FEMMES EGLISE MONDE

Curie

La théologienne “atypique”
qui part du peuple

(photo Wikimedia Commons)
05 février 2022

Ne nous laissons pas dompter. Jamais. Continuons à être passionnées, attrayantes, à parler à travers  le langage de la parole et du corps. Continuons à enchanter. Il est à présent plus nécessaire que jamais de recommencer à enchanter le monde. Assurément, nous courrons le risque d'être prises pour des folles, comme le furent considérées les béguines il y a des siècles. Mais cela en vaut la peine. C'est pourquoi je répète: ne nous laissons pas dompter». Tel est le rêve pour les femmes, à l'intérieur et en dehors de l'Eglise, d'Emilce Cuda, la “théologienne qui sait lire le Pape François”. On l'appelle désormais ainsi. C'est la “faute” d'une recension de son livre Lire François, publié en Italie chez Bollati Boringhieri. «C'est  Austen Ivereigh, journaliste, ami et profond connaisseur de la vie du Vatican, qui m'a définie ainsi, en jouant sur les mots du titre…», elle sourit, en écartant ses cheveux très noirs laissés libres sur ses épaules, elle qui est la chef de bureau de la Commission pour l'Amérique latine, ayant été nommée par le Pape en juillet dernier avec le nouveau secrétaire, le Mexicain Rodrigo Guerra. C'est la première femme qui recouvre cette fonction. «Un poste qui a une forte valeur symbolique, indépendamment de la fonction réelle et de la capacité opérative. Ce qui confirme l'attitude du Pape à l'égard du monde féminin».

François et les femmes, une question qui est débattue depuis le début du pontificat. Certains l'accusent de faux réformisme ou d'immobilisme, d'autres d'ouvertures excessives et dangereuses. «Le Saint-Père lance des processus. C'est ce qui compte pour lui», affirme la théologienne “qui sait le lire”. «Je n'ai jamais eu et je n'ai pas la prétention d'“interpréter” le Pape. A travers mon essai et mes interventions à cet égard, je cherche seulement à expliquer aux lecteurs, en particulier aux non spécialistes, le contexte social, culturel, ecclésial, politique de l'Argentine dans laquelle s'est formé  Jorge Mario Bergoglio. Une sorte de traduction culturelle non linguistique afin que l'opinion publique puisse comprendre en profondeur ses paroles». Presque un devoir moral pour une « porteña » – c'est-à-dire née à Buenos Aires – de pure souche. Et pas une porteña quelconque: Emilce Cuda est l'une des plus grandes expertes de Théologie du peuple, de péronisme, de populisme, de mouvements populaires et d'organisations syndicales. Une multitude d'intérêts en ligne avec son curriculum universitaire, de tout respect: la nouvelle chef de bureau de la Pcal a étudié parallèlement la théologie et la philosophie, pour ensuite se consacrer à temps plein à la première. Et obtenir – un fait nouveau à cette époque pour une femme – un doctorat en théologie morale à l'Université pontificale catholique argentine (Uca). «Morale sociale», précise Emilce Cuda. «On circonscrit souvent la morale catholique à la bioéthique. En réalité, celle-ci n'est que  l'un des deux secteurs. L’autre est la morale sociale. S'y consacrer implique l'étude de la politique, de l'économie, de la société, pour ensuite se prononcer, du point de vue de la doctrine catholique, sur ces questions. Cependant, quand nous le faisons, en particulier si nous parlons en défense des exclus, nous sommes accusés de “faire de la politique”. En réalité, nous ne faisons que ce qu'il nous revient de faire: les théologiens de morale sociale. Je me suis spécialisée dans cela». En outre, le titre d'Emilce Cuda est signé par le cardinal Bergoglio, à l'époque grand chancelier de la Uca de Buenos Aires. L'un des nombreux fils rouges qui unit la  “théologienne atypique” et le premier Pape argentin de la catholicité,  avec l'amour pour Buenos Aires, le tango, la fréquentation des milieux populaires et de l'Eglise incarnée dans ceux-ci. Ce sont les religieuses de la Divine Bergère qui ont enseigné à la future universitaire à lire la Doctrine sociale de l'Eglise. «Et cela a marqué ma vie – souligne-t-elle –.  J'ai toujours eu le désir de mettre mes connaissances à disposition pour soulager les souffrances des personnes les plus désavantagées. Je proviens moi-même d'une famille humble, je connais donc bien les sacrifices du peuple qui travaille pour survivre jour après jour».

«Je n'ai pas besoin que l'on m'explique ce que signifie travailler avec ses mains, je l'ai fait moi aussi».  Je sais ce que cela veut dire quand ton corps te fait mal et que tu ne peux pas t'arrêter. C'est autre chose par rapport au travail intellectuel. A présent, je suis prise du lundi au lundi, mais cela n'est pas comparable», dit Emilce Cuda qui, avant d'être une professeure et une chercheuse estimée, a été couturière et dessinatrice de mode, comme le démontre son élégance impeccable et  son goût pour des vêtements à la fois sobres et originaux. Cependant, elle n'est pas arrivée à l'étude de la théologie seulement par foi, mais bien en raison d'une «inquiétude disciplinaire-scientifique». «Je distingue toujours les domaines: d'une part, il y a le credo, le travail pastoral et missionnaire, de l'autre l'étude».

Pour accéder à la faculté de Philosophie, publique et gratuite de la prestigieuse Université de  Buenos Aires (Uba), il était nécessaire de passer un examen  ultra-sélectif. Confectionné sur mesure pour les anciens élèves des lycées publics et privés réservés aux héritiers de l'élite et non pour ceux qui, comme Emilce Cuda, avaient fréquenté les écoles catholiques de banlieue. L’alternative était d'opter pour les études de Théologie à la Uca. «Mais elle était privée et je ne pouvais pas me la permettre». Le cul-de-sac s'est de manière inattendue transformé en une double possibilité. «J'ai su, presque en même temps, que j'avais passé l'épreuve d'admission à la Uba et que j'avais reçu, grâce à l'intervention de Lucio Gera, pilier de la Théologie du peuple, une bourse d'étude pour la Uca». Au lieu de choisir, Emilce Cuda a décidé de faire toutes les deux, en fréquentant les deux facultés. «Cela m'a donné un avantage immense. J'avais à disposition deux bibliothèques. Celle “canonique” de l'université catholique et celle séculière de la Uba». Ce n'est qu'au terme de ce double parcours qu'est arrivée  l'option définitive pour la Théologie et le long apprentissage avec des maîtres de l'envergure  d'Ernesto Laclau à la Northwestern et Juan Carlos Scannone au Colegio Máximo de San Miguel. «Je ne pouvais donc m'occuper que de morale sociale». Un domaine qui l'a conduite à se confronter avec des univers considérés “masculins”, comme les mouvements politiques et les syndicats. En plus de batailler pour se faire une place dans les structures ecclésiastiques, à l'époque bien peu inclusives à l'égard des femmes. «Dans le monde séculier, on ne me prenait pas au sérieux comme théologienne. Quand j'ai présenté mon projet sur la Théologie du peuple au principal institut de recherche argentin, ils l'ont repoussé d'emblée le définissant comme une “programme d'auto-aide” plutôt qu'une enquête scientifique». C'est de cette étude qu'a été tiré l'un des premiers articles sur la figure de Jorge Mario Bergoglio, après son élection. Malgré les difficultés, Emilce Cuda croit que l'alliance entre les genres est la clé pour un développement harmoneux de la société. Et de l'Eglise. «Cette dernière partage les mêmes problèmes que la société dans un contexte de mondialisation.

«La racine de l'exclusion féminine est la même que celle de l'exclusion des pauvres», affirme la théologienne. Et, comme pour eux, la première forme de mise au rebut est l'invisibilisation. «Prenons la main d'œuvre informelle, une catégorie dans laquelle rentrent deux milliards de personnes. Leur travail, fait à la journée pour survivre, fournit un apport fondamental à l'économie, mais il n'est pas comptabilisé. Dans les statistiques officielles, ils n'existent pas. C'est pour la même raison que l'on dit souvent qu'il n'y a pas de femmes dans l'Eglise. Parfois, ce sont les femmes elles-mêmes qui le disent, en renforçant ce récit qui rend invisible. Cela dépend de ce que nous entendons par Eglise. Si c'est seulement la hiérarchie, c'est vrai. Mais si, comme l'affirme le Concile Vatican ii , c'est le Peuple de Dieu, alors les femmes sont présentes et comment. Ce sont elles qui se chargent de transmettre la foi et de soutenir aussi matériellement l'Eglise. A ceux qui objectent que l'absence concerne les postes de direction, je réponds qu'il s'agit d'une question préalable à affronter: reconnaître les nombreuses travailleuses déjà présentes, souvent sans salaire. Pourquoi est-ce que ce sont toujours les femmes qui finissent par faire les tâches humbles?».

Toutefois, pour Emilce Cuda, comme les pauvres, les femmes ont la vertu théologale de l'espérance. Il s'agit de la dynamo qui les «met en action», la force qui leur permet de «soigner et de recycler la vie». «Non seulement elles la reproduisent, mais elles la conservent vivante entre la naissance et la mort. C'est pourquoi je rêve que les femmes ne cessent jamais d'être des femmes. Leur capacité de séduire et d'enchanter est importante pour la rédemption, dans la politique, dans l'Eglise, dans la société. Nous devons redevenir amoureux d'un projet commun. Qui peut nous faire redevenir amoureux à part les femmes?».

Lucia Capuzzi
Journaliste de « Avvenire »


Emilce Cuda
 nommée en juillet 2021 par le Pape chef de bureau au sein de la Commission pontificale pour l'Amérique latine  (Pcal), elle est la première femme à occuper cette position exécutive. Dans le bulletin de la salle de presse qui en donnait la nouvelle, elle était qualifiée de   "professeure de Théologie à l'Universidad Católica Argentina et à la St. Thomas University (Etats-Unis d'Amérique)", mais l'histoire d'Emilce Cuda a également un autre aspect. Née en 1965 à Buenos Aires,  mariée, deux enfants, elle est la première femme argentine à avoir obtenu un doctorat pontifical de Théologie morale et elle a également une formation politique, ayant étudié Philosophie politique à la Northwestern University, l'une des universités les plus célèbres et prestigieuses des Etats-Unis, avec le philosophe Ernesto Laclau. Et elle est considérée comme la femme qui connaît le mieux la pensée du Pape venu du bout du monde, car elle est la disciple du jésuite Juan Carlos Scannone – théoricien de la Théologie populaire et également enseignant de Jorge Mario Bergoglio  –  ainsi que l'autrice du livre “Lire François”, première analyse approfondie des racines théologiques argentines de la pensée du Pape.  Avec sa nomination, en même temps que celle du philosophe mexicain Rodrigo Guerra López, comme secrétaire, le Pape François rentend relancer la Pcal, un organe de la Curie institué par Pie  xii en 1958 pour écouter et soutenir les Eglise de ce continent. La commission est présidée par le Préfet de la Congrégation pour les évêques,  le cardinal Marc Ouellet.