· Cité du Vatican ·

Le témoignage de Mgr César Essayan, vicaire apostolique de Beyrouth de l’Eglise catholique latine du pays

Le gouffre libanais

epa11246437 People inspect the damage at the site of an airstrike in Habbariyah, southern Lebanon, ...
18 avril 2024

La population libanaise est une population complexe: commerçante et parfois pauvre, ouverte au dialogue mais quelques fois conflictuelle, résiliente mais émotive. Elle présente toutes les contradictions, ou plutôt les paradoxes. Elle le démontre aujourd'hui, de nouveau, avec la guerre imminente et une crise économique et administrative dévastatrice. Après l'immobilisation de la structure de l'Etat pour ingérence et corruption, la révolution du 17 octobre 2017, la covid, l'explosion de l'entrepôt du port de Beyrouth contenant du nitrate d'ammonium le 4 août 2020 (218 morts, 7.000 blessés, des milliers d'immeubles endommagés créant 300.000 déplacés), la crise du taux de change (le taux de change était de 1.500 livres libanaises pour 1 dollar en 2019, aujourd'hui il frôle les 100.000 livres), la population libanaise a inventé une société cash (c'est-à-dire en espèces), sans Etat et sans banques pour survivre.

Nous avons interviewé Mgr César Essayan, le vicaire apostolique de Beyrouth de l'Eglise catholique latine du Liban et franciscain conventuel, dans son bureau situé en face de la cathédrale de Saint-George des Maronites. Alors que nous parlons, les cloches carillonnent pendant une dizaine de minutes, tandis que plus tard, le muezzin fera entendre sa puissante voix depuis la mosquée attenante. Le clocher et le minaret ont fait l'objet d'une compétition concernant leur hauteur: lors de la construction de la mosquée, le minaret a dépassé d'un mètre le clocher; tout de suite après, les maronites ont hissé une très grande croix lumineuse sur le clocher et il a dépassé le minaret. Ça aussi c'est le Liban.

Peut-on aller de l'avant étant données les circonstances actuelles de la précarité institutionnelle, politique et économique?

Sur le long terme, non. Mais la population libanaise essaye toujours de s'adapter: la guerre, la cohabitation entre de nombreuses communautés différentes, l'occupation ottomane qui dura des siècles ainsi que d'autres évènements historiques leur ont enseigné à chercher des solutions, non pour vivre, mais pour survivre. Quand l'Etat échoue, il faut être créatif, il ne faut pas baisser les bras mais essayer de reprendre sa vie en main. Il est impossible de s'adapter à l'esclavage, nous voulons la liberté: telle est la résilience libanaise. Ailleurs, au contraire, on s'engage sur la voie de l'esclavage. Cela vaut aussi pour la culture: nous devons penser de façon ouverte et critique.

Aujourd'hui, nous courrons le danger d'une guerre entre Israël et le Hezbollah, il n'y a pas de président, le gouvernement est démissionnaire, le Parlement ne légifère pas... Combien de temps cela dura?

Personne ne le sait. Mais des personnes paient le prix de la crise. Que ce soient les Palestiniens, les Libanais du sud soumis à un régime non libéral ou ceux qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts. Dans tous les cas, il y a des femmes, des hommes, des enfants et des personnes âgées qui en pâtissent. Si nous perdons de vue ces victimes, nous perdons notre humanité. La question n'est pas tant de savoir quand nous retrouverons la paix, mais quand nous retrouverons notre humanité. Ça pourrait prendre du temps, et nous pourrions aussi retrouver la paix sans retrouver notre humanité. Comme le dit le Pape François, la guerre est toujours une défaite, car nous sommes tous dans le même bateau, nous sommes des frères, nous avons besoin les uns des autres. Au de-là des durées, il faut reconstruire cette conscience que nous avons perdue. Aujourd'hui, trop souvent, nous disons: «si tu es de mon côté tu es bon, si tu ne l'es pas tu es mauvais». Nous devons cesser de pen-ser ainsi et nous devons reprendre notre référence au Dieu de la paix et du dialogue.

Au Liban, dix-huit communautés religieuses sont reconnues par la Constitution: en ces temps de crise, elles semblent cohabiter par contrainte plutôt que de dialoguer par conviction.

C'est vrai, malheureusement. Parce que nous ne nous sommes pas encore rendu compte que c'est en sauvant le Liban que nous sauverons aussi nos communautés. Nous ne devons pas sauver uniquement les nôtres. Nous avons perdu des fidèles dans nos communautés, nous avons l'illusion d'encore les représenter, alors que nous sommes appelés à en être le guide. Comme nous le rappelle plusieurs fois l'Ancien Testament, nous commettons la même erreur, celle de compter sur nos soldats: nous nous concentrons sur les chiffres de notre défense, nous oublions la vérité de fond. Nous sommes ainsi tombés dans une mentalité politique délétère, qui ne crée plus le bien commun. «Le Liban est un message», disait Jean-Paul ii : l'est-il encore? Je ne crois pas, nous sommes le Liban des occasions perdues et c'est pour cela que nous sommes les uns contre les autres. Nous pourrions être de nouveau un message: il suffit de le vouloir.

Les chrétiens semblent représenter uniquement 20% du pays désormais, ils étaient un tiers à la fin du siècle dernier et en politique, la moitié des députés le sont.

Parler de ces 20% fait mal, parce que nous oublions qu'être chrétien, ce n'est pas une question de chiffre mais de témoignage de la croix du Christ. Sommes-nous forts si nous sommes nombreux? Ce n'est pas vrai. Ainsi, aujourd'hui, les chrétiens suivent souvent des chefs politiques, qui parlent de chiffres, et non ceux qui parlent de religion, de la qualité de vie. Le choix du Pape François d'utiliser un langage compris par tous a permis de rappeler beaucoup de personne dans l'Eglise. On répond au besoin des fidèles de se sentir proches de leur pasteur. Après l'explosion du 4 août 2020, je me suis rendu dans les maisons de nos familles. Je me rappelle d'une femme qui a perdu son fils unique. Cette femme s'est mise à pleurer simplement parce que l'évêque était venu chez elle! Mais c'était le Seigneur qui entrait chez elle, pas moi. Nous pensons devoir commander, donner des ordres, alors que nous devons seulement être proches de nos fidèles. Les démarches administratives, faisons-les la nuit! Nous pasteurs, nous devons nous rendre compte de ce que traversent les gens.

Le Liban, et aussi les Eglises, perdent beaucoup de jeunes qui émigrent...

Oui, nous le ressentons, nous latins en particulier, parce que notre communauté est composée d'une classe moyenne supérieure parlant français ou anglais; ce sont des personnes qui ont la possibilité d'aller à l'étranger pour étudier ou travailler. Il y a aussi ceux qui partent étudier ou travailler, indépendamment de la crise actuelle. Au contraire, il y a ceux qui ont perdu leurs illusions: ils ont rêvé d'éliminer la corruption et l'ingérence, ils sont descendus dans la rue pendant des mois, mais ils ont été manipulés. Ces jeunes reviendront uniquement s'ils sont en difficulté dans les pays où ils ont émigré. Cependant, il y a aussi des jeunes qui ont choisi et choisissent de rester pour servir leur pays. Enfin, il y a des jeunes qui restent car ils ne peuvent pas partir.

La perspective européenne est importante dans ces circonstances?

Aujourd'hui nous nous tournons vers l'Europe et le golfe Persique. Mais il est temps de se tourner aussi vers la Méditerranée. Elle est à valoriser, à redécouvrir selon le rêve de Giorgio La Pira, qui imaginait des pays de la rive sud — Liban, Egypte, Syrie, etc. — collaborer avec des pays de la rive nord — France, Italie, Espagne, etc. —, tous ces pays ont une histoire riche et commune, qui s'est croisée de nombreuses fois. La religion et la pensée sont à redécouvrir comme un trésor pour une humanité qui traverse une crise du sens. Giorgio La Pira parlait de droit à Athènes, Jérusalem, Florence... et découvrait que toutes les grandes capitales de la Méditerranée présentaient une richesse commune extraordinaire, que nous avons perdue car nous avons égaré le sens de l'histoire. Nous devons nous tourner vers la Méditerranée, non pour vivre dans l'illusion d'un âge d'or, mais pour comprendre que nous ne sommes pas seuls dans ce monde, que nous faisons partie d'une histoire que nous devons recommencer à écrire, comme autrefois. C'est dans ce sens-là que nous nous tournons vers la Méditerranée.

Solidarité et miséricorde sont des vertus chrétiennes, libanaises et musulmanes. Comment se déclinent-elles aujourd'hui?

Etre une communauté dont les portes sont ouvertes: chacun peut venir me trouver, je ne refuse personne a priori, nous cherchons à ne pas avoir de préjugés. Les priorités sont établies dans un second temps. Et nous cherchons à nous coordonner avec les autres Eglises et les autres communautés du pays. Cette proximité se manifeste non seulement en nous considérant en tant que membres d'une communauté donnée, mais également en tant que membres d'une grande famille qui va au-delà des frontières de notre communauté de référence. Notre stratégie est celle du crossing together, c'est-à-dire traverser avec les gens, avec qui en a besoin, les moments difficiles. C'est comme ça que se créent des liens avec les personnes: il faut avoir confiance en eux et avoir confiance en les relations réciproques. Le Seigneur est miséricorde. C'est son nom. Il faut le laisser agir.

Michele Zanzucchi