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L’angoisse du salut de l’homme médiéval à l’homme moderne

 L’angoisse du salut de l’homme médiéval à l’homme moderne  FRA-021
23 mai 2024

Pour bien comprendre ce qu’on entend par indulgence, il faut faire un pas en arrière. Dans l’Eglise ancienne, on ne se confessait pas comme nous le faisons aujourd’hui. Le pardon des péchés était un «fait social»: on se déclarait pécheur (sans entrer dans les détails, car ce n’était pas nécessaire), on intégrait un groupe (une véritable «communauté de réhabilitation»), et on suivait un chemin de pénitence qui pouvait durer plusieurs mois, voire plusieurs années, selon la gravité du péché. Ainsi, d'abord on faisait pénitence et seulement à la fin (généralement le matin du Jeudi saint) on se présentait devant l'évêque qui imposait les mains et accordait l'absolution des péchés. La séquence était donc: la confession d'abord, puis la pénitence et pour finir l'absolution.

C’était en tout cas une longue affaire, qui prenait du temps et demandait de nombreux sacrifices. C'était un chemin qui pouvait être parcouru peu de fois dans la vie, et qui concernait les péchés graves (vols, meurtres, etc.): avant de l’entreprendre, on y réfléchissait attentivement, et on le faisait généralement dans la vieillesse (quand la capacité même de pécher diminuait).

Au Moyen Age, la vie chrétienne se poursuivit dans les monastères et la situation y était très différente. Vivant dans de petites communautés isolées, on commettait constamment de nombreux péchés mineurs, et il n'était pas possible de faire pénitence pendant des mois et des années pour chaque petite faute... de plus, on ne pouvait rencontrer les évêques que très rarement.

La coutume de confesser les péchés à l'abbé du monastère commença à se répandre, qui donnait immédiatement l'absolution et ensuite assignait la pénitence, comme nous le faisons encore aujourd'hui.

C’est dans ce nouveau système qu’apparaît la distinction entre faute (éliminée par la confession) et peine (à purger après avoir reçu le pardon pour réparer le péché). L’ancien système n’ayant pas été aboli, la durée de la pénitence était toujours calculée en jours, mois et années. Dans les monastères, il existait même des «listes de prix» spéciales (les livres de pénitence) qui prescrivaient la durée de la pénitence pour presque tous les péchés possibles.

Toutefois, lors d'occasions particulières (fêtes importantes, événements exceptionnels), un bon pénitent pouvait obtenir une «réduction de peine». Plusieurs jours, mois ou années de pénitence étaient supprimés en échange de quelques bonnes œuvres supplémentaires. Cette «offre spéciale» était appelée indulgence et était souvent très avantageuse; les bons chrétiens ne la laissaient donc pas échapper.

Ce fut à l'occasion d'une mission impossible, c'est-à-dire la reconquête de Jérusalem envahie par les Arabes, qu'en 1096 le Pape Urbain ii , considérant le risque très élevé de cette entreprise, fit pour la première fois une offre inédite: la remise totale de la peine à ceux qui partaient libérer la Ville Sainte.

Ce fut la première indulgence plénière. Depuis lors, ce fut de plus en plus souvent le Pape, en tant que Vicaire du Christ et Successeur de saint Pierre, qui utilisa «le pouvoir des clés» reçues de Jésus pour ouvrir le trésor des indulgences, substituant directement la valeur infinie de la Rédemp-tion aux jours, mois et années de pénitences anciennes: un «bureau d'échange» très demandé pendant une grande partie du Moyen Age.

L'homme médiéval avait une relation immédiate et intuitive avec Dieu: il croyait en sa miséricorde, mais craignait sa justice, car il concevait la relation avec Lui de manière «médiévale», c'est-à-dire comme un pacte féodal entre le sujet et le roi. Il se remettait littéralement entre ses mains (le geste de prier «les mains jointes» vient des cérémonies féodales) et promettait d'obéir à ses lois; en échange il recevait défense, aide et protection contre les pièges du diable.

Transgresser la loi de Dieu était considéré comme un affront très grave envers le roi qui, en retirant sa protection, exposait le -transgresseur à la damnation. D'où le souci de revenir «à la grâce de Dieu», en contractant un nouveau pacte féodal et ainsi «réinstaller l'antivirus» contre le diable.

Lorsque Boniface viii proclama le premier jubilé en 1300, promettant à tous une indulgence plénière en échange de trente jours de prières uniquement à Rome, la ville fut envahie par une armée de pèlerins. Depuis lors, «indulgence» et «Jubilé» forment une combinaison à succès...

Au cours des siècles suivants, l'angoisse du salut ne se calma pas, ce qui donna lieu à un approfondissement de la doctrine selon laquelle une bonne œuvre peut raccourcir le temps de pénitence. Au nom de la communion des saints, c'est-à-dire du lien qui unit tous les baptisés dans l'unique Corps mystique du Christ, on déduisit que la réduction de peine pouvait s'appliquer à tous les chrétiens, aussi bien vivants que décédés.

La soif d’indulgences demeura vivante chez le peuple chrétien pendant encore des siècles.

Ce fut avec la sortie de l'économie agricole typique du Moyen Age et l'entrée dans l'économie monétaire typique de l'époque moderne que les indulgences firent également leur entrée sur les marchés.

La richesse du Moyen Age était donnée par la terre qui garantissait la subsistance et donc l'autonomie; la richesse de la modernité, c’est l’argent, qui permet d’acheter sur le marché ce qu’on obtenait auparavant de la terre. Dans la société civile, on commença à vendre des charges publiques, des titres de noblesse, des magistratures... Dans l'Eglise, les titres de cardinal, les abbayes, les diocèses. Les marchands les plus riches prêtaient de l’argent même aux rois, aux empereurs, aux papes, aux évêques.

Un évêque allemand âgé de vingt-six ans s’était endetté auprès d'une grande banque pour acheter un grand diocèse. Il a surestimé ses capacités et, pour se libérer de sa dette, il dû réunir rapidement des liquidités. Pour la même raison, le Pape aussi avait besoin d'argent: il devait continuer à construire la basilique Saint-Pierre. Tous deux utilisaient le même système: une campagne de prédication pour obtenir l'indulgence plénière. Sauf que désormais, la bonne œuvre à accomplir n’était plus la reconquête de Jérusalem, mais seulement une modeste offrande monétaire. L'angoisse du salut était toujours très forte, mais maintenant elle entrait brutalement dans la logique du marché, accompagnée de slogans publicitaires: Wenn die Münze klingt, die Seele springt! («Quand la pièce résonne, l’âme saute au Ciel!»).

L'évêque faisait prêcher l'indulgence du Pape dans son diocèse et gardait pour lui un pourcentage des offrandes. Les revenus élevés, étaient favorisés par l'ambiguïté de la proposition (on parle aujourd'hui de «publicité men-songère»), mais à un moment donné, le jeu s’est bloqué.

Un jeune augustinien, professeur d'Ecriture Sainte, Martin Luther, met le doigt sur la plaie: s'il n'y a pas de conversion des cœurs, cela ne sert à rien de dépenser une fortune pour acheter les certificats pontificaux!

L'homme a changé, et son rapport à Dieu change aussi: l'homme moderne n'est plus sujet à un pacte féodal, mais un individu à la conscience tourmentée, en quête de vérité, intolérant à toutes mystifications. Il veut une relation sincère et libre avec Dieu, et non pas s’ôter la pensée de la tête en payant la facture. Lorsqu'il invite ses collègues à en discuter, le programme de discussion devient incontrôlable et envahit toute l'Allemagne, connaissant un succès énorme.

D’aide à la conversion qu’elle était, l’indulgence devient un synonyme d’infamie et le détonateur d’une contestation qui explose dans toute l’Europe: elle demeure ainsi dans de nombreuses consciences, encore aujourd’hui scandalisées par la gravité de ce qui s’est passé il y a cinq -siècles.

Essayons de mettre les choses en ordre: que dit l'Eglise aujourd'hui sur la doctrine des indulgences? Commençons par dire ce qui n'est plus valable: les jours, mois et années de «réduction de peine» ont été abolis par Paul vi en 1967. L'indulgence aujourd'hui ne peut être que partielle ou plénière, et est très limitée par rapport au passé. Ces qualités ne sont pas la chose la plus importante: aujourd'hui on prêche surtout la doctrine spirituelle qui les sous-tend: la doctrine des résidus du péché.

Après la confession, le péché est éliminé, mais la nostalgie du goût du péché demeure. Le mal garde son attrait, continue de nous tenter, nous affaiblit, nous fait retomber toujours dans les mêmes péchés. Quiconque est «sérieux» avec le Seigneur sait bien qu'on ne peut pas se leurrer en pensant qu'une confession suffit pour mettre fin au péché. Si nous avions la foi, il en serait sans doute ainsi, mais notre faiblesse est si grande que cela ne suffit malheureusement pas. Même le corps, après une maladie grave, a besoin d’une longue convalescence avant de guérir complètement. L'attrait du péché, ses résidus deviennent un fardeau pour celui qui veut marcher vite dans la volonté de Dieu.

La peine du péché, c'est précisément cette longue convalescence qui nous empêche de courir vite vers l'amour de Dieu pour nous.

L'Eglise donc, pour aider ceux qui souhaitent guérir plus rapidement, indique quelques bonnes œuvres qui sont certainement utiles pour guérir plus vite: en réalité ce sont toujours les mêmes. En effet, il nous est demandé de renforcer la communion avec le Christ dans les sacrements, avec la foi dans l'Eglise (récitation du Credo et de la prière pour le Pape) et avec nos frères (œuvres de charité). Lorsqu'une indulgence (partielle ou plénière) est attribuée à ces œuvres, nous croyons par la foi que l'attrait pour le péché diminue et qu'au contraire la charité et la sainteté augmentent de manière particulièrement intense. Les résidus du péché sont éliminés et la personne guérit plus vite qu’avant.

Voici pourquoi, aujourd'hui comme alors, un bon chrétien ne manque pas cette «offre spéciale»!

Federico Corrubolo