
Carlos Alvarez sj*
Au moment de l’annonce du cardinalat de Henri de Lubac, dans une lettre du 19 février 19832, Michel de Certeau fait une confidence: «Ce qu’il y a de plus essentiel, une exigence chrétienne, de cœur et d’esprit, je l’ai découvert et articulé en vous connaissant et grâce à vous, d’abord. Et cette nécessité évangélique reste l’essentiel, — cherchant des voies qui ne sont jamais assurées ni closes, — pour nous». Et il poursuit: «Dans ce moment, s’effacent les manières différentes dont nous essayons de laisser se tracer ce que nous avons pu entendre de l’Evangile (…) Que ce mot vous dise donc ma gratitude, perdue au milieu de tant d’autres mais enracinée, vous le savez, dans les étapes décisives et personnelles d’une recherche».
Avec subtilité et finesse, Certeau exprime sa reconnaissance envers son frère aîné, en esquissant la continuité de leur parcours respectif. Mais il laisse aussi envisager le point de rupture qui serait lié aux «manières différentes» dont chacun essaie «de laisser se tracer» leur herméneutique respective de l’Evangile. Ce message de gratitude et de bienveillance nous laisse entrevoir l’énigme d’une relation intellectuelle et spirituelle féconde, intense et complexe. Une relation symptomatique qui révèle — à une échelle particulière — la trajectoire d’adaptation de la Compagnie de Jésus et de l’Eglise au XXe siècle, dans le post-Concile Vatican II, poussées par des défis culturels, sociaux, politiques et religieux.
La relation intellectuelle entre Henri de Lubac et Michel de Certeau est profondément structurée par la question mystique. Les deux auteurs se tournent vers la mystique, explorant ses potentialités dans un contexte de profondes mutations culturelles. Dans cet article, nous cherchons à explorer leurs compréhensions respectives de la mystique, en postulant que cette différence déclenche leur rupture relationnelle et épistémologique.
Les premières rencontres à Lyon
En 1947, date à laquelle Certeau commence à fréquenter Lubac, celui-ci est l’un des théologiens français les plus connus, autant dans les milieux catholiques que chez les personnes plus éloignées ou même étrangères à l’Eglise. Sa popularité est due, d’une part, à son engagement dans la résistance spirituelle contre le régime nazi à travers les Cahiers clandestins du Témoignage Chrétien, et d’autre part, à une percée éditoriale entre 1944-1946 (Surnaturel, Corpus Mysticum: l’Eucharistie et l’Eglise au -moyen âge, Le Drame de l’humanisme athée, De la Connaissance de Dieu) qui le positionnent comme l’un des principaux référents de la nouvelle théologie.
Dans la première partie de la formation de Certeau, la place de Lubac est très significative. Non seulement Certeau entre à la Compagnie de Jésus inspiré par la figure de Lubac, mais il est déjà marqué par ses «lectures éclairantes», dans lesquelles le Corpus Mysticum, Surnaturel et Sur la connaissance de Dieu jouent un rôle clé. La première partie du parcours intellectuel de Certeau se situe au carrefour de toutes les tempêtes doctrinales de l’Eglise en France. L’Encyclique Humani Generis sera le signe le plus éloquent d’une lutte des théologiens romains contre les nouvelles tendances théologiques dans l’hexagone3. «Les avancées épistémiologico-théologiques» impulsées par Hen-ri de Lubac et Fourvière donnent ainsi le cadre intellectuel dans lequel baigne Certeau jusqu’au début des années 60. Ce cadre, caractérisé par l’éloignement définitif du thomisme d’école via le détour par la pensée symbolique des Pères de l’Eglise, par la veine augustinienne de sa lecture thomiste, par les études hégéliennes et par les voies ouvertes par la question du Surnaturel, conduit à Certeau à s’immerger dans une réflexion capable de lier la mystique, l’histoire et la question du langage. Et c’est avec Lubac qu’il s’initie aux travaux de l’Ecole française de spiritualité et c’est à lui qu’il envoie ses articles. L’accent du travail de Certeau, durant ces années, est mis sur l’histoire de la Compagnie de Jésus, à travers l’édition du Mémorial de Pierre Favre (1960) et des écrits de Jean-Joseph Surin, jésuite mystique français, Le Guide spirituel (1963) et La Correspondance (1966).
Théologie ou sciences humaines dans le débat post-conciliaire
Il s’est passé quelque chose en 1964 où leurs chemins ont commencé à s’éloigner l’un de l’autre. Lubac, après avoir vécu l’exil de Fourvière à cause de la crise de la nouvelle théologie, sera réhabilité par Jean XXIII qui le nommera expert au Concile. Le camp ennemi à combattre — avec un esprit de croisade — ne sera plus celui des néothomistes romains, mais celui de l’«intelligentsia progressiste», notamment celle de l’Eglise française et de la Compagnie de Jésus, en particulier. Un des éléments de la distanciation progressive entre Lubac et Certeau est lié à la grande «hospitalité» de celui-ci pour les sciences humaines. La participation active et enthousiaste de Certeau aux études psychanalytiques du clan lacanien depuis la fondation de l’Ecole Freudienne à Paris (1964) va coïncider avec les signes de méfiances de Lubac envers le front progressiste. Ce virage vers les sciences humaines de Certeau et d’une partie de sa génération était pour Lubac le signe majeur du complexe d’infériorité d’une partie de l’intelligentsia catholique, qui affaiblissait de plus en plus les possibilités de la spécificité de la foi véhiculée par la théologie.
Il est certain que pour la génération de Certeau le recours à la théologie et à la philosophie n’est plus suffisant pour rejoindre le monde et l’humain dans sa complexité et sa pluralité. Il allait presque de soi que l’appel lancé par le Concile, particulièrement par Gaudium et spes, invitait cette génération à se mettre en rapport avec une épistémologie qui sortait peu à peu de la maison commune de l’être pour s’établir dans l’horizon langagier, certainement plus faible et précaire. Pour rejoindre le monde contemporain, et en particulier dans le cas de Certeau, pour mieux comprendre les discours mystiques, il était impossible de contourner les possibilités que l’analyse sémiotique ou la psychanalyse lacanienne venaient d’ouvrir. En revanche, pour la génération de Lubac, la médiation philosophique restait, sans doute, la seule qui offrait une validation sans méfiance. L’énorme effort qu’avait signifié de surmonter les blocages du néo-thomisme, grâce surtout à la philosophie de l’Action de Blondel, lui avait permis d’établir un dialogue avec la mentalité moderne, sans se livrer totalement à elle. Et la refondation d’un humanisme commun, en tant que socle dialogal avec le marxisme et l’existentialisme, se présentait ainsi comme la grande avancée de la Constitution Gaudium et spes.
Mystique et crise
Motivés par la situation contemporaine des crises de l’Eglise et de la société, Lubac et Certeau se penchent sur la mystique. En effet, nous pouvons même dire que la mystique est pour nos auteurs une pensée de la crise, mais déclinée de façon très différente, donnant ainsi une solution certainement subordonnée à leur lecture et à leur herméneutique de la situation contemporaine du christianisme.
«Repenser tout à la lumière de la théologie et celle-ci par la mystique, en la dégageant de tout l’accessoire et retrouvant, par la seule spiritualité, tout l’essentiel4». Voici le centre du projet intellectuel de Lubac, comme lui-même en témoigne à son ami l’abbé Monchanin. Ce projet ambitieux surgit au lendemain de la crise moderniste, pour répondre aux imbroglios qu’elle avait engendrés. Mystique et histoire, histoire et vérité sont au centre du débat. Pour Lubac, la nécessité de revenir à la question mystique répondrait à la crise de la foi liée à l’ «affaissement spirituel» (Karl Barth) qui suivit les deux Guerres mondiales. Son geste théologique l’amène à faire une généalogie de la crise en enquêtant sur la séparation entre le naturel et le surnaturel, une des plus graves dérives de la modernité. Cette crise implique une lente perte de conscience de la réalité surnaturelle et de ses répercussions dans l’accomplissement de la vocation humaine. Cette séparation est le germe du «drame de l’humanisme athée». Pour résoudre ces imbroglios, Lubac revisite la pensée symbolique médiévale, en particulier l’intelligence spirituelle (mystique) des Pères de l’Eglise (Origène). Lubac analyse la mystique en la liant à son noyau dogmatique et théologique. Il allie le christocentrisme le plus fort, ancré dans l’intelligence des Ecritures, à une vue dynamique de la nature humaine désirante de Dieu. Deux pôles, Mystique (capacité d’accueil) et Mystère (L’objet Jésus-Christ), constituent son développement le plus achevé sur la mystique chrétienne. Lubac arrive à la conclusion que l’intelligence spirituelle des Ecritures et la mystique sont au fond la même chose.
Pour Certeau, rapport mystique et crise passent par une réflexion archéologique de la crise du langage religieux. Celui-ci serait déjà lézardé depuis la crise nominaliste, par un processus de «désontologisation du langage5» qui ne fait que s’approfondir au cours des années 60 et 70. En manifestant la dissociation entre la radicalité existentielle de la foi et l’expression objective des institutions ecclésiales et du langage de la foi, les mystiques des XVIe et XVIIe siècles deviennent une métaphore des croyants contemporains. D’une part, il cherche à éclairer l’épuisement et la rupture dans l’épistémè contemporaine de tout essentialisme (kénose de la présence), d’autre part, il veut dessiner les possibilités que ce nouveau contexte épistémologique ouvre à l’invention de nouvelles pratiques chrétiennes. Autrement dit, Certeau s’ingénie à penser et à dire le christianisme dans une culture qui n’est plus religieuse. Pour accomplir son projet, il se plonge dans un dialogue avec les sciences humaines. Celui-ci est pour lui la manière de traverser le fossé en train de se produire entre le christianisme et la culture depuis l’aube de la modernité. Et c’est justement ce lieu de frontière mouvante qu’il va habiter non sans risques et incompréhensions.
*Chercheur à l’Institut de théologie et d’études religieuses de l’Université Alberto Hurtado et professeur à la Faculté de théologie de la Pontificia Universidad Católica de Chile
1Pour approfondir ce sujet nous vous invitons à consulter Henri de Lubac et Michel de Certeau. Le débat entre théologie et sciences humaines au regard de la mystique et de l’histoire, Carlos Alvarez, Les Editions du Cerf, Paris, 2024.
2Archives françaises de la Compagnie de Jésus, AFSI, Fonds Lubac, Boîte 34.
3Alvarez, Carlos, SJ. «From a Suspected Reformer to the Suspicion of the Reform: The Enigmatic Case of Henri de Lubac.» The Catholic Historical Review, vol. 110 no. 4, 2024, p. 724-751.
4Lettre de Henri de Lubac citée dans Jules Monchanin, Mystique de l’Inde, mystère chrétien, écrits et inédits, présentés par Suzanne Siauve, Paris, Fayard, 1974, p. 146-147.
5La fable mystique, i, Michel de Certeau, Paris, Gallimard, 1982, p. 170.