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Entretien avec le psychiatre Richard F. Mollica un des plus grands experts mondiaux de troubles post-traumatiques

Ces blessures invisibles et indélébiles de la guerre

 Ces blessures invisibles  et indélébiles de la guerre  FRA-017
25 avril 2024

C’est en 1981 qu'un jeune psychiatre italo-américain fonda à Boston le Harvard Program in Refugee Trauma (Programme de Harvard sur les traumatismes des réfugiés), l'un des programmes pionniers pour les soins de santé mentale des survivants de la violence de masse et de la torture. Pendant plus de 40 ans, il n'y a pas de conflit qui n'ait vu Richard F. Mollica et son équipe d'experts s’efforcer d’aider les victimes des violences les plus brutales à affronter le syndrome de stress post-traumatique ( sspt ). Du Cambodge au Liban, de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, du Timor oriental à l'Afghanistan, Richard F. Mollica a porté assistance aux femmes, hommes et enfants traumatisés par la violence, la peur, les événements dramatiques qui ont brisé leur capacité de rêver et détruit leur volonté de vivre. Son expérience aux côtés de ceux qui souffrent en raison de guerres et d’événements traumatisants a été racontée dans le livre intitulé Blessures invisibles: histoires d'espoir et de guérison dans un monde violent, publié en Italie par Il Saggiatore.

Professeur de psychiatrie à la Harvard Medical School, considéré l’un des plus grands experts mondiaux dans la recherche et le traitement des troubles mentaux graves, Richard F. Mollica se concentre dans cette interview sur les conséquences néfastes qu'une guerre produit sur les personnes et les communautés bien au-delà du moment où les armes finissent par se taire. Ce sont des blessures indélébiles, mais avec un patient travail d'acceptation, d'écoute et d'empathie — nous assure le psychiatre de Harvard — il est possible de redécouvrir la joie de vivre et l'espoir en l'avenir.

En mars 2022, un mois après le début de la guerre en Ukraine, la revue scientifique «Lancet» écrivait qu'après les morts, le plus grand dommage causé à la population est le stress post-traumatique, qui persistera bien au-delà de la fin du conflit…

Les blessures provoquées par la violence de masse sont énormes et leur impact sur la santé physique et mentale des survivants d’un traumatisme peut durer toute une vie. Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses études scientifiques ont montré la prévalence des problèmes de santé mentale parmi la population civile et les réfugiés des zones de conflit. Dans une zone de guerre, presque tous les citoyens éprouvent une forte anxiété, tristesse et angoisse. Une attention particulière doit être portée aux enfants et aux adolescents. Dans les conflits actuels caractérisés par une violence de masse, ils sont profondément touchés par les dommages corporels, la mort d’êtres chers et les déplacements forcés. En Ukraine, où nous introduisons une approche aux traitements tenant compte des traumatismes, en collaboration avec des éducateurs locaux, plus de 50% des étudiants évacués signalent des niveaux d'anxiété, de peur et de dépression. Il y a cinquante ans, la psychiatrie européenne et américaine pensait que les personnes ayant survécu à des violences extrêmes étaient incurables et n’auraient tiré aucun bénéfice d’un traitement de santé mentale. Après cinq décennies de recherches et de traitements cliniques, l’idée selon laquelle les blessures invisibles de la violence de masse étaient irréparables s’est révélée fausse. L’écoute profonde du récit du traumatisme des survivants — adultes, adolescents et enfants — est un élément central pour un traitement de santé mentale efficace. Créer un lieu et une vie de famille sûrs et sécurisés est essentiel, en particulier pour les enfants.

Quel est le point clé de ce processus difficile de guérison?

Apprendre à contrôler et modérer l’empathie est essentiel. Trop d'empathie peut créer une souffrance émotionnelle chez celui qui écoute/soigne; trop peu d’empathie peut produire une relation insatisfaisante. Apprendre au survivant comment utiliser la respiration profonde dans les moments d’anxiété et de détresse est l’un des outils de guérison les plus précieux. Conformément à la pensée du Pape François, la spiritualité, la prière, y compris la connexion avec la nature, les espaces verts et les animaux, peuvent avoir d’importants effets thérapeutiques. Dans notre clinique et dans les écoles ukrainiennes, nous recommandons à tous les patients et les étudiants d'apporter avec eux l’image d'un animal qu'ils chérissent. Pour beaucoup de croyants, il s'agit peut-être de l'image d'un symbole religieux, comme la colombe blanche du Saint-Esprit pour les catholiques. Selon notre recherche, les principaux facteurs associés à l’auto-guérison — l’altruisme, le travail, les études, les relations sociales et la spiritualité — doivent être soutenus, voire prescrits par le médecin. Il faut également encourager les activités qui prévoient la narration d’histoires et celles qui visent à rassurer, non seulement avec les parents et les enfants, mais aussi avec les enseignants et les professionnels de santé. Les assistants peuvent encourager les enfants à lire ensemble des contes de fées et des récits populaires, à colorier une image, à chanter ou à écouter de la musique.

Vous avez consacré votre vie à panser ces blessures invisibles dans le contexte dramatique des guerres. Quelle est la leçon la plus importante que vous ayez tirée de cette expérience ?

Après des années d’écoute des survivants de traumatismes, la leçon la plus importante que j’ai tirée c’est que l’arme principale de la violence est l’humiliation. Ceux qui commettent des violences — il suffit de regarder les guerres actuelles — utilisent les outils de l'humiliation. Le but est d’aboutir, par l’humiliation, à l’anéantissement total de la personne, de sa famille, communauté, société et nation. Les outils d’humiliation comprennent le viol et d’autres formes de violence sexiste. Dans la plupart des sociétés, le viol d’une femme détruit non seulement la victime de la violence, mais également sa famille, engendrant une honte et une stigmatisation profondes. L’emprisonnement et la torture de soldats et de civils au moyen d’actes de violence horribles, dégradants et inhumains produisent des blessures humiliantes et profondes.

Les blessures des enfants, en particulier les petites filles, sont encore plus terribles...

Les enfants et les adolescents ne tombent pas victimes de la violence de masse seulement d’une façon indirecte, mais aussi d’une manière directe. Les petites filles sont généralement violées et abusées sexuellement; les petits garçons sont formés et utilisés comme enfants-soldats, et on leur apprend à tuer. Les enfants et les adolescents sont contraints d'assister à la mortification et à l’humiliation de leurs parents. Lorsque, par exemple, un enfant est témoin de violences contre son père, la graine de la colère et de la vengeance est plantée en lui pour l’activer lorsqu'il sera grand. Chez la personne qui a survécu à un traumatisme, l’état d’humiliation est enfoui et peut passer inaperçu non seulement aux autres, y compris les médecins, mais aussi à la victime elle-même. Malheureusement, jusqu’à récemment, le domaine de la santé mentale ne reconnaissait pas le fort impact destructeur de cette émotion. Nous devons faire tout notre possible pour surmonter l’humiliation et restituer la dignité humaine aux survivants du traumatisme. La force spirituelle de l’Eglise peut jouer un rôle important dans le processus de guérison.

Le Pape François a souvent répété que pour panser les blessures de notre humanité, nous devons d’abord écouter la souffrance des autres. Est-ce également le cas dans votre travail?

Mon livre Healing Invisible Wounds cherchait à révéler les blessures invisibles de la violence de masse. Comme l'a souligné le Pape François, le principal obstacle qui rend invisibles les grandes souffrances humaines réside dans le fait que la plupart des membres de la famille, des voisins et de la société elle-même nient activement ou évitent d'écouter le récit du traumatisme du survivant. Cependant, l’écoute profonde du récit du traumatisme est au cœur de l’expérience de guérison et constitue un instrument important pour prévenir la violence. Primo Levi, le grand écrivain italien qui relate dans sa biographie son expérience dans un camp de concentration, nous raconte un rêve dans lequel, retourné chez lui, il essaie de partager son expérience avec sa sœur, mais elle détourne la tête. Cette tendance à se détourner devant l’histoire d’un traumatisme peut être observée même chez les professionnels de santé. Les médecins, comme beaucoup d'entre nous qui ne sommes pas formés aux soins de santé, peuvent trouver trop douloureux d'écouter le récit du survivant, ou bien craindre que raconter son histoire puisse bouleverser le survivant d'une manière insupportable. De plus, nous ne savons peut-être pas comment lui fournir une assistance et un soutien appropriés.

Dans votre livre, vous soulignez la force de la narration comme moyen de guérison…

Au cours des quarante dernières années, dans notre clinique de Boston nous avons écouté plus de 10.000 récits de traumatismes d’une violence extrême, avec des résultats de guérison remarquables. La narration et l’écoute profonde peuvent prendre de nombreuses formes: d’une simple conversation à la narration en passant par les contes de fées, les paraboles, la poésie et les arts expressifs. Le récit nous permet de retrouver la personne derrière les faits brutaux du traumatisme. La narration et l’écriture réflexive se sont montrées capables de guérir, soulager les maladies chroniques. Toutes les preuves montrent que l’outil de guérison le plus puissant c’est raconter son histoire à une autre personne. Celui qui écoute devient partie prenante de l’histoire; et il a non seulement la joie (et également la douleur) d’écouter, mais aussi d’assimiler la sagesse, la résilience et la spiritualité profonde de celui qui raconte. Ecouter le récit d’un traumatisme c’est expérimenter la vraie beau-té qui jaillit du partage d’expériences de vie traumatisantes.

Lorsqu’un soldat retourne chez lui avec de graves troubles mentaux, toute la famille en quelque sorte tombe malade. Comment parvenez-vous à prendre soin de lui, tout en es-sayant de maintenir la stabilité du reste de la famille?

Les anciens combattants apportent à la maison, dans leurs familles, tous les facteurs de stress et les tragédies qu’ils ont vécus pendant la guerre. Nombreux sont ceux qui éprouvent le «sentiment de culpabilité du survivant» parce qu'un camarade qui était proche d'eux est mort pendant le combat, et ils se sentent coupables parce qu'ils ont survécu. L’un des principaux facteurs à l’origine de la forte prévalence de la dépression et des pensées suicidaires chez les anciens combattants est l’expérience d’un préjudice moral. Un préjudice moral survient lorsqu'un soldat fait quelque chose qu'il considère moralement répréhensible mais qui est pleinement approuvé et justifié par les forces armées. Le préjudice moral prédomine dans la vie émotionnelle des soldats et des anciens combattants et peut être une émotion très destructrice. Malheureusement, les anciens combattants et leurs familles connaissent peu les souffrances à long terme provoquées par l’expérience de la violence pendant la guerre. La brutalité des traumatismes crâniens provoque des dommages importants au cerveau qui peuvent détruire la personnalité. Les membres de la famille, y compris les enfants, les proches et même les animaux de compagnie, doivent participer au processus de rétablissement des anciens combattants. Les assistants spirituels et les cérémonies religieuses peuvent jouer un rôle important dans la guérison des préjudices moraux. Il existe certaines tragédies, comme le meurtre accidentel d’un enfant, qui ne peuvent être pardonnées que par une «Présence sacrée».

Face à de grands maux tels que la guerre ou la violence brutale, nous nous sentons impuissants, sans défense. Comment pouvons-nous nous protéger de ce sentiment de désespoir?

Souvent, les situations catastrophiques mondiales de violence de masse ou de destruction de notre environnement naturel produisent chez les ci-toyens ordinaires un sentiment d’impuissance. Il est important que chacun lutte contre le désespoir suscité par l’énormité du problème. Tout d’abord, nous pouvons reconnaître qu’il existe de nombreux petits groupes dans le monde qui font le bien. Je pense que notre petite clinique fait partie de ces groupes. Le Pape François est pour eux un «porte-parole» de l’espérance. Nous devons transformer la narration médicale en une narration d’espoir afin que les survivants d’un traumatisme puissent être soignés et que l’on puisse prévenir la violence. Cette réalité scientifique doit être reconnue par la société. Au fil des quarante dernières années, nous nous sommes attachés à créer des lieux de soins beaux, même dans les situations de plus grande violence et pauvreté.

Dans toutes ces années d’expérience, y a-t-il une histoire qui représente la synthèse de votre travail et que vous sentez pouvoir partager?

Au début des années 1990, dans le camp de réfugiés cambodgiens appelé «Site 2», à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, dans l'un des lieux les plus désolés, notre équipe a découvert l’Unité de traitement de la dépression du peuple khmer ( kpdr ). Malgré de très faibles ressources, le kpdr a créé un jardin magnifique, de petites chambres à coucher en bambou et un centre de soins traditionnels par bains de vapeur, ainsi qu'un sanctuaire bouddhiste pour la prière et la méditation. En partant de très peu de choses, le personnel cambodgien a créé un très beau lieu de soins. Lors de l’une de nos visites au kpdr , j'ai rencontré un petit garçon dont les parents avaient été tués par le régime de Pol Pot. Il avait perdu la vue alors qu'il fuyait vers la Thaïlande et s'était retrouvé dans le camp de réfugiés du «Site 2». Ce petit garçon était désespéré; il ne voulait plus vivre. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, je n'avais aucun espoir pour lui. Deux ans plus tard, après avoir vécu dans une cabane en bambou à la -kpdr, il avait trouvé une nouvelle vie. Il était actif et sentait qu'il suivait un chemin important.

Vous avez un mantra dans votre clinique à Boston: «Il n'y a pas de guérison sans beauté»...

Dans notre clinique de Boston et partout où nous avons travaillé (Cambodge, Pérou, Libéria, Liban et Italie), nous avons appris l’importance de permettre aux survivants d'un traumatisme de créer eux-mêmes des lieux magnifiques et propices à la guérison. Récemment, malgré la violence des bandes armées en Haïti, grâce à l'engagement d'un prêtre autochtone, nous avons créé un lieu de soins imaginé par des architectes locaux pour les femmes et les enfants qui fuient la violence. Ce nouveau centre comprend un jardin, une garderie, un lieu de prière, des salles de thérapie familiale et un sanctuaire aviaire. C'est un espace sûr et sécurisé où les femmes haïtiennes et leurs enfants, entourés d'oiseaux chanteurs et de nature, peuvent trouver refuge contre la peur. On trouve une force de guérison extraordinaire non seulement dans les espaces physiques agréables, mais aussi dans le comportement moral. Agir d’une manière vertueuse et créer le bien est la clé de l’espérance et du rétablissement de la dignité humaine. La guérison de la violence et sa prévention reposent entièrement sur le rétablissement de la dignité humaine et la reconnaissance sociale du caractère sacré de toute vie. La violence est inacceptable à tous les niveaux de la société. Et, comme le prêchait saint Augustin, l’injustice est terrible! Notre but c’est de vivre et créer un monde plus juste et plus empathique. En fin de compte, nous sommes biologiquement prédisposés à accomplir ce miracle social.

Alessandro Gisotti