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FEMMES EGLISE MONDE

Violence contre les femmes : pourquoi la pensée chrétienne est faible

Dire assez, n'est pas assez

 Dire basta non basta  DCM-010
31 octobre 2024

Il y a une date en Italie qui marque la naissance d'une nouvelle conscience de l'urgence d'une réponse à la violence contre les femmes. Il s’agit du 11 novembre 2023 lorsque Giulia Cecchettin, 22 ans, est assassinée par son  ancien fiancé, à la veille de l'obtention de sa licence. Dans une Italie où un féminicide a lieu tous les trois jours, les paroles d'Elena, la sœur de Giulia, creusent un sillon. Les « monstres ne sont pas des malades, ce sont des enfants sains du patriarcat, de la culture du viol. La culture du viol est ce qui légitime tous les comportements qui nuisent à la figure de la femme, à commencer par des choses auxquelles on n'accorde parfois même pas d'importance, mais qui sont très importantes, comme le contrôle, la possessivité, le catcalling ou les insultes. Tous les hommes sont privilégiés par cette culture ».

A Padoue, à quelques kilomètres de la maison des Cecchettin, se trouve la faculté de théologie du Triveneto. La directrice est une femme, Assunta Steccanella. « C'est précisément elle qui s'est sentie interpellée en tant que femme, en tant que mère, en tant que grand-mère, pour dire que nous devrions faire quelque chose pour les nouvelles générations : nous interroger non seulement sur la manière d'atteindre les jeunes au niveau pastoral, mais aussi sur la manière d'être protagonistes pour affronter certaines thématiques. C'est ainsi qu'est né le cours sur la violence de genre, qui débutera au second semestre », explique Michela Simonetto, la psychologue qui dirige le cours avec une personne consacrée experte en spiritualité, Marzia Ceschia. « Les violences contre les femmes remettent également en question toute une expérience et une élaboration culturelle qui est le patrimoine du christianisme », souligne sœur Marzia.

En 2022, rapportent les données des Nations unies, près de 48.800 femmes et jeunes filles dans le monde ont été tuées par leur partenaire intime ou par des proches du milieu familial. Cela signifie qu'en moyenne, plus de cinq femmes ou filles sont tuées toutes les heures par un membre de leur propre famille. Dans le monde, environ 736 millions de femmes – près d'une sur trois – ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles au moins une fois dans leur vie.

Selon le criminologue Adolfo Ceretti, les violences de genre s'expriment principalement « dans les différentes déclinaisons de l'oppression, qui peuvent être orientées par les sirènes du désir de domination, par l'angoisse de sa perte ou par la perspective de sa reconquête. Avant de tenter de reconstituer les processus délibératifs qui conduisent un homme à prendre la décision de s'en prendre au corps d'une femme, il est nécessaire de considérer et de comprendre comment l'auteur de l’acte perçoit et reconnaît son propre rôle (supérieur ou subordonné) dans le contexte spécifique de l'interaction avec la future victime et, en même temps, dans l'histoire de vie plus large dans laquelle l'acte violent prend forme ».

La violence contre les femmes, a déclaré le Pape François, a « des racines profondes qui sont aussi culturelles et mentales et qui poussent sur le terrain des préjugés, de la possession et de l'injustice ». Or, selon Lucia Vantini, présidente du Coordinamento teologhe italiane, ce qui reste encore faible, c'est la prise de conscience ecclésiale de la façon dont ce terreau est cultivé également à travers les déséquilibres entre les genres. « Ces déséquilibres ont de nombreuses formes différentes, ils se cachent dans les discours sur l'égalité baptismale, dans certaines façons de décrire Marie, dans les nombreuses suppressions de voix féminines dans l'histoire du salut, dans cette manière permanente de ne pas tenir compte des femmes concrètes qui sont déjà Eglise en tant que filles de Dieu et en tant que mères et sœurs, et qui, au nom de l'Evangile, ont des idées, des visions et des expériences dont on ne devrait pas se priver. Si nous prenons au sérieux l'idée exprimée à plusieurs reprises par le Pape François selon laquelle là où il y a domination, il y a abus, nous ne pouvons pas penser guérir la violence contre les femmes sans aborder la question du pouvoir dans l'Eglise, dans sa forme narrative et son exercice pratique », déclare la théologienne, qui est une des femmes qui est intervenue lors du C9, le Conseil des cardinaux, pour approfondir la réflexion - en présence du Pape - sur le rôle des femmes dans l'Eglise.

Il s'agit d'un travail qui part de la relecture des Ecritures. « La figure de Dieu le père est en partie à l'origine d'un système de domination masculine. Patriarcat signifie domination du père », commente la pasteur baptiste Elizabeth Green, auteure de Christianisme et violence sur les femmes (Cristianesimo e violenza sulle donne, aux éditions Claudiana). « Le christianisme - dit-elle - est une religion historique, héritière du judaïsme, qui, comme presque toutes les cultures anciennes, reflète une société patriarcale. Toutes les Eglises devraient effectuer une déconstruction de leurs implications dans le patriarcat, ce qui implique de revoir les théologies et les symboles. Il est inutile de penser pouvoir changer seulement un élément du système ou ignorer le système symbolique connexe ». C'est ce que font de nombreuses théologiennes depuis les années 1980, comme par exemple une pionnière de l'interprétation de la Bible dans une perspective féministe, la catholique Elisabeth Schussler Fiorenza (En mémoire d’elle. Une reconstruction féministe des origines chrétiennes. In memoria di lei. Una ricostruzione femminista delle origini cristiana, aux éditions Claudiana). Parce que pendant des siècles, une certaine lecture des textes sacrés a justifié et cristallisé les rôles de genre.

Avoir une vision patriarcale signifie concrètement transmettre « l'idée que les êtres humains de sexe masculin devraient avoir le plus de ressources disponibles afin qu'ils les utilisent pour le bien de tous, puisqu'ils sont prédisposés à diriger, à enseigner, à parler avec autorité et à assumer des responsabilités. Cette idée a été absolument considérée comme allant de soi et évidente dans l'Eglise catholique, avec une circonstance aggravante : attribuer directement à Dieu et à sa volonté, dans la manière dont il a créé les choses et organisé les relations, que les hommes aient le pouvoir et les moyens, tandis que les femmes se contentent de recevoir ce que les hommes décident ». Tel est le point de vue de la théologienne Serena Segoloni, auteure de Gesù maschile singolare aux éditions edb (Jésus, masculin singulier).

Des discours qui peinent à être compris dans les communautés chrétiennes, où des termes comme « patriarcat », « féminisme », « genre » et « sexualité » sont vus avec méfiance, « considérés comme des chevaux de Troie pour véhiculer des idées destructrices sur le plan communautaire, éducatif, affectif », affirme Lucia Vantini. « Ces idées n'ont jamais été abordées, - ajoute-t-elle -, avec un échange lucide, franc, honnête, attentif à l'histoire, culturellement outillé, éthiquement juste et spirituellement solidaire. Ceux qui pensent pouvoir liquider ces questions en se disant féministes, d'une part, disent quelque chose de vrai sur le plan historique, car ce sont les féministes qui ont posé la question en premier; mais d'autre part, elles se présentent comme des personnes indifférentes à la douleur et à l'injustice subies par les femmes ».

C'est précisément dans la nécessité d'identifier l'être masculin à cette prévalence que subsiste le lien entre patriarcat et violence. « Dans de nombreux féminicides se déclenche cette dynamique : ma femme, ma compagne, m'appartient, et je peux aller jusqu'à la tuer parce que si elle s’éloigne, si elle désobéit, elle perd son sens de l'existence, comme si elle n'était plus là », commente Serena Segoloni.

Une pathologie qui, selon sœur Ceschia, « rend aussi l'homme esclave de l'image qu'on lui renvoie. Entre l'angoisse de la performance, d'être à la hauteur d'un rôle codifié et l’élimination de la vulnérabilité, émerge l'incapacité d’assumer sa propre fragilité ». Il s'agit d'un discours général, qui concerne autant la société que l'Eglise. Mais cette dernière, dit Serena Segoloni, a « l'antidote » à tout cela dans son « témoignage » par excellence : « Certes, Jésus était un homme, mais il a vécu la masculinité de manière à la redéfinir, avec un style qui n'a jamais cherché à soumettre personne, qui n'est jamais entré en lutte hiérarchique avec personne ». Quelques exemples ? « L'attitude collégiale à l'égard des femmes, le fait qu'il soit suivi par des femmes disciples, qu'il ne parle jamais du rôle maternel et encore moins de la virginité. Il parle en revanche de la foi de ceux qui le suivent et leur donne un mandat missionnaire. Et dans les premières Eglises, des femmes occupent des postes de leadership ».

Le thème touche toute l’Eglise, toutes les Eglises. Si dans le protestantisme, selon Elizabeth Green, « il y a une anthropologie de l'égalité, le catholicisme repose, jusque dans son ordre ecclésial, sur une anthropologie de la différence ». Mais cela ne signifie pas que le patriarcat est éradiqué dans les églises évangéliques. « Il est produit, il est reproduit et trouve donc encore des moyens de subsister, dans l'organisation ecclésiale et dans la théologie ». Ce n'est pas un hasard si, au cours de la Décennie œcuménique de la solidarité des Eglises avec les femmes (1988-1998) convoquée par le Conseil œcuménique des Eglises, ce thème est apparu avec force. Et il y a une dizaine d'années, en Italie, est né l'Observatoire interreligieux sur la violence contre les femmes, dans le sillage de l'« Appel œcuménique aux Eglises chrétiennes contre la violence à l'égard des femmes » (9 mars 2015), promu par le Conseil de la Fédération des Eglises évangéliques d'Italie, partagé, retravaillé et signé par dix Eglises chrétiennes présentes en Italie. « Malgré le fait qu'au cours des siècles, dans de nombreuses situations, les religions ont affaibli la subjectivité féminine, nous ne voulons pas renoncer au patrimoine et au trésor de la foi, que nous considérons comme distincts de la religion, parce que la foi est davantage liée à une dimension spirituelle, tandis que la religion est davantage liée à une dimension sociale, voire institutionnelle », déclare Paola Cavallari, présidente émérite de l'Observatoire et éditrice de Non solo reato, anche peccato. Religioni e violenza sulle donne (Effatà, Cantalupa).

Il s'agit d'alphabétiser les hommes et aussi les femmes, futurs prêtres, catéchistes, agents pastoraux à lire la réalité féminine et la relation homme-femme avec des yeux différents. En commençant par la base, là où « existe encore une mentalité diffuse selon laquelle l'homme a le rôle du pouvoir, décisionnel, et la femme celui du service. C'est une pensée qui engendre par la suite des actions conséquentes. Par exemple, continuer à parler de femme-soin-maternité, ou se référer à un imaginaire de sainteté et de virginité, crée une manière de confiner les femmes dans certains rôles. Aujourd'hui, aucune femme ne peut être appelée seulement mère et épouse, il s’agit de beaucoup plus que cela. Et Marie elle-même, n’est pas seulement la vierge mère, mais elle est aussi disciple, protagoniste, femme autonome », affirme sœur Ceschia. En cela, les femmes consacrées ont également une grande responsabilité. « Nous, religieuses, devons avoir conscience de la grande contribution que nous pouvons apporter à la vision de la femme, à partir de nos milieux, où une certaine formation nous a permis d'accepter de n'avoir que des rôles subalternes ». Ce n'est pas un hasard si le thème des abus à l’égard des femmes consacrées continue à resurgir de manière karstique, étroitement lié à celui de la culture patriarcale, comme le raconte Anna Deodato dans Vorrei risorgere dalle mie ferite. Chiesa, donne, abusi (éditions edb ).

Ainsi, pour l’Eglise, tenter de trouver des antidotes, c'est donc aussi récupérer une image de Dieu, blessée par l'idée que « ce sont les femmes qui ont dû endurer, se sacrifier et être patientes pour conquérir la sainteté au prix de la souffrance et du sacrifice », souligne sœur Ceschia.

Certes l'Eglise est en première ligne avec ses initiatives d'accueil des personnes victimes de violences – de la traite aux abus – et avec ses paroles et ses gestes de solidarité concrète avec les victimes. « Toutefois, ce qui ne décolle toujours pas, c'est une critique du système qui – volontairement ou involontairement, peu importe – déclenche, couvre, justifie et soutient cette violence ». En résumé, le pasteur « ne dit probablement plus “ayez de la patience”, mais il y a beaucoup plus de façons subtiles de suggérer la même chose », souligne Lucia Vantini. « Nous le faisons lorsque nous tenons pour acquis que certaines choses n'arrivent qu'à celles qui sont difficiles, désordonnées, ambitieuses, solitaires, pauvres, naïves ; lorsque nous sourions aux blagues misogynes ; lorsque nous ne nous fâchons même plus de l'énième inattention à ce que les femmes ont dit, écrit et fait au cours de l'histoire ; lorsque nous ne comprenons pas que dans les déséquilibres de genre, il ne suffit pas de réfléchir aux modèles psychologiques, culturels et sociaux de la féminité, car nous devons également réfléchir à la masculinité, aux modèles qui incombent à nos hommes du sacré, à nos pères, à nos frères, à nos amis, à nos amants et à nos compagnons de route dans ce monde ».

Faire attention aux mots, surveiller son langage qui n'est jamais neutre et qui véhicule des messages, est un autre travail à effectuer. « Les petites filles “belles”, “princesses” et les petits “champions”, le “petit garçon qui ne doit pas pleurer comme une petite fille” sont des choses que nous entendons dans les écoles, dans nos contextes éducatifs, en famille », explique la psychologue Michela Simonetto, diplômée en sciences religieuses à l’Institut supérieur des sciences religieuses de Padoue. « En tant qu'Eglise, il ne suffit pas d’enseigner le contenu du catéchisme, mais nous devons offrir une connaissance de l'être. Les éducateurs paroissiaux m'ont dit à plusieurs reprises qu'ils avaient peur d'aborder certains sujets qui, comme la sexualité, sont tabous dans l'Eglise. Mais si nous ne donnons pas aux enfants des outils, des informations, ils vont chercher ailleurs, dans des canaux qui véhiculent des messages erronés ». Que ferait Elizabeth Green si elle travaillait dans une communauté concrète ? « Je commencerais par une annonce de la Parole de la part des femmes et par une préparation des prêtres afin de reconnaitre les signes de violence dans les familles. Je chercherais une collaboration, aujourd’hui inexistante, avec le monde laïc, avec les centres anti-violence qui ont des dizaines d'années d'expérience dans ce domaine ».

Vittoria Prisciandaro
Journaliste à «Credere» et «Jesus»  Revues des éditions San Paolo