
Anne-Marie Pelletier
Théologienne
Membre de l’Académie pontificale pour la vie
S’il est une page de l’Evangile qui est gravée dans les mémoires, c’est bien celle de la parabole dite du Bon Samaritain. Que pourrait-on y entendre de nouveau? Et pourtant…
Le point de départ est ici la question d’un spécialiste de la loi, qui se présente à Jésus avec l’idée de le mettre à l’épreuve. Manifestement, l’homme est sûr de lui, son dessein est de tester Jésus en lui posant une question dont, en bon croyant observant, il a déjà la réponse: que faut-il faire pour avoir la vie éternelle? A la différence des récits parallèles en Marc et Luc, Jésus ne répond pas, mais retourne la question à son interlocuteur: qu’est-il écrit? que lis-tu? La réponse du légiste manifeste qu’il est bon connaisseur des Ecritures. Il cite la prescription du Deutéronome, qui commande l’amour de Dieu dans des termes qui sont ceux du chema Israël (Dt 6,4-5), la prière juive par excellence. Et il lui associe la prescription du Lévitique, appelant à aimer son frère comme soi-même (Lv 19, 18). Jésus acquiesce sobrement.
Mais, pour continuer à tester Jésus, le légiste poursuit: «Qui est donc mon prochain?». En fait, cette question est tout sauf une question formelle. Elle vient toucher en chacun ce désir secret de délimiter l’espace de ses solidarités, de déterminer le périmètre de l’humanité à laquelle je me dois. Et au-delà de laquelle je serais dispensé d’exercer ma compassion, de m’intéresser au sort d’autrui. Les ethnologues confirment que c’est bien l’attitude naturelle des êtres humains de ramener l’humanité au cercle des proches, du groupe, du clan, de la famille. Or, voilà que la grande leçon de cet Evangile est de contester cette posture. Le prochain est celui dont je me fais proche en percevant son appel à l’aide et en y répondant, explique Jésus. Ainsi, c’est ma générosité ou l’étroitesse de mon cœur qui déterminent l’ampleur du monde de mes prochains. Voilà ce que doit vivre un disciple du Christ, témoin de la surabondance sans limite et sans condition de la sollicitude de Dieu pour notre monde blessé. En son Fils bien-aimé, Dieu vient secourir toute chair en détresse avec l’empressement, la délicatesse du Samaritain.
Cette parabole nous parle donc de la miséricorde de Dieu pour nous, en nous parlant de l’amour que nous devons avoir pour tout autre. «Elargis l’espace de ta tente», telle était l’invitation du livre d’Isaïe (Is 54, 2). C’est cela même que Jésus a vécu, justement, en rejoignant cons-tamment les plus éloignés. C’est cela même à quoi il appelle ses disciples. Une vie dilatée, qui reconnaît des frères au-delà des affinités ou des solidarités spontanées. Une vie arrachée aux étroitesses et aux peurs de l’autre, qui s’ouvre à l’amplitude de la générosité de Dieu, qui se règle sur sa miséricorde, qui n’exclut aucun homme. Une parabole, donc, qui nous entraîne très loin. La perfection à laquelle Jésus appelle est celle de la compassion! «Vous serez compatissants comme votre Père est compatissant» (Lc 6, 36).