui les aidaient sans rien attendre en retour.
C'est donc la rencontre avec une femme qui a marqué le début de votre mission ?
Un nouveau monde s'est ouvert. Au contact de ces femmes, j'ai commencé à comprendre que nous n'avions pas à faire à la prostitution, mais à un nouvel esclavage. Au cours de ces années, la police elle-même ne connaissait pas l'existence de la traite. Seulement nous, les religieuses, avons compris. Dans les rues de Turin, il y avait trois mille femmes qui « servaient » cinq régions différentes. Nous nous sommes approchées d’elles avec des propositions concrètes : étude de la langue, assistance médicale, travail. Je servais de lien entre notre monde et le leur, ma connaissance de leur langue et de leurs pays me facilitait la tâche.
Quel était votre plus gros problème au cours de ces années ?
Nous pouvions les aider, mais nous ne pouvions pas leur donner une reconnaissance juridique. Les passeports étaient entre les mains des trafiquants. Elles avaient subi des rites vaudous et étaient convaincus qu’elles répondaient à des divinités à travers ce qu'elles faisaient : c'était pour le bien de leurs familles. Si elles ne l'avaient pas fait, leur esprit se serait envolé. Elles devaient payer leur dette aux trafiquants et aux « madames ». A l'époque, il s’agissait de dizaines de millions. Aujourd'hui, il s’agit de soixante ou soixante-dix mille euros. Pendant ce temps, elles se détruisaient corps et âme.
Vingt ans ont passé. Aujourd'hui, vous travaillez avec 250 personnes issues de 80 congrégations différentes. Le travail contre la traite des êtres humains a progressé.
Oui. Nous avons effectué une demande au gouvernement afin qu'il reconnaisse l'existence de l'esclavage, nous avons fait connaître cette réalité aux parlementaires, nous avons obtenu en 1998 une loi pour intervenir contre la traite. Une fois la traite reconnue, nous avons pu ouvrir des maisons d’accueil pour les femmes qui tentaient de se libérer de l'esclavage. En 2000, j'ai déménagé à Rome pour coordonner le travail des congrégations religieuses qui ouvraient des maisons d’accueil. C'était l'année du Jubilé, nous voulions laisser un signe positif, nous voulions vraiment briser les chaînes, libérer les esclaves. Et le faire cette même année. C'est pourquoi 13 congrégations ont ouvert les portes de leurs couvents à ces femmes. Et 250 religieuses ont commencé leur travail dans les maisons familiales, dans les centres d'écoute, dans les unités de rue. Nous avons compris que nous devions unir nos forces. Tout le monde devait prendre ses responsabilités : le gouvernement, l'Eglise, les écoles, les familles, les médias.
La prostitution et la traite des êtres humains sont des mondes difficiles à percer : beaucoup d'efforts et peu de résultats. En a-t-il été de même pour vous ?
En 2000, nous avons donné aux congrégations la possibilité de vivre l'année sainte de manière concrète, nous avons ouvert nos couvents. Depuis lors, plus de six mille femmes ont été sauvées. Elles ont été accueillies et aidées. Nous leur avons obtenu des papiers, des permis de séjour, des passeports.
Quelle est aujourd’hui la situation de la traite ? Par rapport à l’an 2000, y a-t-il eu des progrès ou un recul ?
Il y a une donnée négative : la crise économique a pesé sur les femmes qui ont réussi à sortir de l'esclavage. Elles sont les premières à perdre leur emploi. Et c'est là qu’entre en jeu l’imagination de la charité. Pour aider celles qui n'y arrivent pas et ne peuvent plus vivre en Italie, nous avons réalisé un projet de rapatriement assisté et financé. Nous avons pris contact avec les religieuses des pays d'origine. Nous avons appelé les sœurs nigérianes, nous leur avons fait part de la situation, des dangers que couraient ces femmes. A partir de 2013, nous avons demandé à Caritas des fonds pour un projet. Aux jeunes filles nigérianes qui rentrent chez elles, sont payés le voyage et un logement pendant deux ans et elles reçoivent en plus quelques ressources pour ouvrir un commerce. Nous essayons de résister ; le gouvernement a peu d'argent, de nombreuses organisations à but non lucratif ont fermé, mais avec peu de moyens, nos congrégations parviennent à faire tant de choses. Il existe désormais un réseau appelé Talitha Kum qui coordonne les sœurs dans les pays d'origine, de transit et de destination des femmes afin de les soustraire à l'esclavage.
Avez-vous été soutenues dans votre mission ? Par exemple, avez-vous pu impliquer des congrégations religieuses masculines ?
Pas jusqu'à présent. Nous peinons beaucoup pour leur faire comprendre. Il y a très peu de personnes sensibles. Pourtant, ce serait important : si nous ne parvenons pas à les faire travailler avec nous, la culture sous-jacente ne changera pas. Et dans les paroisses, dans les sermons des prêtres, il n'y a jamais une allusion à la réalité que nous essayons de combattre. Ils disent que c'est une affaire de femmes. Je réponds non, c'est une affaire d'hommes. S'il y a neuf millions de demandes de prostitution chaque mois, c'est une affaire d'hommes. Et, puisque nous sommes en Italie, des catholiques, hommes. Notre travail à venir vise à impliquer les paroisses, les diocèses, les conférences épiscopales. Nous espérons que le 8 février, lors de la journée mondiale contre la traite des êtres humains, interviendra le caractère concret du Pape François.
Depuis 2013, vous vous rendez au centre d'accueil de Ponte Galeria, à Rome : que parvenez-vous à faire pour ces femmes ?
Nous y allons tous les samedis : et là nous rencontrons le désespoir absolu. Ces femmes n'ont rien, seulement le lit dans lequel elles dorment, et elles ne font rien du matin au soir. Elles n'ont même pas de lieu pour se retrouver toutes ensemble. Elles ne savent rien de leur avenir. Nous faisons ce que nous pouvons : nous les mettons en contact avec leur pays d'origine, nous essayons de les accueillir dans nos maisons. Parfois, nous avons l'impression de ne pas avancer. Quelqu'un nous l’a même dit. Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Savez-vous ce qu'une sœur a répondu ? « Nous faisons ce que la Vierge a fait sous la croix ». Elle ne pouvait rien changer mais elle est morte avec son fils.
Face au grand exode de celles et ceux qui fuient la guerre et la faim, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui parlent aujourd'hui de la nécessité de l'accueil : qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Pour moi accueillir signifie donner un avenir à une femme, lui dire qu'elle n'est pas seule, lui faire comprendre qu'il peut y avoir de l'amour et de la joie dans sa vie.
Quel est le rapport à la foi des femmes que vous rencontrez sur la route ?
Les nigérianes nous demandent immédiatement le chapelet et la Bible. Elles se nourrissent de la parole de Dieu, elles sont plus religieuses que nous. Elles vivent une terrible dichotomie. Maria me disait : chaque matin, avant de quitter le trottoir, je demandais pardon au Seigneur. Je savais que ce que je faisais était mal, mais je savais aussi que le soir, je reviendrais.
Tolstoï a dit : la prostitution était là avant Moïse et après. Elle existera toujours. On ne peut que constater la vérité des deux premières affirmations : que répondre à la troisième ?
Il y a la prostitution volontaire et celle forcée. Dans le premier cas, la femme utilise son propre corps, mais dans le second, c'est de l'esclavage. Une femme aux mains des trafiquants doit effectuer quatre mille prestations pour payer sa dette. A la fin, ce n'est plus elle. L'Afrique ne peut pas se permettre de détruire une génération de femmes. Si c'est le cas, c’est la mort de tout un continent.
Ritanna Armeni
Journaliste et écrivaine, membre du comité de direction de « Femmes Eglise Monde »
Qui est sœur Eugenia Bonetti
Née à Bubbiano (Milan) en 1939, sœur Eugenia Bonetti est entrée chez les missionnaires de la Consolata à l'âge de vingt ans. Envoyée au Kenya en 1967, elle y est restée pendant 24 ans. De retour en Italie, elle a d'abord vécu à Turin, puis à Rome, où elle a été nommée responsable du bureau « Traite, femmes et mineurs » de l'Union des supérieures majeures d'Italie (Usmi). Parmi ses nombreux prix, elle a reçu en 2011 le prix Servitor pacis de la Path to Peace Foundation de la mission permanente du Saint-Siège auprès des Nations unies.