
La Messe est terminée mais l'assemblée reste compacte. A la suite des dix-neuf religieuses, la communauté de quelques dizaines de femmes et d'hommes de tous âges se rend sur l'esplanade devant l'église. Tout autour, le soleil de midi éclaire les rizières et les champs de maïs de Viboldone, un hameau de San Giuliano Milanese. Au cours des dernières décennies, la mécanisation de la culture des champs a vidé les fermes. Le village, très ancien, est devenu un fantôme. Seule subsiste la Domus de terre cuite lombarde – c’est ainsi qu’était appelée à ses origines l'abbaye bénédictine des saints Pierre et Paul, l'un des plus importants complexes médiévaux de Lombardie, délibérément différencié des structures monastiques solennelles – qui veille sur la porte d’entrée de la Babel métropolitaine. Milan se trouve juste au-delà, à quelques stations de métro. Dans la Terre du Milieu, entre la Lombardie et les mondes, la Domus offre au pèlerin une halte avant de plonger dans la frénésie urbaine. « Comment ne pas s'interroger, en ce début du XXIème siècle, sur le sens de cette implantation aux portes de la grande ville ? » s'interrogeait le cardinal Carlo Maria Martini, qui s'est inspiré de ce lieu pour sa première lettre pastorale, La dimension contemplative de la vie.
La clé de l'énigme réside dans ses gardiennes, les « femmes du seuil ». La communauté de bénédictines qui l'habite depuis plus de quatre-vingts ans. Les trente-cinq premières ont débarqué au « nord », littéralement avec une valise en carton, de Montefiolo, dans la province de Rieti (Italie centrale), et des catacombes de Sainte-Priscille à Rome, guidées par mère Maria Margherita Marchi et déterminées, avec le soutien du Saint-Siège, à donner vie à une nouvelle réalité, de type monastique. Un jeune moine espagnol exilé à cause de la guerre civile, Aureli Maria Escarrè, futur abbé de Monserrat, suivit leurs premiers pas, avec les bénédictins de Saint-Jérôme. Elles sont arrivées en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale. « C'est l'archevêque ambrosien de l'époque, le cardinal Alfredo Ildefonso Schuster, lui aussi bénédictin, qui a voulu – après la surprise et la perplexité initiales – notre présence ici, dans la basse vallée du Pô », raconte mère Maria Ignazia Angelini, théologienne experte en spiritualité et abbesse pendant vingt-trois ans sur les soixante années exactes passées à Viboldone.
Dès le début, la communauté s'est proposée de réinterpréter le monachisme féminin des origines dans le contexte contemporain. Elle cherche à réactualiser la règle pour en préserver l'essence, à partir du radicalisme du christianisme des catacombes et de l'intuition prophétique de Benoît de Norcia, pour redonner une âme à une époque de crise. Dans cette entreprise, les moniales de Viboldone ont été catégoriques dans la réinterprétation des grilles et de la clôture. « Nous voulions être des moniales comme les moines. Nous avons donc décidé - dans un temps de bouleversement - de reproposer le charisme bénédictin aux femmes en nous concentrant sur un travail sérieux pour subvenir à nos besoins et prendre soin de la liturgie. Nous avons d'abord remis sur pied une petite imprimerie, comme nous le faisions à Rome. Puis, dans les années 1970, nous avons ouvert l'atelier de restauration de livres anciens : les deux principales sources de revenus. Tout cela a fait que les habitants du village - des gens simples, souvent méfiants à l'égard des institutions ecclésiastiques - nous ont reconnues comme des femmes ordinaires qui, comme eux, travaillaient pour gagner leur vie, des voisines prêtes à partager le peu qu'elles avaient ».
Dans ce simple exercice de liberté évangélique, les moniales ont réinterprété à Viboldone l'esprit non seulement du monachisme féminin, mais aussi des origines des Umiliate du XIIème siècle, un mouvement de renouveau spirituel en syntonie avec d'autres expressions de l'époque, à la recherche d'une réforme de l'Eglise. L’établissement à Viboldone (1176) s'est progressivement constituée en deux communautés, Umiliati et Umiliate, qui vivaient ensemble au sein d'un même foyer. Les hommes et les femmes partageaient la prière et le travail, et habitaient dans des bâtiments adjacents. Une expérience absolument inhabituelle à l'époque qui n'a pas manqué de faire parler d'elle jusqu'à sa reconnaissance par le pape Innocent III. La parabole du mouvement s’est achevée avec sa dissolution, en 1571. Dans les petites communautés disséminées dans une grande partie de l'Italie du Nord, les Umiliate et les Umiliati menaient une existence de travail et de création.
« Un principe que nous avons en quelque sorte repris – dit mère Maria Ignazia –, avec la valeur de la présence féminine inscrite dans le genius loci de Viboldone, dont l'abbaye, ou plutôt la Domus, la maison principale des Umiliati, offre un témoignage éloquent. Un témoignage que l’on retrouve déjà sur la façade, sur laquelle, entre les saints Ambroise et Bernard (ou Giovanni da Meda) dans la lunette, et sous la surveillance des « piliers » Pierre et Paul, se détache la représentation de la Maternité ».
L'image de la Vierge à l'Enfant revient sans cesse à l'intérieur de l'église où le rythme associé à des touches d'originalité confère un style inhabituel. « C'est celui propre des Umiliati, la synthèse de leur spiritualité dans laquelle la règle n'écrase pas mais exalte l'empreinte de la singularité. Une spiritualité toujours ouverte à la nouveauté, propre à l'être humain. Une spiritualité capable en ce sens de valoriser le féminin ». Ainsi, il est frappant de constater, dans les fresques, que les figures féminines sont souvent représentées avec l'Evangile entre les mains : les Umiliate, tout comme leurs compagnons masculins, se voyaient reconnaître la dignité de proclamer la Parole. « Observez Eve, – souligne mère Marie Ignace, tandis qu’elle montre un cercle sous la Crucifixion, dans la décoration du transept principal –. Contrairement aux représentations traditionnelles, elle n'a pas les mains qui cachent son visage, en signe de honte. Au contraire, elle lève son regard vers le Crucifix, et ses cheveux flottants sont soulevés librement, dans le vent, comme par le souffle qui vient du Rédempteur ». Du profil et du corps nu d'Eve se dégagent l’élan d'une liberté libérée. La pose inédite l'émancipe du stéréotype de la coupable avouée du malheur humain, pour lui rendre sa dignité de « mère des vivants ». « Face à la tête inclinée du Christ mourant, elle se révèle comme la première réceptrice de son Esprit et témoin de la Grâce. La juxtaposition de l'Annonciation apparait singulière, elle qui, – représentée dans la voile au-dessus de la Crucifixion –, suggère avec force que le corps du Verbe de Dieu, incarné dans le sein de Marie, la chair du Crucifié, est celle du Ressuscité. Chaque détail de cette abbaye est éloquent. Ainsi, telle une cascade, les fresques de la Domus racontent une théologie de la femme sous forme figurative ».
La communauté actuelle, plus de huit cents ans plus tard – avec au milieu le passage de l'abbaye aux Olivétains d'abord, puis à la famille de nobles Castelbarco Albani – reprend le flambeau. Viboldone n'est pas un monde à part : une bulle de spiritualité réservée à quelques privilégiés, un vestige de l'antiquité. Sa manière différente de se présenter au monde est au service des pèlerins de l’humain qui peuvent la croiser. Avec des demandes disparates : un conseil, un exutoire, une oreille attentive, un temps de silence. Le silence de l'abbaye génère des paroles capables de contenir les larmes et les sanglots. Ou même seulement de les embrasser un instant. « L'amitié, l'accueil, l'hospitalité ont besoin de temps –, souligne mère Maria Ignazia. Et ici, nous cherchons à lutter contre l'anxiété et la précipitation. En quête, dans la pleine confiance du Dieu Vivant. Je ne sais pas si c'est pour cela, mais dans nos discussions, les gens sont capables d'exprimer la douleur qu'ils ressentent en eux, parfois bouleversante. Récemment - c'est un exemple fort - une jeune mère est venue nous voir. Sa petite fille était décédée trois jours seulement après sa naissance. Je n’imagine rien de plus terrible que d’engendrer pour la mort. C'était un cri de désolation. Et j'ai pleuré avec elle : que faire d'autre que de partager l'absurde, avec une espérance indicible ? Elle est repartie en mêlant larmes et sourire.... En réalité, je n'ai rien fait : j'ai simplement pleuré avec elle : je me suis tenue à ses côtés ». Le secret réside peut-être dans le don désintéressé du temps, dans le « gaspillage » de la participation - non sans horizon. Le pouvoir de la gratuité.
Don Luisito Bianchi, prêtre ouvrier, partisan, poète et ami de l'histoire qui fut aumônier de l'abbaye, a écrit qu'il comparait sa gratuité à l'essence de l’oignon. « Pour la trouver, il faut le défeuiller, feuille après feuille, pleurer à cause de l'odeur qu'il dégage et, arrivé aux deux dernières, placées là en imitation aux mains jointes, semence qui donnera des oignons nouveaux et, donc, aphorismes pour de nouvelles gratuités. En les séparant, si vous le pouvez, pour voir ce qu'elles contiennent, que trouvez-vous ? Rien. Tout ».
De nombreuses personnes viennent chaque jour à la communauté. Surtout de Milan et de ses environs. Elles arrivent par les chemins de pèlerinage : elles sonnent à la porte, assurées que quelqu'un leur ouvrira et s'assiéra avec elles dans l'une des salles dans la pénombre du premier étage, prêt à les écouter. Il y a toujours une moniale de garde pour les entretiens. La plupart du temps, ces entretiens ne sont pas programmés. Des Umiliati et des Umiliate, les bénédictines ont hérité l'ouverture générative à l'imprévu, un trait distinctif de l'existence. « C'est notre façon particulière de retravailler le charisme pour qu'il reste vivant et ne soit pas réduit à une simple relique de musée. Benoît nous a appris que la vie donne le meilleur d’elle-même lorsqu’elle trouve son rythme et ses temps de silence. Souvent, nous ne le remarquons pas parce que cela reste à l'arrière-plan de la mélodie. Cependant, il ne peut y avoir de mélodie, sans ces groupes de notes individuelles et uniques. La règle, le cycle, la répétition et l'exception. La musique de la vie et des vivants, en équilibre entre enracinement sur terre et ouverture sur l'infini. Eternellement sur le seuil.
Lucia Capuzzi
Journaliste à L’«Avvenire»
Les méditations de Mère Angelini
En 2023, à la demande du Pape François, Mère Maria Ignazia Angelini a dirigé des méditations spirituelles pendant la retraite des membres du Synode sur la synodalité. Ces textes, ainsi que les réflexions de la moniale bénédictine prononcées au cours des travaux synodaux, sont rassemblés dans le volume « La mémoire engendre l’avenir », édité par la Libreria Editrice Vaticana. La préface est du Cardinal Mario Grech – Secrétaire général de la Secrétairerie générale du Synode.