· Cité du Vatican ·

Méditation sur Jésus et la femme cananéenne

Ne pas se soustraire aux questions difficiles

 Ne pas se soustraire aux questions difficiles  FRA-042
17 octobre 2024

Aujourd’hui, nous commençons à réfléchir aux processus par lesquels l’Eglise change, aux itinéraires que nous devons emprunter. Le texte suivant, singulier, peut nous aider à imaginer comment cela se produit: «En sortant de là, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Et voici qu'une femme cananéenne, étant sortie de ce territoire, criait en disant: “Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David: ma fille est fort malmenée par un démon”. Mais il ne lui répondit pas un mot. Ses disciples, s’approchant, le priaient: “Fais-lui grâce, car elle nous poursuit de ses cris”. A quoi il répondit: “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël”. Mais la femme était arrivée et se tenait prosternée devant lui en disant: “Seigneur, viens à mon secours!” Il lui répondit: “Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens”. “Oui, Seigneur! dit-elle, et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres!” Alors Jésus lui répondit: “O femme, grande est ta foi! Qu’il t’advienne selon ton désir!” Et de ce moment sa fille fut guérie» (Mt 15, 21-28).

A première vue, il semble que Jésus soit impoli en la comparant à un chien. Il ne fait une exception pour sa fille qu’en raison de la foi personnelle de la femme. «Je n’ai été en-voyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël… et, bien, à toi aussi».

Mais cet incident se situe entre le miracle de la multiplication des pains et des poissons pour nourrir cinq mille personnes, qui symbolise la mission envers les juifs, et la deuxième multiplication des pains et des poissons, pour nourrir quatre mille personnes, qui indique la mission auprès des païens. Jésus a dit à la femme qu’il n’y avait assez de pain que pour les enfants de la maison, mais quelques versets plus loin, il y aura plus de pain qu’il n’en faut pour tout le monde, sept paniers pleins. C’est un moment de profonde tran-sition.

Comment cela s’est-il produit? Le silence de Jésus est au cœur de ce moment. «Il ne lui répondit pas un mot». Ce silence n’est pas un refus, mais le silence dont Mère Maria Grazia Angelini a parlé si joliment pendant la retraite. Elle a dit, en effet, que «à la racine de toute prière, de toute “œuvre pour Dieu”, vibre le Souffle silencieux de Dieu».

Dans ce silence, notre Seigneur écoute la femme et écoute son Père. L’Eglise entre plus profondément dans le mystère de l’Amour divin en s’arrêtant sur des questions profondes auxquelles nous n’avons pas de réponses immédiates. Au Concile de Jérusalem: comment admettre les Gentils dans l’Eglise? A Nicée: comment affirmer que Jésus était vrai Dieu et vrai homme? A Chalcédoine: comment Dieu peut-il être vraiment un et trine?

Notre mission ici, au sein du Synode, est de vivre avec des questions difficiles et non pas de s’en débarrasser, comme les disciples. Quelles sont ici ces questions compliquées? La femme vient voir Jésus pour sa fille tourmentée. Nous devons certainement répondre à tous les cris des mères et des pères du monde entier pour les jeunes filles et fils pris dans la guerre et la pauvreté. Nous ne devons pas nous boucher les oreilles, comme les disciples à l’époque.

Il y a aussi des questions profondes qui sous-tendent tant de nos discussions. Comment les hommes et les femmes, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, peuvent-ils être égaux et pourtant différents? Nous ne devons pas éviter la question, comme les disciples, en niant l’égalité ou la différence. Et comment l’Eglise peut-elle être la communauté des baptisés, tous égaux, et pourtant Corps du Christ, avec des rôles et une hiérarchie différentes? Ce sont des questions profondes.

Nous avançons dans le mystère de l’amour divin en vivant avec ces questions, en priant à leur sujet, en nous écoutant les uns les autres, en y réfléchissant jour et nuit. Comme le dit le Psaume, «Dieu répand des dons sur ses bien-aimés pendant qu’ils dorment» (Ps 127, 2). A moins que le lit ne s’effondre!

Dans cette histoire, le tournant intervient par une conversation singulière: «“Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens”. “Oui, Seigneur! dit-elle, et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres!”». Cela semble offensant. Comment Jésus a-t-il pu évoquer cette femme et sa fille en les comparant à des chiens? Mais Matthieu a repris cet incident de l’Evangile de Marc, où la femme est d’origine syro-phénicienne. A Ashkelon, on a découvert un cimetière pour chiens contenant 700 sépultures. Il s’agissait de petits chiens morts de causes naturelles. En outre, des petites statues de chiens ont été retrouvées. Il semblerait que les chiens étaient leurs meilleurs amis, des membres précieux de leur foyer. En tant que dominicain, je comprends cela. On nous surnomme les «chiens du Seigneur», Domini canes!

Notre Seigneur fait donc preuve d’une grande créativité et recourt à l’idée d’une femme se trouvant dans un foyer où les chiens ont une place privilégiée. Pour les juifs, les chiens étaient des animaux impurs qui n’avaient pas le droit d’entrer dans la maison. Ils restent à l’extérieur de la porte, comme ceux qui ont léché les plaies de Lazare. Jésus se réfère à l’expérience et au langage de cette femme. Il trans-cende les limites culturelles de son peuple. «Qu’il soit fait selon ton désir». Sainte Catherine de Sienne y voit une grande promesse de liberté. Elle écrit: «C’est là que la bonté infinie de Dieu révèle le trésor qu’il a donné à nos âmes, le trésor de notre libre arbitre».

Beaucoup de gens voudraient que ce Synode donne une réponse immédiate à diverses questions! Mais ce n’est pas ainsi que l’Eglise avance dans le profond mystère de l’amour divin. Nous ne devons pas nous soustraire aux questions difficiles, comme les disciples, qui demandent de faire taire la femme. Nous restons avec ces questions dans le silence de la prière et de l’écoute mutuelle. Nous écoutons, comme quelqu’un l’a dit, non pas pour répondre, mais pour apprendre. Nous ouvrons notre imagination à de nouvelles façons d’être la maison de Dieu qui a de la place pour tout le monde. Sinon, comme nous le disons en Angleterre, nous ne ferons que redisposer les transats du Titanic.

Malgré l’accueil hostile des disciples, la femme reste. Elle n’abandonne pas et ne s’en va pas. S’il vous plaît, restez, quelles que soient vos frustrations à l’égard de l’Eglise. Continuez à questionner! Ensemble, nous découvrirons la volonté du Seigneur.

Timothy Radcliffe