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Introduction

Trois penseurs, un héritage

 Trois penseurs, un héritage  FRA-007
03 juin 2025

Michel Fédou

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), Hen-ri de Lubac (1896-1991), Michel de Certeau (1925-1986): trois penseurs unis par leur commune appartenance à la Compagnie de Jésus, mais, par ailleurs, combien différents! Le premier, Teilhard, fut un paléontologue, et c’est à travers ses recherches scientifiques qu’il fut conduit à méditer sur le «phénomène humain» et sur l’évolution du monde vers son accomplissement en Dieu. Le deuxième, Lubac, ne cessa d’explorer les immenses trésors de la tradition patristique et médiévale, y trouvant la source d’un profond renouveau pour l’intelligence de la foi. Le troisième, Certeau, fut d’abord un historien de la spiritualité, puis, attentif aux nouvelles requêtes des sciences humaines, il s’intéressa de plus en plus aux questions anthropologiques ain-si qu’aux mutations culturelles de son époque.

De telles différences, pourtant, ne doivent pas empêcher de reconnaître un point commun de grande importance: les trois jésuites ont témoigné d’une remarquable ouverture à la culture et aux débats de leur temps. Cela se vérifie d’abord dans le cas de -Teilhard, qui a voulu prendre en compte les découvertes de la science moderne (en particulier la théorie de l’évolution), et qui a expliqué comment les doctrines chrétiennes pouvaient être conciliées avec ces apports. Cela se vérifie ensuite dans le cas de Lubac. Celui-ci a en effet dénoncé une fausse apologétique qui, pour vouloir défendre le christianisme, ne prenait pas au sérieux les questions du monde présent; il a voulu quant à lui entendre les objections de «l’humanisme athée» qui s’était développé au XIXe siècle, et il a montré comment le christianisme avait précisément les ressources nécessaires pour les surmonter; il a aussi porté un grand intérêt au bouddhisme, dans lequel il voyait (en dehors du christianisme) «le plus grand fait spirituel de l’histoire», et il a fait valoir qu’une comparaison sérieuse avec cette religion permettait de manifester, par contraste, l’originalité irréductible de la foi chrétienne. Certeau, enfin, a témoigné d’une audacieuse ouverture à son époque, non seulement par son intérêt pour les sciences humaines et pour les nouvelles questions qu’elles posaient à la théologie, mais aussi par son attention aux événements contemporains (tels que la révolution de mai 1968 en France) et par son regard sur les transformations du «croire» dans les sociétés modernes.

Les trois jésuites ont été aussi habités, quoique de manières fort diverses, par le souci de faire droit à la Tradition chrétienne. Cela est évident chez Lubac; dès son premier livre, Catholicisme, il affirmait son intention de puiser avant tout dans les écrits des -Pères de l’Eglise, et il a par la suite publié des ouvrages très érudits sur Origène et sur l’exégèse médiévale. Teilhard, il est vrai, ne se réfère que très rarement aux auteurs du christianisme ancien; mais ses écrits manifestent néanmoins un sens profond de la grande Tradition, et c’est par fidélité à celle-ci qu’il entend contribuer au renouveau de la pensée chrétienne. Quant à Certeau, il a écrit des études très savantes sur deux jésuites des XVIe et XVIIe siècles, Pierre Favre et Jean-Joseph Surin; certes, il a pris par la suite une tout autre position que celle de Lubac, insistant sur les discontinuités ou les «ruptures instauratrices» qui ont marqué l’histoire, et soulignant que les origines chrétiennes ne peuvent pas être «objectivement» atteintes mais qu’elles sont plutôt accessibles à travers leurs «traces» dans le langage des mystiques; il est néanmoins significatif qu’il n’ait pas pu développer ces vues sans étudier lui-même des écrits du passé, en particulier des écrits de la fin du Moyen Age et des débuts de l’époque moderne.

On remarque en outre plusieurs thématiques fondamentales qui, de manières là encore diverses, se rencontrent également chez les trois jésuites. La première concerne la connaissance de Dieu et la manière de le nommer. Le livre le plus célèbre de Teilhard s’intitule Le milieu divin: il montre que le progrès de l’univers l’humain ne fait pas concurrence à Dieu, et la méditation qu’il propose manifeste bien plutôt combien notre représentation de Dieu s’en trouve élargie et approfondie. Lubac, de son côté, a consacré des écrits majeurs à la question du Surnaturel, et son livre Sur les chemins de Dieu contient des pages fort importantes sur la manière de nommer l’Absolu: un langage est nécessaire pour parler de Dieu, mais le Mystère est toujours plus grand que les mots et les concepts humains. Certeau, lui, aborde la question à travers les écrits de certains mystiques; certes, ceux-ci lui semblent parfois témoigner d’un «Dieu absent», mais cette absence n’est pas un vide, elle est plutôt le signe d’un retrait, et elle apparaît en tout cas comme ce qui fonde la production du langage mystique.

Une autre thématique essentielle est celle de l’anthropologie. Celle-ci tient une place de premier plan dans les livres de Teilhard Le phénomène humain et Le milieu divin. Elle est pour lui inséparable d’un regard porté sur le Christ, qui n’est pas seulement Jésus de Nazareth mais aussi le «point Oméga» — c’est-à-dire le Christ en tant qu’il attire à lui l’humanité et le monde. L’anthropologie est également centrale chez Lubac, qui a tant réfléchi sur «l’humanisme athée» et, à l’inverse, sur la vocation de l’être humain à trouver son accomplissement dans la connaissance de Dieu et dans l’amour. Certeau, enfin, s’est de plus en plus intéressé à «l’anthropologie du croire», aux pratiques culturelles, ou encore aux nouveaux modes de vie dans le quotidien de l’existence.

Une troisième thématique mérite d’être mentionnée, non sans paradoxe: celle du rapport à l’Eglise. Le paradoxe tient d’abord à ce que Teilhard (dès les années 1920) et Lubac (dans les années 1940-1950) ont tous deux été soupçonnés d’hétérodoxie; mais il s’est justement avéré que ces soupçons étaient dépourvus de tout fondement, et l’on sait combien l’un et l’autre ont été passionnément attachés à l’Eglise — le second étant même au nombre de ceux qui ont largement contribué à l’aggiornamento du Concile Vatican II. Le paradoxe tient surtout au fait que Certeau, dans son livre Le christianisme éclaté, a critiqué l’institution ecclésiale et notamment sa manière d’exercer l’autorité; cependant il était lui-même habité par une certaine vision de l’Eglise: il considérait que celle-ci devait aujourd’hui renoncer à un idéal de «chrétienté» et qu’elle devait vraiment s’ouvrir à l’altérité — celle des sciences humaines qu’il fréquentait, celle des terres nouvelles qu’il découvrait lors de ses séjours en Amérique, celle des itinéraires spirituels que lui dévoilaient les écrits mystiques.

Sans doute est-ce ce dernier mot, «mystique», qui peut contribuer à qualifier chacun des trois penseurs. De fait, la pensée de Teilhard porte l’empreinte d’une expérience spirituelle que l’on peut caractériser par un tel mot: des textes comme Le milieu divin, ou plus encore la célèbre Messe sur le monde, témoignent incontestablement d’une véritable mystique. De son côté, Lubac a écrit ces lignes remarquables: l’esprit qui tente de comprendre Dieu est «comme le nageur qui, pour se maintenir sur les flots, s’avance dans l’océan, devant à chaque brasse repousser une nouvelle vague. Il écarte, écarte sans cesse les représentations qui toujours se reforment, sachant bien qu’elles le portent, mais que s’y arrêter serait périr1». Quant à Certeau, il a donné cette définition non moins remarquable: «est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela2». On peut penser que de telles formulations reflètent l’expérience de leurs auteurs eux-mêmes. Teilhard, Lubac et Certeau n’ont pas été seulement de grands pen-seurs; leurs œuvres, chacune à sa manière, portent aussi la marque d’un vrai souffle mystique.

1Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1956; réédité dans Œuvres complètes, I, Paris, Cerf, 2006, p. 142.

2La Fable mystique. XVIe–XVIIe siècles, Paris, Gallimard, 1982, p. 408.