Ce travail est uniquement une mission

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25 mars 2020

Mariella Enoc, présidente de l’hôpital pour enfants malades Bambino Gesù, est une rivière en crue. Je lui ai demandé une interview pour « Femmes Eglise Monde » parce qu'elle est l'une des rares femmes importantes au Vatican. Elle dirige un hôpital pour enfants malades qui vient de fêter ses 150 ans et qui est à l'avant-garde dans les soins et la recherche. 607 lits, 28.000 admissions annuelles, 290.000 opérations chirurgicales ou interventions, 339 transplantations ; 22.000 day hospital (hôpital de jour), 84.000 accès aux urgences et plus de 1.900.000 services ambulatoires. Et puis la recherche sur les maladies rares et très-rares qui ont fourni des réponses thérapeutiques à 50 % des patients qui en ont fait la demande. Et encore 700 scientifiques et experts engagés dans la recherche.

La femme que j'ai en face de moi est donc « puissante » (même si, je m'en rends compte immédiatement, elle n'aime pas cette qualification) du fait que de nombreux établissements de santé en Italie et dans le monde dépendent d'elle et qu'elle gère des millions d'euros. C'est pourquoi j'ai fait ce qu'il est d'usage de faire avant un entretien avec une femme importante et qui est très occupée. J'ai envoyé les questions que je voulais lui poser, j'ai fixé le rendez-vous très à l'avance et à mon arrivée j'ai trouvé ses réponses prêtes « pour avoir une base de discussion », m'a t-elle dit. Le début est cordial mais formel.

« Vous sentez-vous une femme de pouvoir ? ». Elle sourit. « Je me sens comme une femme ayant une grande responsabilité, je ressens le besoin d'être toujours très attentive, d'être prudente... Je suis consciente que cet hôpital, si important pour le soin des enfants et pour les milliers de personnes qui y travaillent, ne doit subir aucun dommage, il faut une vigilance constante... Mais le pouvoir non, il ne m'intéresse pas. Je crois dans le fait qu'une personne puisse faire autorité mais pas dans l'autorité au sens strict ».

Puis, après un début formel, tout change. En quelques minutes, l'entretien se transforme en un dialogue et l'atmosphère formelle est transformée par la bonne humeur et l'envie de s'ouvrir d'une femme de soixante-seize ans, au regard joyeux et plein de vie, vêtue d'une robe verte. « Je ne me suis jamais habillée en homme. Je le sais, lorsque les femmes deviennent manager, et participent aux conseils d'administration elles s'habillent comme les hommes ; moi pas ; je porte toujours des vêtements de femme, peut-être achetés sur un stand, mais des vêtements de femme ».

Je lui demande, « travail ou mission ? ». « Pour moi, le travail, et ce travail en particulier, est uniquement une mission... Je me pose sans cesse la question: quel est mon objectif ? Qu'est-ce qui me motive à m'engager et aussi à consacrer ma vie ? Ensuite, il y a les décisions graves et parfois douloureuses, mais celles-ci font aussi partie de ma mission ».

Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que les questions préparées sont presque idéologiques et inadaptées face aux réalités que Mariella Enoc est prête à me raconter et à sa passion. En quelques minutes, elle brise tous les schémas.

« Le savez-vous ? On me dit que je semble être la sœur du Pape François ». « En effet, — je réponds — vous lui ressemblez ».

Je sais parfaitement que la présidente du Bambino Gesù ne fait pas référence à la ressemblance physique, même s'il y a quelque chose, mais à l'esprit avec lequel elle affronte sa mission, à l'entêtement avec lequel elle démolit les rites, le caractère officiel, elle va droit à la substance des choses, aux enfants malades qui doivent guérir en Italie et dans les autres parties du monde où la grande institution du Bambino Gesù essaie d'arriver, à la recherche d'une Eglise qui appartient à ceux qui souffrent.

Les relations avec François sont étroites. « Quand le Pape vient nous rendre visite, il ne veut pas de réception officielle et nous essayons de lui obéir. Les visites se déroulent comme il le souhaite. Il n'y qu'un seul point sur lequel je ne transige pas. Avant de se rendre dans un service, il doit se laver soigneusement les mains, puis renouveler ce geste lorsqu'il se rend dans un autre service. Il caresse et embrasse de nombreux enfants. La dernière fois, il s'est lassé de ces procédures. « Je n'ai pas peur de la contagion », m'a-t-il dit. « Je ne le dis pas pour vous, mais pour les enfants » lui ai-je répondu.

Nous sommes d'accord, François est François, un Pape hors normes, mais parlons — je lui dis — également du reste, du pouvoir et des rôles, des hommes qui le détiennent, de la marginalisation des femmes. « Je vous interroge parce qu'au Vatican, il y a peu de femmes qui comptent et vous êtes l'une d'entre elles. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi la présence féminine est si faible ? La misogynie ? La discrimination ? ».

« Non, il ne s'agit pas de misogynie ou de discrimination. Les femmes sont une voix nouvelle et il y a la peur de la nouveauté, la peur de revenir aux origines de la communauté chrétienne. Je parlerais d'une attitude de défense ; c'est ce qui empêche le Vatican d'admettre les femmes dans des rôles de responsabilité. Cette attitude de défense s'applique également, d'une manière générale, aux laïcs. Lorsque surgissent des problèmes, l'Eglise-institution se défend et ne pense qu'à garder que ceux qui ne les créent pas ».

Mariella Enoc — elle l'avoue avec une joyeuse satisfaction — a été choisie pour son professionnalisme et sa compétence qui l'ont toujours amenée à occuper des postes importants. Elle a toujours été « en première ligne » et a assumé des rôles qui n'avaient jamais été confiés à une femme, mais elle n'a jamais ressenti de discrimination. « De toute façon, j'ai toujours eu de bons collaborateurs », ajoute-t-elle.

« Des collaborateurs ? Et des collaboratrices ? Y-a-t-il des femmes à vos côtés ? ». « En plus de quarante ans, je n'ai pas réussi à trouver des femmes qui voulaient ou pouvaient se mettre en première ligne avec moi. Peut-être que mon approche du travail est trop globale ou peut-être que les circonstances ne sont pas réunies. Les femmes sont des médecins extraordinaires, pleines de professionnalisme et d'abnégation, mais peut-être ne sont-elles pas disponibles pour un travail de direction qui vous prend toute la vie comme le mien. Je ressens leur absence comme un point faible dans mon histoire professionnelle. J'y ai réfléchi ».

« Et à quelles conclusions êtes vous arrivée ? ». « Lorsque j'ai commencé à travailler, je pensais que les quotas féminins étaient une bêtise, mais je me suis ensuite rendue compte que bien peu de femmes seraient entrées dans un conseil d'administration si aucune loi n'avait été adoptée et j'ai changé d'avis ».

La présidente de l’hôpital pour enfants malades Bambino Gesù n'hésite pas à critiquer et même à faire son autocritique. Le pouvoir ne l'intéresse pas et elle déteste — c'est évident — les formalismes et les rituels. Elle admet que la passion est le fondement de son travail et n'a pas honte de le dire.

« Si un homme se trouvait à votre place, agirait-il ainsi ? ». « Naturellement la manière dont je dirige l'hôpital manifeste ce que je suis : une femme. L'homme et la femme sont différents, ils sont différents dans leur façon de penser, dans leur façon de prendre des décisions. La chose la plus importante est d’être toujours soi-même. Toutefois, les femmes prennent des décisions plus rapidement ».

Elle est certainement très rapide, elle identifie le problème, elle l'examine, elle en discute avec ses collaborateurs et elle agit. Si l'objectif est de soigner les enfants de Ngouma, un village de la République centrafricaine, l’hôpital Bambino Gesù crée là-bas un centre médical. « Quand je suis arrivée, je me suis rendue compte qu'il y avait un centre, mais qu'il n'y avait pas de route. Comment pouvaient-ils y emmener les enfants ? Quelqu'un m'a dit que la construction de la route ne dépendait pas de nous. Peut-être, ai-je pensé, mais c'était nécessaire. J'ai donc trouvé un autre million d'euros et je l'ai faite construire. Et puis j'ai aussi acheté un moteur pour la barge qui traversait le fleuve et qui fonctionnait à l'aide de rames ».

Il y a l'Afrique, il y a la Syrie, il y a l'Ethiopie et bien plus encore, dans les projets réalisés par l’hôpital Bambino Gesù. L'hôpital va là où il y a une nécessité et identifie les nouveaux besoins de la société. « Aujourd'hui, nous devrions investir dans des structures territoriales capables d'intercepter et de gérer la détresse mentale. Savez-vous que le nombre d'adolescents qui se présentent à nos services d'urgence pour des actes d'automutilation ou des tentatives de suicide augmente chaque jour ? ».

Je suis certaine que Mariella Enoc affrontera très vite ce problème et le résoudra. Le moteur de la passion est inarrêtable. Nous sommes dans son bureau, simple, sans fioritures et sans objets de valeur. Sur les murs se trouvent des photos du Pape François vers lesquelles la présidente de l’hôpital Bambino Gesù tourne constamment son regard. Des épisodes, des histoires de ses rencontres avec lui. « Une fois, il m'a signalé un cas. Je veux dire : il me l'a fait remarquer, ce n’était pas un ordre. Il a conclu sa note par cette phrase : "Lisez, pleurez, décidez". Je l'ai lu, j'ai décidé pour le mieux de l'enfant. Non, je n'ai pas pleuré, je n'ai pas le don des larmes ».

Ritanna Armeni