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Entretien avec le père-custode Francesco Patton

La Terre Sainte a besoin de dirigeants qui œuvrent pour la réconciliation

 La Terre Sainte a besoin de dirigeants qui œuvrent pour la réconciliation  FRA-020
16 mai 2024

Prière et intercession. Se tenir, malgré tout, au milieu des parties belligérantes, pour témoigner de l'annonce de Pâques et de la conscience que le mal est déjà vaincu. C'est ce qui ressort des paroles du père Francesco Patton, custode de Terre Sainte, dans cet entretien avec les médias du Vatican.

Père Francesco, dans quelle atmosphère se trouve actuellement Jérusalem?

Depuis le 7 octobre, l'atmosphère est très pesante parce qu'il semble qu'un équilibre ait été rompu au sein de l'Etat d'Israël entre la population juive-israélienne et la population arabe/palestinienne-israélienne. Cela vaut aussi pour l'équilibre qui existait entre Israël et la Cisjordanie: il était possible d'aller et venir, sans grands problèmes, et pour les Palestiniens de Cisjordanie il était assez facile de venir travailler. Il était possible de quitter Gaza pour travailler dans les kibboutz voisins. Il était possible d'aller se faire soigner à Jérusalem pour des thérapies qui n'étaient pas disponibles à Gaza. Après l'attaque du 7 octobre, tous ces équilibres se sont rompus. Aujourd'hui, au sein même de l'Etat d'Israël, la population juive-israélienne a commencé à se méfier de la population arabo-israélienne, et la population arabo-israélienne a commencé à se sentir de moins en moins en sécurité, même sur leur lieu de travail et dans la vie quotidienne, même en marchant dans la rue. Plusieurs de nos fidèles chrétiens m'ont dit: «Quand je me promène à Jérusalem, j'évite de parler arabe». Cela en dit long sur le climat qui s'est instauré.

Comment est vécue la tragédie des personnes retenues en otage par le Hamas?

La prise d'otages a mis à rude épreuve ces familles qui sont presque toutes — à de rares exceptions près — très ouvertes: ce n'étaient pas des familles hostiles à la population palestinienne en Israël ou en Cisjordanie, bien au contraire. Elles ont souffert et souffrent terriblement, car on fait un triste décompte en se demandant combien sont encore en vie.

Et que dire de la tragédie de Gaza?

La population palestinienne se sent évidemment solidaire de Gaza: tous appartiennent à la même population et souffrent de voir autant de destruction: 35.000 morts, dont probablement plus de 15.000 enfants, et nous ne savons pas combien sont encore sous les décombres… Une destruction systématique. Cela a créé un sentiment de frustration, de colère, un conflit intérieur. Et puis, n'oublions pas qu'il y a même des chrétiens, surtout de Galilée, qui sont dans l'armée, qui combattent à Gaza. Il y a un malaise et une grande difficulté à aborder ces questions, même pour nous, chrétiens de Terre Sainte, parce que nous nous rendons très bien compte des souffrances endurées des deux côtés. Nous sommes conscients des raisons et des torts de chaque partie. Nous voulons que cette guerre prenne fin, car le sillon de la haine se creuse chaque jour davantage, et il sera très difficile de recoller les morceaux par la suite.

Ces derniers mois, nous avons également assisté à l'escalade des actes de violence commis par les colons

En Cisjordanie, nous avons assisté à une escalade sans précédent: si auparavant leurs actions étaient un peu plus contrôlées, ce n'est plus le cas depuis six mois. Nous savons également que plusieurs milliers de Palestiniens de Cisjordanie ont été placés en détention administrative, c'est-à-dire qu'ils sont privés de droits essentiels. Et il y a aussi plusieurs centaines de Palestiniens qui ont été tués en Cisjordanie au cours d'opérations militaires, par des colons ou autres, et donc pas dans des attaques, des attentats ou en tout cas au cours d'actions violentes, mais également dans la vie ordinaire: des agriculteurs qui allaient ramasser des olives ont rencontré des colons qui leur ont tiré dessus. Il faudra beaucoup de temps pour surmonter ce genre de blessure, car la dimension émotionnelle de ce conflit est très forte.

Revenons au 7 octobre: comment expliquer ce qu'il s'est passé?

Ce qui s'est passé le 7 octobre devra être étudié et approfondi, car les journaux israéliens ont accusé le gouvernement et l'armée d'avoir ignoré les documents que les services de renseignement de l'armée avaient fournis et qui parlaient d'une possible opération de ce type par le Hamas, ainsi que les signes qui existaient déjà les jours précédents. Je pense qu'il est dans l'intérêt d'Israël de faire la lumière sur cette affaire.

Les conséquences de cet odieux attentat terroriste contre des civils sont celles que nous avons vues, à savoir le carnage à Gaza…

La réaction a été aussi forte parce qu'il y a eu un choc. Même du point de vue des choix militaires, la dimen-sion émotionnelle semble l'avoir emporté, tout comme le désir de réaffirmer une forme de suprématie militaire et de réaffirmer une dissuasion qui a été en quelque sorte contestée et remise en question. On peut y voir la volonté de dire: «à l'avenir, personne n'osera tenter quelque chose comme ça».

Ce sont des évènements qui laissent des traces de haine. Pour reconstruire les maisons, une aide financière suffit; pour reconstruire la paix dans les cœurs, il faut beaucoup plus de temps.

Les blessures resteront longtemps; pour les panser, il faudra des dirigeants éclairés, des deux côtés, qui sachent œuvrer à la réconciliation. Au xxe siècle, l'Europe a connu deux guerres mondiales qui ont fait des millions de morts. Mais au lieu de se disputer les ressources, ils les ont partagées: ce fut le grand coup de génie de Robert Schuman, Alcide De Gasperi et Konrad Adenauer lorsqu'ils décidèrent de créer la Communauté européenne du charbon et de l'acier. C'était une voie qui a garanti une trêve à l'Europe. Actuellement, je ne vois pas la possibilité de faire quelque chose de similaire en Israël et en Palestine, parce qu'ils ne partagent pas le même cadre culturel. Jusqu'au milieu du xxe siècle, l'Europe, tant bien que mal, était un continent qui se référait aux valeurs chrétiennes et donc aux valeurs de réconciliation, de paix, de coopération, etc. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des cultures qui ne dialoguent pas entre elles.

Que pensez-vous des «accords d'Abraham»?

C'était quelque chose de positif selon moi: des pays qui avaient des positions différentes pour des raisons idéologiques commencent à coopérer, même si c'est pour des intérêts économiques ou de défense. Pour moi, il s'agissait d'un premier pas et je pensais qu'une fois que les accords d'Abraham auraient pris fin, il serait également nécessaire de traiter de la question palestinienne sur le plan politique. Alors qu'un accord avec l'Arabie saoudite était sur le point d'être conclu, l'attentat du 7 octobre a eu lieu. Une opération qui a non seulement saboté les accords d'Abraham, mais qui a également compliqué le traitement politique de la question palestinienne. Et qui, en même temps, l'a rendue nécessaire.

En effet, même ceux qui considéraient l'hypothèse de deux Etats comme dépassée reviennent aujourd'hui à ce qui a toujours été la position du Saint-Siège.

C'est certainement plus difficile aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans. Mais, en même temps, il y a maintenant une prise de conscience sur le fait qu'une solution politique doit être apportée à la question palestinienne. Et donc, le retour de la théorie des deux Etats est aussi lié au fait qu'à l'heure actuelle, je crois qu'il n'est pas réaliste de penser à un seul Etat. La façon dont il faut concrètement créer le deuxième Etat, l'Etat de Palestine — puisqu'il y en a déjà un, celui d'Israël — a certainement besoin de la contribution d'abord de ceux qui sont directement concernés, c'est-à-dire les Palestiniens. Il est impossible de créer l'Etat de Palestine sur le dos des Palestiniens, parce que cette opération a déjà été faite dans le passé et qu'elle n'a pas fonctionné. Il faut les impliquer. Il faut ensuite que les pays les plus influents — in primis les Etats-Unis, mais aussi les pays arabes du Golfe — aident à trouver la façon adaptée. Les problèmes, vous le savez, peuvent être résolus. A l'époque, lorsque Ariel Sharon a décidé le retrait des colons de Gaza, il a également été en mesure de le mettre en œuvre.

Comment un tel scénario est-il possible aujourd'hui?

En Cisjordanie, si l'Etat d'Israël accepte la solution des deux Etats, il devra opter soit pour le retrait des colons, soit pour l'intégration des colons dans un Etat palestinien, étant donné qu'en Israël il existe une population arabophone dans l'Etat juif, soit opter pour une autre forme qui doit être étudiée. Nous savons qu'il existe de nombreux types de modèles d'Etat, dont certains envisagent des régions autonomes. Ce n'est pas quelque chose qui se fait en quelques mois, mais cela ne peut pas non plus être repoussé éternellement. Afin de donner également de l'espoir aux Palestiniens, il faut aussi fixer une date précise à laquelle cet Etat commencera à exister, et par conséquent une feuille de route doit être établie. Evidemment, il faut d'abord que la guerre cesse et qu'il y ait un soutien international, car les habitants de Cisjordanie, et plus encore ceux de Gaza, se trouvent dans des difficultés inimaginables.

Comment les chrétiens vivent-ils ce qu'il se passe?

Les chrétiens sont déchirés par des réalités différentes. D'une part, ils ont le sentiment d'appartenir à une population, d'autre part, ils se sentent également appelés, en tant que chrétiens, à aller au-delà d'une vision ethnique. Les chrétiens souffrent aussi beaucoup en ce moment parce qu'ils sont pris entre deux feux et sont tiraillés de part et d'autre. Certains, dans les deux camps en conflit, voudraient que les chrétiens adoptent une position unilatérale. Les chrétiens essaient d'être des femmes et des hommes de paix et, en général, les chrétiens de Terre Sainte sont — j'ose le dire — la population la plus pacifique sur le plan culturel et, par con-séquent, celle qui, d'une certaine manière, pourrait contribuer, à l'avenir, à la voie de la réconciliation dont nous parlions. Cependant, ils se sentent frustrés parce que, souvent, au-delà des déclarations officielles ayant des visées de récupération politique, le monde juif les considère comme de simples Arabes et le monde arabe ne les considère pas comme suffisamment arabes puisqu’ils sont chrétiens. Aujourd'hui, le désir d'émigrer est revenu. Parmi ceux qui vivent à Gaza, je pense que très peu resteront, et c'est dommage, car Gaza figure dans les Actes des apôtres, c'est l'un des endroits où le monachisme s'est épanoui au cours des premiers siècles. Même en Cisjordanie, nombreux sont ceux qui envisagent de partir. Mais le plus surprenant, c'est que même en Galilée, à cause de la criminalité organisée locale, beaucoup envisagent d'émigrer.

Face à tout cela, que signifie croire en la Résurrection?

Le chrétien, avant tout, croit au message de la Résurrection, mais il sait que le temps de l'histoire n'est pas encore celui de la pleine communion de toutes les populations dans la Jérusalem céleste. Nous sommes encore dans une phase intermédiaire, l'époque de l'histoire est encore une époque de tensions: c'est ainsi qu'elle est décrite dans les Evangiles, c'est ain-si qu'elle est décrite dans les Lettres de Paul, et c'est ainsi qu'elle est décrite dans ce texte merveilleux qu'est l'Apocalypse, qui raconte l'affrontement dans l'histoire entre ceux qui suivent l'Agneau immolé et ceux qui suivent d'autres logiques et qui transforment tout en un marché, allant même jusqu'à acheter et vendre des vies humaines. Ce que nous devons garder vivant dans ce champ de bataille qu'est l'histoire, c'est l'espérance certaine que le Christ a déjà vaincu le mal et la mort par sa Résurrection. Etre chrétiens en Terre Sainte représente une vocation particulière. Ici, les chrétiens sont étroitement liés à la dimension historique de la Révélation et de l'Incarnation. Peu importe qu'ils soient peu nombreux ou nombreux, mais il est essentiel que les chrétiens de Terre Sainte aident toujours l'Eglise tout entière à se souvenir de la dimension historique du christianisme, qui est une dimension très importante pour éviter que le christianisme ne se dissolve dans des formes de gnosticisme ou des formes de religions mythologiques.

Après l'attentat du 11 septembre aux Etats-Unis, saint Jean-Paul ii a écrit dans son message pour la Journée de la paix en 2002: «Il n'y a pas de paix sans justice, il n'y a pas de justice sans pardon». Quelle est l'importance de la réconciliation et du pardon?

La réconciliation est fondamentale. Je crois que ce message est de loin le plus important jamais donné par un Pape pour les Journées de la paix. Il s'inscrit dans la lignée de l'encyclique Pacem in terris de Jean xxiii, qui énumère les quatre piliers de la construction de la paix: la justice, la vérité, la charité et la liberté. La réconciliation, comme l'affirme le Pape François dans l'encyclique Fratelli tutti, présente une dimension non seulement de justice mais aussi de vérité. Il est donc nécessaire, pour pouvoir emprunter un chemin de réconciliation, d'être également capable d'appeler les choses par leur nom. Il en va de même pour le pardon. Le pardon n'est pas une amnistie, il ne s'agit pas de faire comme si rien ne s'était passé. Le pardon, c'est prendre sur soi toutes les conséquences négatives, de la souffrance, du mal, que le mal produit. Quand nous pensons au pardon, nous pensons au Christ sur la croix, la croix qui pardonne. Pour pouvoir pardonner, je dois accepter cette souffrance qui me permet de ne pas réagir. Comme l'a fait Jésus au moment de la Passion, je ne réponds pas à la gifle par la gifle.

Comment créer un tel chemin en Terre -Sainte?

Ce sera très long car pour nous chrétiens, la réconciliation est universelle, elle concerne tout le monde. La réconciliation existe dans le monde juif et dans le monde musulman mais elle est surtout appliquée au sein de leur communauté. Donc, encore une fois, la présence des chrétiens est fondamentale, parce qu'elle permet de dépasser à la fois l'horizon ethnique et l'horizon de sa propre communauté religieuse. Et les chrétiens doivent aussi être prêts à payer le prix de la souffrance pour cela. Nous ne pouvons pas l'exiger de tout le monde, c'est pourquoi je comprends ceux qui n'en peuvent plus et quittent le pays, comme cela s'est produit en Irak, en Syrie et au Liban, parce qu'ils craignent pour leur vie ou celle de leur famille. En même temps, quand on me demande, surtout les jeunes, pourquoi rester, je réponds: «votre pays, sans la présence chrétienne, sera-t-il meilleur ou pire?». Ils me répondent toujours: «Il sera pire». Ceux qui restent savent qu'ils doivent payer un prix: le prix de la fidélité au Christ mais aussi le prix du don de leur vie, car c'est finalement ce qui se passe.

Au cours de ces mois, qu'est-ce que cela a signifié pour vous d'être custode de Terre -Sainte?

Ma manière de voir les choses a changé. Avant le 7 octobre, je pensais qu'il était possible d'avancer lentement et de développer les initiatives de dialogue qui avaient été lancées tant du côté du monde israélo-juif que du côté du monde musulman, en particulier dans ce second cas, dans les écoles. Au cours des six derniers mois, j'ai constaté que de nombreuses initiatives lancées se sont en quelque sorte «gelées», cela m'amène à dire qu'il faut être patient, c'est-à-dire être capable d'attendre le moment où il sera possible de les relancer. J'ai alors beaucoup plus ressenti l'importance de la prière, la valeur de l'intercession: il s'agit de marcher entre deux réalités en demandant à Dieu de faire en sorte que le point de rencontre se fasse d'une manière ou d'une autre. Je me suis souvent entretenu avec le patriarche Pierbattista Pizzaballa, et nous avons aussi constaté que dans cette réalité, ce n'est pas seulement la volonté humaine qui est en jeu, mais qu'il y a un mystère du mal à l'œuvre. Je ressens donc encore plus le besoin de prier. Enfin, j'ai cherché à encourager les frères d'abord, et les gens ensuite, à garder l'espérance.

Face à ce qui se passe, il est facile d'être pessimiste…

Le pessimisme, c'est un manque de foi. Se laisser dévorer par le pessimisme, c'est ne pas croire à la force de Pâques. Je crois en la force de Pâques: je crois que le Christ a vraiment vaincu le mal et la mort. Et je crois que ceux qui choisissent d'utiliser la violence d'une manière ou d'une autre ont déjà perdu. Parce que le Christ, mort et Ressuscité, nous dit que c'est une autre perspective dans laquelle vivre, et à partir de laquelle affronter les problèmes.

Vous êtes-vous sentis soutenus en ces mois de guerre?

De nombreuses personnes ont manifesté leur proximité, elles nous écrivent pour nous dire qu'elles ne nous oublient pas, qu'elles prient pour moi. Nous nous sommes sentis très soutenus, toujours, par le Pape, parce qu'il n'a jamais cessé de parler de la paix, même en sachant que c'était un thème impopulaire et mal compris. Et il a toujours mentionné la Palestine, Israël, la Terre Sainte… J'ai dit plus d'une fois que nous étions, d'une certaine manière, privilégiés, parce qu'il y a beaucoup d'autres personnes qui souffrent et dont on ne se souvient pas autant que nous. Et puis nous avons aussi été beaucoup soutenus par notre Ordre. Je dirais donc que, dans l'ensemble, j'ai senti ce soutien. Ce dont nous avons et aurons besoin dans les temps à venir, outre la proximité, c'est d'un soutien concret pour aider les chrétiens et la population locale à faire face aux difficultés économiques que la guerre a entraînées.

Andrea Tornielli