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Le cardinal Ignatius Suharyo Hardjoatmodjo de Jakarta évoque le témoignage du petit troupeau catholique en Indonésie

La coexistence pacifique entre les religions dans le plus grand pays musulman du monde

 La coexistence pacifique entre les religions  dans le plus grand pays musulman du monde  FRA-017
25 avril 2024

En septembre prochain, à l’occasion de son 45e voyage apostolique à l’étranger, le Pape François effectuera le plus long déplacement depuis le début de son pontificat dans quatre pays d’Asie et d’Océanie.

Il se rendra d’abord en Indonésie, le pays du monde comptant le plus de musulmans, où les catholiques sont environ 8 millions, soit 3,1% de la population. Il séjournera dans la capitale indonésienne du 3 au 6 septembre, avant de se rendre en Papouasie Nouvelle-Guinée, au Timor oriental et à Singapour.

A cette occasion, le cardinal Ignatius Suharyo Hardjoatmodjo de Jakarta, la capitale indonésienne, a accordé une interview à Vatican News.

Eminence, comment accueillez-vous la prochaine visite apostolique du Pape François?

Avec beaucoup d’enthousiasme. Non seulement la communauté catholique est très heureuse de la visite du Pape François en Indonésie, mais le grand imam de la mosquée Istiqlal a été l’un des premiers à annoncer la visite prochaine du Pape, quelques semaines avant l’annonce officielle du Vatican.

Les relations entre le Vatican et l’Indonésie ont une longue histoire. Le Vatican fait partie de l’un des cinq premiers pays ayant reconnu la proclamation d’indépendance de l’Indonésie. En 1947, il y avait déjà un délégué apostolique, devenu aujourd’hui nonce ayant une résidence diplomatique à Jakarta.

Je dis à la communauté catholique que la présence physique du Pape François est très importante, tout en leur disant de ne pas oublier de toujours essayer d’approfondir notre connaissance de ses enseignements, qui nous sont donnés à travers différentes lettres encycliques et exhortations apostoliques, telles que Evangelii gaudium, Laudato si’, Fratelli tutti,  etc.

La communauté catholique représente environ 3% de la population de l’Indonésie, le pays qui compte le plus grand nombre de croyants musulmans au monde. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre petit troupeau, cette communauté catholique qui va maintenant accueillir le Pape François? Au quotidien, qu’est-ce que c’est que d’être catholique dans ce pays?

L’Indonésie est un pays très vaste, composé de nombreuses îles, près de 17.000, et de nombreuses tribus, puisqu’il existe plus de 1.300 groupes ethniques, avec autant de cultures et de religions. Il est vrai que l’Indonésie est le pays qui compte le plus grand nombre de musulmans au monde. Mais l’islam en Indonésie n’est pas le même islam que dans d’autres pays. En Indonésie, il y a les deux plus grandes organisations islamiques, Muhammadiyah et Nahdlatul Ulama, qui sont toutes deux très ouvertes et tolérantes. C’est ce qui détermine la vie commune en tant que citoyens. J’entretiens moi-même de très bonnes relations avec les chefs religieux aux niveaux central et régional.

Fondamentalement, la liberté de religion existe en Indonésie, mais la réalité, sur le terrain, varie d’un endroit à l’autre. A l’heure actuelle, l’Etat semble très soucieux de préserver la liberté de religion. Dans notre vie quotidienne, nous vivons donc comme des citoyens ordinaires. Nous pouvons travailler dans diverses institutions, dont les institutions gouvernementales. Le dimanche, les gens vont à l’église même si certains doivent parcourir de longues distances pour se rendre dans leur lieu de culte. En général, nous pouvons vivre en paix avec nos voisins. Il est également vrai que de nombreux catholiques ont pris des responsabilités dans la société civile, travaillant dans des institutions de l’Etat à des postes élevés.

En général, les catholiques d’Indonésie vivent normalement en tant que membres de la société. Vivre ensemble comme concitoyens, avec des religions différentes, est quelque chose de très ordinaire. En fait, il existe un grand nombre de familles dont les membres appartiennent à des religions différentes. Cela n’est pas imaginable dans d’autres pays. De nombreux prêtres et religieux sont issus de familles musulmanes, hindoues ou bouddhistes. De nombreuses communautés religieuses vivent, dans leurs couvents, au milieu des habitations.

De nombreuses guerres paralysent le monde, mais l’Indonésie semble être un modèle de coexistence pacifique, notamment entre les religions. Quel en est le secret? Y a-t-il également des domaines à améliorer?

L’une des principales raisons est l’histoire de l’Etat indonésien. Avant que l’Indonésie n’existe, cette région a été colonisée par des pays étrangers pendant plus de 350 ans. L’histoire de la formation de l’Indonésie est jalonnée de trois étapes. Tout d’abord, en mai 1908, la conscience nationale a commencé à se développer. On l’a appelé le «jour de l’éveil national». Cette prise de conscience a culminé en octobre 1928 lors d’un événement appelé youth pledge (le serment de la jeunesse). Lors de cet événement, dont la première des trois sessions s’est tenue dans le complexe de la cathédrale, des organisations de jeunesse d’origine régionale ont déclaré qu’elles formaient «une seule patrie, une seule nation et une seule langue», c’est-à-dire l’Indonésie. Le mot Indonésie a commencé à être utilisé. Ce mouvement a culminé avec la proclamation de l’indépendance indonésienne le 17 août 1945.

L’indépendance indonésienne n’était pas un cadeau des colonialistes, mais le résultat d’une longue lutte impliquant toutes les composantes de la nation, tous les groupes ethniques et toutes les confessions religieuses. Le lendemain, le Pancasila [théorie philosophique officielle et fondatrice de l’Indonésie] a été établi comme fondement de l’Etat. Ainsi, l’Indonésie n’est pas un Etat religieux, mais bien l’Etat unitaire de la République d’Indonésie. Cette histoire de lutte impliquant tous les citoyens et le Pancasila comme fondement du pays est ce qui rend l’unité des citoyens indonésiens forte.

Comment cela se fait-il?

Le Pancasila se compose de cinq principes fondamentaux qui servent de base à la Constitution indonésienne. Le premier est la «croyance en un Dieu unique». Le deuxième est «l’humanité juste et civilisée». Le troisième est «l’unité de l’Indonésie». Le quatrième est «une démocratie guidée par la sagesse intérieure à travers l’unanimité résultant de la délibération entre les représentants» et le cinquième est «la justice sociale pour tout le peuple indonésien».

L’histoire du peuple indonésien dans l’Eglise catholique est exprimée dans la préface de la prière eucharistique, intitulée préface pour le pays, comme étant parallèle à la libération du peuple de Dieu de l’Ancien Testament, de l’Egypte à la terre promise. Tout comme le voyage de l’exode n’est pas exempt de défis, le voyage de la nation indonésienne vers les idéaux de l’indépendance n’est jamais exempt de défis. Certains des plus importants sont liés à une répartition inégale des richesses, tant à Java qu’en dehors; à l’influence islamique transnationale, aux groupes qui veulent toujours établir un Etat islamique; à l’inégalité économique; et au système politique, en particulier à une économie défavorable envers les personnes vulnérables.

Le Pape a appelé à une Année de la prière.  Comment accueillez-vous personnellement cette initiative et comment suggérez-vous à vos concitoyens de faire de même?

Bien sûr, nous apprécions vraiment les différentes initiatives proposées par le Pape François, et venant du Vatican et de l’Eglise en général. Le défi consiste à les faire concorder avec nos autres thèmes pastoraux. Au niveau national, la Conférence des évêques catholiques propose chaque année un thème pastoral national. Ensuite, chaque diocèse, inspiré par le thème pastoral national, choisit un thème pastoral adapté à son propre contexte, généralement pour une durée d’un an. Même en l’absence d’une Année de la prière, la communauté catholique d’Indonésie prie avec assiduité.

Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

Il y a des rencontres de prière pendant l’Avent, le Carême, le mois de la Sainte Bible, le mois liturgique, la prière dans les communautés de base, les pèlerinages; il existe beaucoup d’autres initiatives dans le contexte de la prière.

La catéchèse sur la prière est bien sûr toujours importante. Ce qui est le plus connu des laïcs, en général, c’est la prière de supplication. Mais il existe d’autres prières. Beaucoup de laïcs prient la liturgie des Heures parce qu’une congrégation religieuse, les dominicains, leur fournit le matériel. La prière du Rosaire au sein des communautés locales est une habitude très répandue. Au moment de la mort et des commémorations pour les défunts, la congrégation se réunit pour la célébration eucharistique et la prière non seulement le 2 novembre, mais 40 jours, 100 jours, 1 an, 2 ans et 1000 jours après, comme il est coutume dans notre culture.

Le dicastère pour la doctrine de la foi a publié  «Dignitas infinita», un texte qui réaffirme la conviction de l’Eglise selon laquelle chaque personne possède une dignité humaine intrin-sèque inaliénable. Le texte attire l’attention sur plusieurs violations graves de cette dignité, en énumérant chacune d’entre elles et en y réfléchissant.  Quelle valeur accordez-vous à ce document, et certains de ses aspects vous semblent-ils particulièrement pertinents dans votre contexte en Indonésie, ou en Asie en général?

Il s’agit d’un excellent document, très important pour l’orientation pastorale. Le deuxième principe du Pancasila met également l’accent sur le respect de la dignité humaine. La réalité est malheureusement souvent très éloignée des principes présentés dans le document, en raison des systèmes politiques, économiques et peut-être aussi socioculturels qui ne respectent pas les droits de l’homme. Tout ce qui est dit, y compris les questions de violation de la dignité humaine, est également très pertinent pour l’Indonésie en particulier et l’Asie en général.

Eminence, à partir de votre expérience et de votre réalité, que pouvez-vous nous dire sur le témoignage des chrétiens en Asie?

Comme vous le savez certainement, l’Asie est un continent très vaste avec des histoires, des cultures et des systèmes politiques différents. Je ne peux parler que de l’Indonésie, en particulier dans la région de l’archidiocèse de Jakarta. Les mots que j’utiliserais pour décrire leur témoignage, c’est qu’ils «font du bon travail».

Je me souviens d’une petite expérience concernant un enseignant catholique qui avait été placé dans une grande zone rurale, où il n’y avait personne d’autre que lui qui soit catholique. Il ne s’est pas senti isolé, mais a continué à chercher des -moyens de faire le bien. Il a enseigné dans un village où la population était analphabète. Pour s’y rendre, il devait marcher trois heures et revenir trois heures plus tard. Il faisait cela deux fois par semaine. Lorsque je lui ai rendu visite dans sa famille, il m’a dit: «Père, j’ai fait tout cela pour que les gens d’ici sachent que les catholiques ne veulent faire que le bien».

Nous les voyons faire le bien de manières différentes, à travers l’éducation, de la primaire aux études supérieures; à travers les services de santé, les services sociaux tels que les coopératives de crédit, et par la collaboration avec d’autres membres de la communauté. En d’autres termes, ils «font le bien» par le dialogue, si l’on peut dire, qu’ils offrent dans leur travail et dans leur vie.

Les catholiques du monde entier sont encore dans le temps pascal.  Pourriez-vous nous dire comment les catholiques d’Indonésie vivent cette période et quel message voulez-vous leur adresser?

Les célébrations de Pâques en Indonésie en général et à Jakarta en particulier sont très animées. A Pâques dernier, il y a eu quatre Messes en l’église cathédrale de Jakarta. On estime qu’environ 10.000 personnes sont venues à la Messe. Nous avons célébré le culte dans le calme et en sécurité. 

Cette année, l’archidiocèse de Jakarta a choisi le thème de la solidarité et de la subsidiarité pour le bien commun. C’est le thème qui a été exploré pendant le Carême dans les communautés locales, et chaque communauté recherche et poursuit concrètement des formes réelles de solidarité, en particulier par l’autonomisation des petits commerçants, l’aide aux enfants pour les frais de scolarité, et par divers autres mouvements.

Deborah Castellano Lubov