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La lecture pour rester humain

 La lecture pour rester humain  FRA-033
08 août 2024

La Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation que le Pape François a publiée le 4 août et qui est adressée aux prêtres, à «tous les agents pastoraux» mais aussi à «n’importe quel chrétien» est un texte riche, offrant de nombreuses idées et contenus qui méritent tous d’être soulevés et développés. Quiconque possède un rôle éducatif doit, selon le Pape, se familiariser avec la littérature, acquérir le goût de la lecture. Il y a une urgence dans le ton de la lettre parce qu’il y a un problème, parmi tant d’autres, qui tient au cœur de François, et c’est celui de la «sensibilité».

Il vaut la peine, aujourd’hui, dans le cadre d’une première lecture, de se concentrer sur ce qui est le thème central du texte papal, un thème lié à la relation difficile entre l’homme contemporain et le christianisme, pour lequel le problème aujourd'hui «n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales. Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité». Et il cite deux poètes, importants et éloignés l’un de l’autre, comme T.S. Eliot e J.L. Borges, pour préciser les termes de ce problème, que le premier appelle «incapacité émotionnelle» et que, à la lumière du second, le Pape indique comme «surdité spirituelle». Il y a un troisième auteur, non cité dans le texte, mais qui exprime la même urgence à travers son style unique, Franz Kafka. Face à cette «torpeur» de l’homme d’aujourd’hui, il est en effet nécessaire de lire ces livres qui, selon -Kafka, «mordent et piquent» afin d’en recueillir «de larges blessures» qui permettent à la conscience de devenir plus sensible. Le romancier pragois, dans la lettre à Oskar Pollak de novembre 1903, utilise des images dures, violentes: «Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? […] Un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous». Cette expérience si forte, contondante, fait que les lecteurs, dit le Pape, deviennent «encore plus sensibles à la pleine humanité du Seigneur Jésus». Cette lettre sur le rôle de la littérature est parue le 4 août, le lendemain du 60e anniversaire de la mort de Flannery O’Connor, qui affirmait que la littérature est «le plus incarnateur» de tous les arts. Voilà le point critique, l’évaporation de la foi dans l’incarnation. La préoccupation d’aujourd’hui est la même que celle que le Pape exprimait en 2013 dans Evangelii gaudium, qui mettait en garde contre une «forme d’esprit de consommation spirituelle», autre face d’un «individualisme maladif», parce que «plus que l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de répondre adéquatement à la soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’-elles ne cherchent pas à l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec un Jésus Christ sans chair et sans un engagement avec l’autre» (eg, n. 89). Contre l’esprit de con-sommation spirituelle, l’antidote est la littérature. Dans le Court récit sur l’Antichrist, de 1899, Vladimir Soloviev faisait dire au starets Jean, l’unique chrétien capable de résister aux séductions de l’Antichrist, qui proposait une église «humanitaire», «bonne», mais sans Christ: «Ce que nous avons de plus cher dans le christianisme, c'est le Christ Lui-même, de Qui procède toute chose, car nous savons qu'en Lui demeure corporellement toute la plénitude de la Divinité».

Mais comment la lecture d’un texte narratif peut-elle réaliser cette résistance à l’élimination de l’humain, et donc du chrétien? En citant une réflexion de C.S. Lewis, le Pape observe que «la lecture d’un texte littéraire nous met en position de “voir à travers les yeux des autres” en acquérant une largeur de pers-pective qui élargit notre humanité. Elle active en nous le pouvoir empathique de l’imagination qui est un véhicule fondamental pour la capacité d’identification au point de vue, à la condition, aux sentiments des autres, sans laquelle il n’y a pas de solidarité, de partage, de compassion, de miséricorde. En lisant, nous découvrons que ce que nous ressentons n’est pas seulement nôtre mais universel, de sorte que même la personne la plus abandonnée ne se sent pas seule».

Exercice de sensibilité, de miséricorde, de discernement qui ne conduit pas à des jugements sommaires et «stylisés», la lecture affine et humanise avant tout le regard sur la réalité, du monde et des hommes, en brisant «les idoles des langages autoréférentiels faussement autosuffisants, statiquement conventionnels, qui risquent parfois de polluer même notre discours ecclésial en emprisonnant la liberté de la Parole». Encore une fois, c’est une question de regard, d’éducation du regard qui est le grand bénéfice de la littérature; le Pape conclut: «Le regard de la littérature forme le lecteur au décentrement, au sens de la limite, au renoncement à la domination cognitive et critique sur l’expérience, lui apprenant une pauvreté qui est source d’une extraordinaire richesse. En reconnaissant l’inutilité et peut-être même l’impossibilité de réduire le mystère du monde et de l’être humain à une polarité antinomique vrai/faux, ou juste/injuste, le lecteur accepte le devoir de juger non pas comme un instrument de domination mais comme un élan vers une écoute incessante et comme une disponibilité à s’impliquer dans cette extraordinaire richesse de l’histoire due à la présence de l’Esprit qui se donne aussi comme Grâce: c’est-à-dire comme un événement imprévisible et incompréhensible qui ne dépend pas de l’action humaine, mais qui redéfinit l’humain comme espérance de salut». 

Andrea Monda