Inversion de rôles entre Romana Guarnieri et Giuseppe De Luca
« Je maudissais cette tête qui n'en finissait pas de penser, et ce cœur qui était toujours agité : Et je me retrouve avec une confiance et une sérénité dont je n'arrive pas à comprendre l'origine... je me sens en sécurité... Tout en moi est gratitude, rien d'autre que gratitude, comme cela, pour tout et pour tous ; je ne peux pas vous dire exactement ce que je ressens » (lettre 21, 23 février 1939, « Tra le stelle e il profondo ». Correspondance entre Giuseppe De Luca et Romana Guarnieri 1938-1945, Morcelliana).
Nous sommes vers la fin des années trente. Elle, Romana Guarnieri (1913-2004), est une jeune et brillante élève issue d'une famille bourgeoise italo-hollandaise ; lui, le père Giuseppe De Luca (1898-1962) est un prêtre aux humbles origines méridionales, dont le rêve est de promouvoir la culture catholique à des niveaux toujours plus élevés et moins provinciaux. Leur relation sera une relation particulière, nous pourrions dire un exemple, parmi les plus intenses de tout le vingtième siècle, d'« une relation excellente femme-prêtre » et qui, comme dans la meilleure tradition, a vu souvent la femme prendre le contrôle de la direction spirituelle. Mais la nature de leur rapport spirituel ne se limite pas à cette inversion de rôle fréquente. L'échange entre eux, fait d'approfondissements théologiques, existentiels, théologiques et pratiques, comme la fondation des éditions d'Histoire et Littérature, conçue non seulement comme une maison d'édition certes importante, mais comme une véritable entreprise spirituelle et culturelle. On ne parlera jamais assez de l'excentricité de cette rencontre : elle, avide de vie, moderne et laïque, passionnée de littérature et d'art « complètement ignorante et désintéressée – comme elle le dira – en ce qui concerne l'église et la religion », se convertit pour devenir « une béguine », « au même niveau que le prêtre », défiant les courants et les modes qui voudraient la femme sécularisée et émancipée en dehors de toute dimension religieuse et encore moins ecclésiale. Sa conversion aussi éclatante que durable, a lieu par l’intermédiaire de ce prêtre romain dans le cadre la formation tridentine qui cultive le rêve d'une reconstruction érudite de la tradition catholique dans la confrontation rapprochée avec la culture laïque la plus élevée, ainsi qu'avec la piété populaire des simples et des derniers. Oxymores et polarités, approfondissements mystiques mais aussi projets culturels et politiques rationnels nous renvoient à un échange entre deux vies qui est vrai, authentique, immédiat et direct, mouvementé et émotionnel, dans lequel les niveaux s'entrecroisent et chacun peut saisir un fragment plutôt qu'un autre d'une fresque quoi qu'il en soit très dynamique. Mais on ne comprend ce dont il s'agit véritablement que d'un commentaire posthume de Romano Guarnieri elle-même ; ses souvenirs nous restituent la dimension réelle de leur rapport, dévoilent sa substance spirituelle, presque sacramentelle, car il s'agit d'une véritable confession, qui met dans le creuset la conversion toute la vitalité de la relation, ses besoins et ses pulsions. De Giuseppe De Luca, grâce à la recherche pionnière de Luisa Margoni, In partibus infidelium (Einaudi), nous connaissons le parcours tourmenté, les amitiés intellectuelles, les réalisations importantes. De Romana Guarnieri, on connaît les recherches sur les formes d'agrégations féminines qui n'ont pas donné lieu à une fondation conventuelle monastique à proprement parler, comme le « bizzocaggio », des études reprises par l'historienne et amie Gabriella Zarri et par des chercheuses engagées dans l'étude de la religiosité féminine. Ses plus grandes intuitions concernent la mystique féminine : la « découverte » de la mystique hollandaise Marguerite Porete, auteure du Miroir des âmes simples, brûlée avec son livre en 1310, et reprise, en particulier par Luisa Muraro, féministe et théoricienne de la pensée de la différence.
En revanche, très peu a été écrit à propos de la relation entre Guarnieri et De Luca, et les choses les plus belles ont été précisément écrites par Romana dans les années 80 et 90 sur la revue « Bailamme », un périodique, comme le disait le sous-titre, de spiritualité et de politique, autour duquel se confrontaient d'étranges têtes pensantes, catholiques, anciens communistes, juifs, féministes, laïcs, consacrés. Désormais au seuil des 80 ans, la très lucide et volcanique érudite, dans une rubrique de cette revue intitulée Ricordando, revenait en mémoire aux moments importants de leur relation. Cela donne lieu à des aperçus historiques de la Rome de l'occupation allemande et de l'après-guerre, des récits savoureux sur les plus grands intellectuels, sur les hommes de la curie, sur les hommes politiques de l'époque ; des portraits d'une mémoire de haut niveau, écrits avec cette vivacité expressive qui est l'une des caractéristiques constantes de sa communication éprouvée dans les genres littéraires les plus divers, allant des lettres aux essais scientifiques, aux articles pour les journaux et revues, auxquels elle se consacrera jusqu'aux derniers jours de sa vie.
Sa conversion a lieu en effet au beau milieu des impulsions de la jeunesse, et prend la forme d'un renoncement radical, d'un abandon de tout, de la part d'une jeune néophyte qui ne sait rien sur l’église ni sur la religion, quand « dans mon ignorance et ma simplicité totale, chaque parole biblique avait une saveur particulière, immédiate, qui me touchait au plus profond de mon être et venait de la profondeur des siècles comme si elle m'avait été dite, uniquement à moi et à personne d'autre. Bienheureuse saison de l'enfance spirituelle, une saison qui elle aussi ne revient plus, jamais plus. L'âme aussi a ses âges, et celui de la maturation n'est pas toujours facile à porter... ».
C'est ce qu'écrit Romana dans un Ricordando (« Bailamme » n. 10, décembre 1991), quand elle raconte que, le premier juin 1943, après le dur ultimatum de ses parents, le père Giuseppe et elle décidèrent « sur le champ : assez ! ».
« Nous sommes sortis de chez moi bouleversés, et nous étant mis en marche, sans avoir la moindre idée d'où nous serions allés, après avoir récité avec dévotion un Je vous salue Marie et une invocation à mon ange gardien, d'une façon qui rappelle le saint François des Fioretti », arrivés à la Porta San Pancrazio et ayant pris la descente vers Saint-Pierre, nous avons frappé à la porte du premier petit couvent que nous avons trouvé sur notre chemin et nous avons demandé à parler à la mère supérieure ».
Une déchirure, une rupture, ne plus regarder en arrière, comme le jeune homme riche de l'Evangile. Le trouble émotif, le marasme existentiel de la jeune Romana, vécu avec un orgueil conscient de ses nombreuses qualités intellectuelles et humaines, qui la font se sentir si proche de la parabole des talents, est donc la toile de fonds de sa conversion rapide, de son amour et de son abandon au Seigneur.
Le père Giuseppe en est l'intermédiaire et l'inspirateur ; avec elle il est, avant tout, un prêtre. Et c'est ainsi que Romana veut le décrire :
« En parlant du père De Luca, de nombreuses personnes finissent par parler du très grand écrivain, de l'extraordinaire érudit, de l'humaniste cultivé, de l'homme politique secret, de l'ami sans égal : autant de choses vivantes, réelles et très nobles en lui, doué comme peu de personnes : mais ils oublient de parler du meilleur, de ce qui lui tenait le plus à cœur dans le monde : être prêtre » et véritablement un prêtre, un prêtre (« Bailamme, n. 1, avril 1987).
Dans le même temps, nous pourrions dire de Romana : outre son talent d’érudite, on sait peu de sa foi, de son lien total avec la tradition en vivant pleinement l'esprit du Concile Vatican II, du fait qu'elle était « béguine », défiant les courants des modes conciliaires qui voulaient la femme émancipée, « au même niveau que le prêtre ». Et sans doute précisément grâce à cette identification féminine, elle a vécu sereinement la dernière période de sa vie, dans ce moment si compliqué pour l'Eglise et pour le monde, dans lequel elle dut vieillir. Une foi joyeuse, non dénuée d’agitation, dus à ce caractère indomptable, parfois irascible, sur lequel elle a essayé de travailler avec patience et modestie, mais avec lequel elle devait composer et qu'elle a fini par accepter.
Difficile, disions-nous, d'imaginer une polarité plus extrême de par le caractère, les convictions et les appartenances, qui se mêle dans une relation spirituelle et amoureuse très puissante et qui se fonde sur la passion commune pour Dieu.
Emma Fattorini
Professeure d'Histoire contemporaine “La Sapienza”, Rome