Fragile, imparfaite, mais vitale comme une danse. Et avec une ligne de résistance. Entretien avec Chiara Giaccardi
Quand on m'a offert l'occasion de connaître les réflexions de Chiara Giaccardi sur la famille, un thème vaste comme l'océan, en particulier son analyse sur la ligne de résistance de la famille dans un espace-temps social très rapide et de plus marqué par l'expérience traumatisante de la pandémie, je ne saurais dire pourquoi, mais ce qui est apparu dans mon esprit, sans lien évident lors des premières tentatives d'organiser mes pensées, a été le titre d'un roman de l'écrivain israélien Eshkol Nevo lu il y a quelques années.
Un très beau roman, Le cours du jeu est bouleversé, merveilleusement traduit en italien par Ofra Bannet e Raffaella Scardi qui sont d'ailleurs mère et fille. Ce n'est pourtant pas un roman sur la famille au sens strict. Il a pour protagonistes quatre amis proches de la trentaine, un âge où ils ont déjà partagé leur jeunesse et donc leurs études, l'armée, de nombreux rêves et leurs premières amours. Ce qui les lie comme les atomes d'une molécule, même dans les moments où ils sont physiquement éloignés, est une énergie émotive profonde, une chimie des sentiments nourrie par le besoin de se confronter sur chaque aspect du quotidien et sur les portes qui, à l'improviste, s'ouvrent sur l'avenir. Ils regardent à la télévision la finale de la Coupe du monde de 1998. La France joue à domicile, à Paris, contre le Brésil. Et tous les quatre essayent d'imaginer « qui » et « où » ils pourraient être lors de la prochaine finale. Ils l'écrivent même sur un bout de papier, qu'ils doivent conserver comme un secret pour le découvrir ensemble au championnat du monde qui aura lieu en 2002. C'est à cet instant-là que commence une danse intense de rapprochements et d'éloignements qui, au fond, est le cœur même des mouvements entre amis.
Mais je me demande si nous ne pourrions pas dire la même chose pour la famille? Le sens insaisissable d'une famille peut-il être représenté comme une chorégraphie? Peut-on l'imaginer comme une danse? Désormais prisonnier de cette similitude, il ne me reste plus qu'à la partager, à partir de là, de cette sensation de corps en mouvement, en profitant du fait que le regard de Chiara Giaccardi ne s'arrête pas à la seule dimension professionnelle – Chiara enseigne la sociologie et l'anthropologie des médias et elle dirige la revue «Communications sociales» de l’Université catholique –. Son regard est enrichi par la dimension existentielle, car avec son mari Mauro Magatti, sociologue et économiste, elle danse dans une famille élargie et colorée par de nombreux enfants, biologiques et adoptifs, qui ont grandi dans l'enceinte d'une famille encore plus vaste, celle de l'association Eskenosen, une “tente” plantée à Côme, comme l'écho de symboles, près du lac du même nom.
Chiara explique: «En 2006 (l’année de la Coupe du monde en Allemagne gagnée par l'Italie!), grâce à la généreuse hospitalité de l'Institut séculier des Filles de Sainte Angela Merici, Compagnie de Sainte Ursule, nous avons aménagé un vieil édifice pour pouvoir y vivre et accueillir dans le même temps des familles de migrants. Cela a permis de leur offrir une installation temporaire et un voisinage attentif, inspiré par l'écoute et le partage, en vue de leur insertion dans le tissu sociale de la ville». Pourquoi Eskenosen? L’inspiration renvoie au verset de Jean : «Et le verbe se fit chair et il vint habiter parmi nous». Dans une traduction littérale il faudrait dire : «Il planta sa tente parmi nous» ou bien «il devint une tente parmi nous», d'où le terme Eskenosen, un verbe au passé qui contient le mot « tente ». «Et dans cette tente, Mauro et moi, au cours des années, et surtout ces deux dernières années marquées par la pandémie, nous avons pu apprendre, avec nos enfants et avec les autres familles, que si l'on n'avance pas cordée, on tombe». Dans l'une des préface de l'exhortation Amoris laetitia signée avec Mauro, Chiara Giaccardi a défini la famille comme «un patrimoine de l'humanité». Ce n'est pas le drapeau d'un groupe politique ou d'un mouvement religieux, mais «un lieu extraordinaire de relation et de croissance qui appartient à tous». Ludwig Wittgenstein avait probablement raison: le même mot peut recouvrir, dans la bouche de plusieurs personnes, des acceptions complètement différentes. Et le mot « famille » ne fait pas exception. «Le covid – poursuit Chiara – nous a obligés à comprendre à quel point la famille est fondamentale. Si les familles n'existaient pas, la société n'aurait pas tenu pendant la pandémie. La famille a été une école, je pense à l'enseignement à distance, elle est devenue une infirmerie, en raison des quarantaines incessantes, et aussi un parc de jeux, même dans des espaces réduits et des contextes qui n'étaient pas adaptés pour l'être. Les familles ont donc su réinventer, d'un jour à l'autre, un quotidien doté de sens et également d'une certaine beauté. C'est pourquoi l'image de la danse est bien trouvée: la famille est une chorégraphie imparfaite, fragile, mais cependant un mouvement, qui est l'essence de la vie. Sans mouvement nous sommes amputés, nous ne sommes pas vivants». Georges Bernanos pensait la même chose quand, dans Monsieur Ouine, il observait: «On parle toujours du feu de l'enfer, alors que l'enfer est froid». L’enfer est le contraire du mouvement, il est la cristallisation du dynamisme intérieur. Il est de la glace et pas une flamme chatoyante.
Chiara soutient alors que toute cette chorégraphie des désirs imparfaits – parce que vrais – «ne peut être expérimentée sans hypocrisie qu'en famille, là où les liens ne sont pas révocables et ne sont pas choisis. Si la scénographie, le modèle dominant, prévoit que tout soit calculable à l'extérieur, la danse en famille ne l'est pas. Si tout doit être parfait à l'extérieur, ce n'est pas la cas entre les murs de la maison: en famille, on fait l'expérience de l'altérité, de l'imprévisible dans la vie quotidienne, on célèbre également les difficultés et l'imperfection humaine». Le confinement physique, au cours des longues semaines des divers lockdown ou quarantaines, a tout au moins eu l'effet positif de faire redécouvrir la qualité des relations familiales, avec leur contenu d'imperfection. Ainsi, non seulement la « santé » a dépassé le « travail » dans la macro-échelle des valeurs, mais la confiance dans les personnes qui incarnent les liens d'affection les plus proches, à partir des liens parentaux – comme les indicateurs de bien-être subjectif l'ont indiqué – a sensiblement augmenté. Dans certains cas, le confinement a bien sûr aussi exaspéré les dynamiques interpersonnelles pathologiques, généralement préexistantes. Toutefois, d'un point de vue démoscopique, la « confiance dans la famille » a cependant grandi. Le problème, souligne Chiara Giaccardi, est que tout autour des nombreuses « tentes » plantées dans le monde contemporain, «le climat culturel se démontre hostile à la famille. Et c'est précisément pour cette raison qu'il révèle avoir un regard myope». Avec sa pensée existentielle souvent cynique, un autre écrivain français, cette fois-ci contemporain, fait dire au protagoniste de son dernier roman: «La famille et la vie conjugale, tels étaient les deux pôles restants autour desquels s'organisait l'existence des derniers occidentaux dans cette première moitié du vingt-et-unième siècle – réfléchit Paul Raison, aux prises avec une société condamnée sans appel et presque résigné à survivre dans Anéantir de Michel Houellebecq –. D'autres formules avaient été envisagées, en vain, par des personnes qui avaient eu le mérite de saisir la détérioration des formules traditionnelles, sans toutefois réussir à en concevoir de nouvelles, et dont le rôle historique était donc entièrement négatif. La doxa libérale continuait à vouloir ignorer le problème, entièrement imprégnée de la conviction naïve que l'attraction du profit pouvait remplacer tout autre motivation humaine et pouvait, à elle seule, fournir l'énergie mentale nécessaire pour maintenir une organisation sociale complexe. Cela était clairement faux, et il semblait évident à Paul que tout le système serait allé vers un gigantesque effondrement, dont pour le moment il n'était pas possible de prévoir la date, ni les modalités».
Le « système » est celui désormais dominé par la rationalité numérique telle que l'interprète et l'asservit le libérisme soutenu par la force de la technologie. C'est une structure qui se base sur l'identification de la gouvernementalité logarithmique, «sur ce que Gilles Deleuze – nous dit Chiara Giaccardi – appelait, il y a déjà trente ans, la « société du contrôle », où les individus sont devenus des « dividuels », de simples échantillons de données statistiques pour les marchés, résultat d'un processus d'individualisation radical». Nous n'en sommes presque jamais conscients quand nous achetons quelque chose sur Amazon ou que nous naviguons sur le réseau, mais l'intelligence artificielle, qui remplace les prestations de l'homme dans de nombreux domaines du travail, a déjà commencé à les réorganiser entièrement. De quelle manière? En agissant sur le temps, en soumettant le temps du travail et celui du quotidien domestique à des logiques d'ordinateur. Le trio de l'augmentation de la surveillance, de l'évaluation algorithmique et de la modulation du temps frappe en profondeur la structure même de la société, en connectant – comme le suggère par exemple la chercheuse Kate Crawford – une microphysique du pouvoir, c'est-à-dire la discipline des corps et de leurs mouvements à travers l'espace, à une macrophysique du pouvoir, une logistique des temps et des informations planétaires qui innerve toute la planète. Et elle arrive même « en famille ». Chiara Giaccardi a poursuivi sa réflexion sur ces mouvements profonds et sur leurs impacts quotidiens dans le livre, écrit avec Mauro Magatti, Nella fine è l’inizio. In che mondo vivremo (Il Mulino, 2020) : «Houellebecq, avec son regard dur, souvent tranchant, réussit à décrire la crise que nous traversons et il nous invite ainsi à aller au-delà, suggérant peut-être la nécessité de dépasser l'approche moraliste, parfois pharisienne, dans laquelle de nombreux catholiques sont emprisonnés». C'est sans doute sur ce plan que la pandémie «nous a probablemente réveillés. Pour libérer la pensée et le discours sur la famille des déserts stériles et des oppositions idéologiques dans lesquels le débat contemporain les a relégués. Aujourd'hui, nous pouvons dire que la famille n'est pas une simple agence de socialisation, une cellule de la société ou un noyau fonctionnel de rôles sociaux. La famille n'est pas cela, pas plus qu'une catégorie sociologique ou un modèle rigide et immuable. La forme de la famille, comme dans une danse, a changé au cours du temps et elle a dépassé ses déclinaisons historiques à partir de sa forme traditionnelle», qui est probablement encore celle d'une image d'épinal. «Il devrait désormais être évident que dans la famille, le sens prévaut sur la fonction». Et la précède, laissant ainsi place au désir: «Mauro et moi, comme tant de parents pendant la pandémie – dit Chiara –, nous avons directement ressenti le sens de la limite et du manque, mais qui ouvre souvent à la gratuité. Les vers de Margherita Guidacci me viennent à l'eprit: «Seul l'impossible rend possible la vie de l'homme. Tu fais bien de poursuivre le vent avec un seau. Par toi, et seulement par toi, il se laissera capturer». Ce n'est que là où le sens prévaut sur la fonction, c'est-à-dire dans la famille imparfaite, que tous deviennent indispensable: le grand-père avec l’Alzheimer, la sœur qui explose en colère, le bébé du voisin qui pleure et nous réveille au cœur de la nuit, un enfant porteur de handicap». Des fragilités humaines de personnes qui, dans un système voué à la perfection, seraient en revanche considérées comme des obstacles et des empêchements, qui deviendraient des rebuts. Voilà alors une définition possible, au-delà des idéologies: «La famille est un noyau relationnel stable dans le temps, affectivement chaud, centré sur des rapports de réciprocité et de soin dans l'échange entre les genres et les générations». Pour arriver à cette définition et dépasser ainsi les dogmatismes – explique Chiara Giaccardi – le travail de l'Observatoire national sur la famille institué au Ministère a également été important. Chiara y a participé en tant que coordinatrice du Comité technique et scientifique. «Nous avons en effet réussi à tracer un parcours de participation, transparent, un parcours inclusif. Un dialogue dialogique et non dialectique, attentif aux différentes positions et sensibilités qui deviennent une richesse uniquement quand la préoccupation n'est pas idéologique. Nous sommes en réalité partis d'un terrain commun, sur lequel faire converger les divers points de vue: l’attention aux mineurs en premier lieu. L’attention aux enfants qui ne naissent pas, à ceux qui souffrent de toutes les conditions qui, comme le dit l'article 3 de notre très belle Constitution, empêchent le développement complet de la personne humaine et laissent transparaître les vrais visages de l'inégalité: la pauvreté éducative, la pauvreté matérielle, les parents qui ne réussissent pas à harmoniser les temps de la famille et ceux du travail, pour des raisons qui ne dépendent souvent pas d'eux». Parfois tout simplement parce que ce sont des parents isolés. Le changement de rythme est un changement de perspective, il demande donc de concevoir la famille comme le nœud d'un filet: «On a besoin de frontières ouvertes, de relations allant au-delà des murs d'appartements toujours plus petits et inhabitables, on a besoin de la capacité de repenser les lieux mêmes où l'on vit». Et il faut se libérer de l'obsession que le mot « famille » puisse en fixer une fois pour toutes la forme et également la substance. Les mots peuvent aussi devenir des prisons mentales dont il est compliqué de sortir. Il est peut-être utile de penser que les mots ne sont pas des arbres mais des forêts, des bois à explorer pour trouver dans l'ombre toutes les nuances des objets qu'ils représentent à travers la langue. «Nous pourrions ainsi nous rendre compte – soutient encore Chiara Giaccardi – à quel point la famille est « emblématique », car elle représente une fenêtre sur la complexité, l'un des rares lieux où l'on peut saisir l’intersectionnalité des processus. Mais si on ne le comprend pas, on ne peut pas agir de manière utile et régénérative après la pandémie. On peut aussi se rendre compte à quel point la famille est “transductive” et “résiliente“, étant donné qu'elle a transformé les incompatibilités en de nouvelles formes pour affronter les points critiques, y compris la pandémie. Romano Guardini le disait bien: «La famille représente l'obstacle naturel le plus fort contre l'absorption de l'individu». En somme, ce que l'Observatoire cherche a développer est une herméneutique contextuelle, «la seule que nous considérons capable de permettre le changement nécessaire dans un contexte où l'on cherche à combattre la dénatalité et où les politiques pour la natalité et les instruments tels que les crèches, les allocations familiales, une fiscalité adaptée, sont certainement nécessaires, mais pas suffisants». Monoparentale ou de fait, sa forme patriarcale étant en déclin dans le monde contemporain occidental, la famille ne pourrait pas survivre toute seule. Et ceux qui en paieraient le prix seraient surtout les jeunes garçons et filles qui, jamais autant que ces deux dernières années, ont souffert du froid de la solitude existentielle et de ce sentiment d'égarement, de manque de référence et de « maison », qu'un présent amputé de la profondeur perspective de l'avenir transforme en une froide prison. Chaque famille, rappelle le Pape François, «est toujours une lumière, même faible, dans l'obscurité du monde». C'est une petite flamme fragile, qui malgré tout, continue à danser.
Marco Girardo
Journaliste du quotidien «Avvenire»