Le père Ardura évoque les cent ans de la réconciliation entre la France et le Saint-Siège

Comment servir au mieux
le bien commun

Le président Emmanuel Macron et le Pape François lors de sa visite au Vatican en juin 2018
23 février 2021

Le Siège apostolique et la «fille aînée de l’Eglise» entretiennent de très anciennes relations diplomatiques, initiées sous la monarchie. A partir du xvie siècle — plus précisément sous le règne de François ier —, la France veillera à ce qu’un ambassadeur permanent réside dans la Ville éternelle; cette tradition perdurera jusqu’en 1905, année de la rupture — après celle plus brève sous Napo-léon ier.

Les premières frictions remontent aux années 1880, lorsque la iiie République commence à adopter toute une série de lois anti-congréganistes: celles sur l’enseignement scolaire, puis sur la liberté d’association, et enfin celle sur la séparation des Eglises et de l’Etat qui vient parachever cet éloignement. C’est ainsi que durant seize années, le siège de l’ambassade française à Rome demeurera vacant.

Le père Bernard Ardura, président du Comité pontifical pour les sciences historiques retrace pour nous le fil de ces événements jusqu’à la réconciliation.

Depuis 1880, la iiie République vote une série de lois préjudiciables à l’Eglise catholique et à ses institutions (lois Jules Ferry, mars 1880; loi sur la liberté d’association, juillet 1901; loi Combes, juillet 1904 et loi de séparation des Eglises et de l’Etat, décembre 1905). Quel regard le Saint-Siège porte-t-il sur cette législation anti-congréganiste?

Pour bien comprendre ce qui est arrivé en 1880 concernant ce qu’on appelait les congrégations religieuses — lesquelles comprennent les grands ordres et les congrégations de fondation récente —, il faut se rappeler que la République française ne fait qu’appliquer, en la durcissant, une législation qui datait de l’Ancien Régime: en France, les religieux ne pouvaient avoir d’existence légale qu’à la condition de recevoir des lettres patentes du roi, du conseil d’Etat, ou du parlement. C’est pour cette raison qu’en 1880, on décrète la dissolution des instituts religieux qui ne jouissent pas de cette existence légale.

En 1880, les communautés sont donc dissoutes mais les propriétés restent à leurs propriétaires personnels. Tandis qu’en 1905, nous allons avoir une spoliation complète. Elle va commencer avec les religieux en 1903; il s’agit d’expulser manu militari tous ceux qui ne jouissent pas de cette fameuse reconnaissance légale. Il y a donc une montée anticléricale qui peu à peu se durcit, et ceci, au moment où le Pape est extrêmement populaire: il s’agit alors de Léon xiii (…) mais cela n’empêche pas un mouvement très fort, au sein duquel la franc-maçonnerie est agissante (…). Et puis, 1905 signe la rupture des relations diplomatiques.

Le Saint-Siège assiste à cette évolution et encourage les religieux à faire ce qu’ils peuvent, continuer leur mission de la façon qu’ils jugeront la plus appropriée. C’est ainsi que beau-coup de religieuses enseignantes enlèvent leur voile pour continuer à enseigner dans les écoles. Donc nous allons avoir une attitude pragmatique.

Rappelons-nous aussi que c’est le moment où se manifestent une solidarité et une générosité extraordinaires de la part des fidèles, qui vont aider l’Eglise à acquérir de nouveaux biens. C’est à la fois une période de grande souffrance qui va diviser la société française et en même temps un moment d’émulation et d’engagement très fort de la part des fidèles.

Le Pape Pie x s’est-il senti -trahi? Car après tout, son prédécesseur en 1892 avait appelé les catholiques français à accepter et respecter les institutions républicaines. Rome avait tendu la main à la France…

A la différence de Léon xiii, Pie x était avant tout — si je puis user de cette expression — un Pape religieux. Il n’est pas un Pape à la dimension politique ou internationale très développée. C’est un homme qui est préoccupé par la vie spirituelle, par l’Eglise, par les fidèles, etc. Je crois qu’il ne voit pas ces événements de 1905 comme une trahison, mais bien comme une persécution de l’Eglise.

En quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle permis un rapprochement?

Prenons l’exemple des religieux qui ont continué à vivre en communauté. Qu’ont-ils fait? Ils se sont exilés en Belgique, en Suisse, en Italie, en Espagne et en Angleterre. Au moment de la déclaration de guerre, que font-ils? Ils rentrent spontanément en France pour prendre les armes et défendre la patrie. Ainsi, pendant quatre années de -guerre, dans les tranchées, se retrouvent en-semble des communistes, des socialistes, des radicaux, des francs-maçons, des prêtres diocésains, des séminaristes, des militants de l’Action catholique… C’est ce qu’on a appelé l’Union sacrée. Et à la fin de la -guerre, cela s’est traduit par des liens d’amitié extrêmement forts, qui ont été scellés dans le sang, la peur et les combats. De la sorte, c’est l’opinion publique qui est favorable à l’Eglise et au clergé. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, on peut dire que toutes les conditions extérieures sont réunies pour qu’il y ait une véritable réconciliation.

Les points de contentieux sont là, on les connaît. Qu’en est-il des convergences de vues entre le Vatican et Paris?

Il existe des intérêts communs; les uns sont politiques, les autres essentiellement religieux. Parmi les politiques, nous avons le soutien à la Pologne et c’est un élément extrêmement important au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il y a aussi l’avenir de la Rhénanie, parce que là se trouve une grande partie de l’industrie des machines de guerre.

Puis, le sort des Capitulations. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, parmi les bouleversements que va connaître le monde, il y a la disparition de l’Empire ottoman; et l’ensemble des territoires qui en faisaient partie, en particulier au Proche-Orient, va devenir un grand souci pour le Saint-Siège et pour la France aussi. La question du protectorat des chrétiens du Proche-Orient y est liée. La France et le Saint-Siège vont donc devoir s’entendre pour protéger cet ensemble de communautés, qui sont diverses par les rites, les origines et les cultures.

Vient ensuite la question du choix des évêques, celle des missions aussi. Prenons l’exemple de l’Allemagne qui perd ses colonies — Togo, Cameroun et Tanganyka; celles-ci passent aux mains des Anglais et des Français. Le départ des missionnaires allemands va donner lieu à un investissement supplémentaire des missionnaires français. Compte-tenu de ce bouleversement complet, l’Etat colonisateur et le Saint-Siège doivent s’entendre, là aussi.

Finalement, qu’est-ce qui va sceller la réconciliation?

C’est une femme, qui n’est pas d’aujourd’hui mais de toujours: -Jeanne d’Arc. Lors de sa canonisation, le gouvernement français enverra pour la première fois un ambassadeur extraordinaire: l’académicien Gabriel Hanoteaux. (…)

Le 20 mai 1920, il est reçu par Benoît xv et tous deux abordent la question de la reprise des relations diplomatiques. Le 30 novembre, la chambre des députés vote les crédits pour la réouverture de l’ambassade à Rome et Charles Jonnard sera nommé premier ambassadeur le 17 mai 1921. Ceci avec un accord sur deux points: le maintien des lois laïques et un accord sur la façon dont serait effectué le choix des évêques.

De quelle manière ces lois françaises ont-elles permis au Saint-Siège de renouveler ses relations diplomatiques avec les Etats?

Vu le contexte conflictuel dans lequel s’est opérée la séparation, les catholiques ont eu une vision très pessimiste de ces lois. Et de fait, elles ont été injustes. Or, lorsqu’on regarde la loi de séparation, elle n’entend pas être contre l’Eglise. Rappelons-nous que depuis le concordat de Napoléon (1801), le Pape devait se contenter de donner l’investiture canonique aux évêques, alors nommés par le gouvernement. N’oublions pas que les évêques français n’avaient absolument pas le droit de se rencontrer ou de se réunir. Donc avec l’abolition unilatérale du concordat et sa dénonciation par le gouvernement français, l’Eglise recouvre une certaine liberté! Elle perd son patrimoine mais retrouve sa liberté.

Avec cette loi, la France manifeste le désir de voir la fin de l’intervention directe de l’Eglise dans le gouvernement de l’Etat. On sépare donc les institutions, chacune est compétente dans son propre domaine. L’Etat ne finance aucun culte, mais il les respecte et laisse la liberté à tous de croire, de ne pas croire ou de changer de religion. Donc de ce point de vue, il y a une lecture un peu moins négative que celle faite au moment du conflit.

Cette loi de 1905, encore sujette à de nombreuses et vives discussions en France, fait-elle toujours débat ici au Saint-Siège?

La séparation comme principe est une réalité admise, depuis plus d’un siècle. Mais aujourd’hui, ce qui est important, ce sont les aménagements qu’on propose. Prenons l’exemple de la loi sur les séparatismes. Ces lois sont faites dans un but bien précis mais il ne faudrait pas que toutes les religions en portent les con-séquences. Comme le disait le cardinal Parolin il y a quelques jours, il ne faudrait pas qu’une nouvelle loi suscite de nouvelles difficultés. Il faut donc voir, dans un esprit de concertation, comment servir au mieux le bien commun. En 1905, tout s’est effectué dans une atmosphère conflictuelle, aujourd’hui il faut tout faire pour que ceci se passe dans la coopération, dans un climat pacifique.

Manuella Affejee