Un ouvrage splendide de Paolo Portoghesi, «Borromini. Sa vie et ses œuvres»

L’architecture
est un art «parlant»

La chapelle Spada à San Girolamo della Carità (la balustrade est transformée en un tissu soutenu par les anges)
23 juin 2021

C’est un héritage «bouleversant» que nous a laissé Francesco Castelli, qui à vingt-huit ans changea son nom en celui de Borromino ou Borromini. L’adjectif est utilisé de manière appropriée et à juste titre par Paolo Portoghesi dans la préface de son splendide ouvrage, intitulé Borromini. La vita e le opere (Milan, Skira éditeur, 2019, 630pp., 90,00 euros): il est bouleversant, parce qu’un tel héritage s’impose par sa richesse, par sa variété articulée et pleine de fantaisie, ainsi que par sa proximité avec les questions de la culture moderne.

Cet ouvrage, en tenant compte du débat critique et philologique qui s’est développé au cours du temps sur l’œuvre de Borromini, se fixe pour objectif de mettre à la disposition des chercheurs un instrument qui incite à enquêter sur tous les aspects — architectoniques, symboliques, philosophiques, religieux — d’un héritage précisément bouleversant, qui ne finit jamais, à chaque fois qu’il est examiné par les spécialistes, de produire des talents d’une valeur excellente.

Paolo Portoghesi guide le lecteur par la main au cours d’un trajet — accompagné et enrichi par un appareil iconographique suggestif — qui reparcourt la production borrominienne et le corpus des dessins originaux. On entre ainsi dans l’atelier où sont conçus les projets de l’architecte (et de ses collaborateurs) accompagnés par une documentation photographique qui représente une invitation à découvrir, écrit Paolo Portoghesi, «l’inépuisable capacité créatrice qui va de l’organisme au détail le plus minutieux, de la beauté exemplaire de ce qui est simple à la complexité inépuisable du mélange entre les formes et les significations».

Dans l’introduction de l’Opus Architectonicum, on lit: «Je ne me serai jamais consacré à cette profession, dans le but d’être seulement un copiste». Borromini — fait remarquer l’auteur — a voulu donner à ces paroles la valeur d’une déclaration de principe, mais la recherche de la nouveauté, observe-t-il, n’implique pas pour lui la négation du passé. En con-séquence, celui qui a tenté d’interpréter cette assertion et, en général, l’œuvre borrominienne dans le sens d’une rupture violente avec la tradition «s’est ensuite retrouvé dans l’impossibilité de concilier une telle poétique avec la vérité des faits, avec l’infini réseau de relations qui relient le langage de Borromini à l’histoire».

Pour celui qui est habitué à considérer comme inconciliables la tradition et l’innovation, la tolérance et la rigueur, la raison et le sentiment, la force et la douceur, l’œuvre de Borromini — affirme Paolo Portoghesi — est «destinée à rester mystérieuse et contradictoire, étant donné que l’objectif de sa recherche est la synthèse productive des opposés, la démonstration d’une relativité substantielle des valeurs de la forme». Du reste, la multiplicité des sources qui ont contribué à former son goût et son style est telle qu’elle met dans l’embarras» celui qui veut retrouver des choix univoques et définitifs, et qu’elle oblige, contre toute conclusion schématique, à reconstruire le parcours tout entier d’une formation autodidacte, «visant non seulement à la connaissance de la culture du temps, mais également à l’identification de ses racines historiques».

C’est dans ce sens que Paolo Portoghesi utilise l’expression significative de «retour humaniste» de Borromini, pour indiquer le sens de sa recherche d’une refondation théorique de l’architecture comme fait de connaissance: un parcours qui se déroule le long d’une trajectoire qui voit Borromini passer de la condition d’humble artisan à celle d’architecte et, dans le même temps, à protagoniste d’un fervent débat culturel.

Au sein d’une méthode aussi rigoureuse que claire, Paolo Portoghesi articule son enquête sur la production borrominienne en étapes distinc-tes: un chapitre est consacré aux premières œuvres; un autre aux œuvres de la maturité; un autre encore est focalisé sur les dernières œuvres. Un chapitre suivant se concentre ensuite sur les œuvres mineures, non réalisées ou détruites. Si l’héritage est bouleversant, le lecteur ne peut lui aussi qu’être bouleversé en reparcourant une production aussi vaste et foisonnante, à laquelle ne fait jamais défaut, malgré la quantité imposante de travail accumulée, la qualité toujours excellente.

Palazzo Barberini et San Carlo alle Quattro Fontane font partie des premières œuvres. La Bibliothèque alexandrine, le palais de la Sapienza, Saint-Jean-de-Latran, le palais Pamphili sur la place Navone, le palais Giustiniani, le palais Carpegna (pour n’en citer que quelques-uns) appartiennent aux œuvre de la maturité. C’est à la dernière phase de sa production que remontent, entre autres, le collège de Propaganda Fide, Sant’Andrea delle Fratte, la sacristie de Saint-Pierre, la chapelle Falconieri. Parmi les œuvres mineures, mais toujours d’une excellente et délicieuse facture, figurent l’ermitage du cardinal Barberini à Monte Mario, l’autel majeur de Sant’Anastasia, la bibliothèque angélique sur la place sant’Agostino, villa Martinelli à Monte Arsiccio.

La partie du livre consacrée au langage de Borromini et à la couleur est particulièrement intéressante: l’analyse sur ce thème part d’une perspective à caractère psychologique. En effet, Paolo Portoghesi affirme qu’un aspect déterminant de la psychologie borrominienne est sa manière de comprendre son propre travail. Dans sa jeunesse, il exerça pendant de nombreuses années le métier de tailleur de pierre, cherchant ainsi à gagner sa vie. Mais quand il décida de devenir architecte, il ne voulut aucune rémunération, et il offrit son œuvre gratuitement, «sachant que ce désintéressement est également une garantie de liberté».

Dans le même temps, Paolo Portoghesi souligne le fait que Borromini tendait à forcer les limites de l’architecture comme art doté de structures autonomes, pour en faire un art «parlant», c’est-à-dire ayant un langage propre qui s’approche du langage verbal, avec l’objectif déclaré de faire participer l’imagination, la pen-sée et le sentiment.

Par rapport à l’architecture de tradition classique (dont le code repose sur une interprétation objective des rapports entre les éléments constructifs et sur la référence à une série de proportions privilégiées, inspirées de la lecture géométrique du corps humain) l’architecture borrominienne tend à se distinguer à travers l’utilisation généralisée de «figures» qui ont des analogies avec celles de type littéraire. «La colonne de la tradition classique — explique Paolo Portoghesi —, qui est un soutien ou un instrument de subdivision rythmique, tend à s’enrichir de connotations variables, elle devient ainsi contrefort, chanfrein d’angle et même tirant ou axe d’un mouvement rotatoire suggéré à la perception subjective».

Dans la même optique, la corniche, qui est la sublimation linguistique de la poutre et des structures de couverture, «devient un moyen de liaison sollicité par une tension interne qui s’oppose à la désagrégation de l’organisme, alors que sa triple stratification en architrave, frise et corniche est utilisée — explique Paolo Portoghesi — pour calibrer l’intensité de la liaison entre les éléments de la structure et établir une hiérarchie, en laissant dominer tour à tour la continuité des éléments verticaux et celle répétée des points de jonc-tion horizontaux».

Parmi les figures du langage borrominien ressortent la métaphore, l’antithèse, l’allégorie, la prosopée. De même que revêt un rôle significatif l’oxymore, si cher aux lettrés du xvii e siècle. Cette figure, observe Paolo Portoghesi, constitue «le côté paradoxal» de son architecture, qui est tissée «de choix révolutionnaires et de subtiles analyses historiques, de violents épisodes plastiques et de vibrations très délicates». Dans ce panorama ne pouvait donc pas manquer l’oxymore, qui se produit en rapprochant deux situations contradictoires. Il est alors facile de constater «la douce dureté» des célèbres balustres de l’Oratoire des Philippins, de San Carlino ou de l’autel Filomarino, où la surface froncée par les arrêtes est rendue douce par l’incurvation concave, par la torsion qui produit des effets de «sfumato» et «semble évoquer, sous une peau lisse tendue, une structure rigide, une sorte de squelette linéaire».

Dans leur ensemble, les opérations du langage borrominien — déclare l’auteur — tracent une méthode où raison et sentiment, calcul et émotivité se fondent comme des aspects d’une volonté unitaire de libération du dogme d’un classicisme entendu comme principe d’autorité et comme ensemble de règles immuables. Une libération qui postule également de se soustraire à un technicisme myope et défaitiste de la génération précédente, et à l’empirisme générique et approximatif de ses rivaux, absorbés dans la célébration du présent.

«C’est la libération — écrit Paolo Portoghesi — des inhibitions que l’évolutionnisme vasarien avait instauré à l’égard des témoignages du passé qui n’entraient pas dans la généalogie officielle de l’art de la renaissance. C’est la libération du langage architectonique d’une spécificité et d’une pureté autonome affirmée au détriment de l’efficacité communicative».

Gabriele Nicolò