· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

CeMois-ci
Pourquoi leur prière est devenue différente: analyse

Comment prient les femmes

 Come pregano le donne  DCM-004
06 avril 2024

La prière des femmes a-t-elle un caractère différent? Je ne le pense pas vraiment. A sa racine, au-delà de la "demande", telle est l'étymologie, il y a le besoin, l'expérience de Dieu. L'attitude de celui qui prie, homme ou femme, est celle de celui qui se tient en présence de Celui qui donne un sens profond à son être au monde. Il le trouve et le reconnaît dans les créatures et la création, au point de les considérer, chacune dans son genre, comme une réponse à son besoin. D'où l'idolâtrie... Et comme au cours de l'histoire –  et des cultures qui s'y sont succédé –  ce ne sont pas les femmes mais les hommes qui ont fait la différence, ce sont surtout les hommes qui ont modulé et régulé ce besoin inné. Si bien que les femmes n'ont presque jamais été le sujet officiel de la prière, plus souvent reléguées à des formes qui en exprimeraient culturellement leur agitation. Je pense aux cultes dionysiaques, aux femmes possédées. Je pense au culte de la Grande Mère, sublimation de l'attente culturelle féminine, qui est précisément la maternité.

Tel est mon avis, en somme; mais je pense que mon opinion est confirmée par l'histoire et sa lecture dans une clé anthropologique et culturelle. Si la prière des femmes est différente, et surtout ghettoïsée, nous le devons à l'empreinte que lui a donnée le genre masculin, se réservant le rôle de  médium entre la divinité et le groupe humain.
En est-il de même dans la tradition judéo-chrétienne? Dans une large mesure oui, mais en suivant une grille stricte de la répartition des fonctions, y compris cultuelles, quelque chose nous échappe parfois. Et il ne s'agit pas de permettre aux femmes d'échapper à leur esclavage évident, en leur reconnaissant une liberté parce qu'elles sont envahies, possédées par un dieu. Il s'agit au contraire de reconnaître que les femmes (et les enfants) sont des membres à part entière du peuple de Dieu et donc un sujet de la prière sous toutes ses formes.

Ce n'est pas un hasard si le chant de prière des femmes éclate à des moments particuliers de l'histoire d'Israël. Que l'on pense à la manière dont le Chant de la Mer scelle l'action puissante de Dieu qui a libéré Israël de l'Egypte; que l'on pense au chant de Déborah ou de Judith, des femmes fortes et autoritaires, capables de marquer un tournant dans l'histoire de leur peuple. Et  Anne, reconnaissante à Dieu pour le don de son fils Samuel, prononce une prière de type psalmique, c'est-à-dire de type communautaire cultuel. On retrouve certains de ses accents dans le Magnificat, l'hymne de louange de Marie de Nazareth, lui aussi singulier sur les lèvres d'une femme. Ces exemples donnés parlent d'un mode de prière: la louange. Et en effet, dans l'histoire du salut, dans cette typologie de la prière, les femmes dominent.

Je voudrais souligner que, traditionnellement, nous qui sommes chrétiens utilisons différentes formes de prière. Il y a une rencontre pour dialoguer avec Dieu qui se fait dans le silence intérieur. Et cela  peut même être confié à des formules toutes faites, on peut vraiment se tenir en sa Présence, se vider de soi-même, pour écouter sa voix. Cette expérience, différente et toujours singulière, ne concerne en réalité jamais seulement l'individu, car le croyant/la croyante se situe dans le corps vivant de ceux qui  partagent sa foi.
Les religions abrahamiques, d'une manière ou d'une autre, exaltent cette appartenance commune, qui peut devenir un écran identitaire hostile pour d'autres, mais qui exprime en amont une foi liée à une rencontre et à un appel. Et c'est cet appel et cette rencontre que la liturgie chrétienne actualise dans la convergence de tous, hommes et femmes, dans une célébration communautaire fécondée, dans l'Esprit, par l'écoute de la Parole de Dieu et le partage de la Chair et du Sang du Fils. Dans la célébration de l'Eucharistie, il n'y a pas de différence entre les membres. Pas au sens premier de rassemblement et de participation. S'il y a une différence, c'est dans les fonctions, même si –  ne l'oublions pas –  la liturgie est, selon son étymologie, l'action du peuple.
Cette charge et cette force originelles, qui ont conduit la communauté chrétienne à se souvenir du don que le Seigneur a fait de lui-même pour elle, ont rapidement connu une totale disparité entre les sexes en ce qui concerne les fonctions rendues au sein de toute l'assemblée. Et c'est à ce moment-là –  au niveau de la communauté chrétienne – que la prière des femmes s'est différenciée de celle des hommes. On pourrait dire plus en général que la prière des hommes baptisés et des femmes baptisées est devenue différente de celle des ministres ordonnés, qui sont tous des hommes.
La perte de la conscience du mystère célébré, sa sacralisation a conduit les femmes à rechercher des espaces et des lieux qui leur sont propres. Dans la plupart des cas, la rencontre avec Dieu s'est faite à travers les formes élémentaires de la prière vocale et, si l'on en avait les instruments, à travers la méditation et les multiples formes de l'expérience mystique. Quelques femmes y ont atteint des niveaux élevés et leurs écrits restent des jalons de la spiritualité chrétienne.
Cependant, on ne peut pas dire que les femmes, à l'exception des moniales, se soient vu offrir les instruments nécessaires. La prière chrétienne, en effet, se nourrit avant tout de la Parole de Dieu, car c'est à travers elle que la prière elle-même réalise son statut de don, d'alliance et de communion (cf. Catéchisme de l'Eglise catholique, nn. 2559-2565).
Thérèse d'Avila déplorait encore l'absence de cette nourriture vitale, et Thérèse de Lisieux, des siècles plus tard, n'avait pas d'Ecriture à consulter, mais seulement un syllogue. Cette dernière a déclaré son impatience face à la prière purement vocale, même si elle était communautaire.
Les moniales de la tradition bénédictine avaient le privilège d'accéder à la sanctification du temps par le biais de ce que nous appelons aujourd'hui la Liturgie des Heures. Cela a fait une différence dans la qualité de leur prière communautaire et personnelle. Cela leur a permis  de savoir lire et écrire, condition sine qua non pour la prière chorale, modulée surtout sur la récitation des psaumes.
Mais malgré cela, les femmes étaient en général empêchées d'intervenir dans l'élaboration de la prière liturgique. Disons qu'elles la subissaient en s'adaptant au schéma élaboré par les hommes. Il y a eu très peu d'exceptions. Par exemple, nous devons à la moniale Cassia un hymne encore chanté dans l'Eglise byzantine le mercredi saint; nous savons que Hildegarde de Bingen a écrit l'Officiatura de son monastère, y compris la musique. On constate également un soutien important offert à ceux qui, étant des hommes et en raison de leurs qualités et de leur condition,  pouvaient donner libre cours à leur créativité. Je pense au Pange Lingua écrit par Venantius Fortunatus pour Sainte Radegonde, dont le monastère reçut en cadeau une relique du bois de la Croix... Nous chantons encore cet hymne le Vendredi saint.
Bien sûr, nous ignorons beaucoup de choses. Et c'est également vrai pour des périodes plus proches de nous. Peu de gens connaissent la contribution de certaines femmes à la traduction des textes liturgiques réformés après Vatican II. Il en va de même pour le livre des bénédictions, ou pour des oraisons ou des prières des fidèles élaborées, ex novo, dans ce contexte.

Par exemple, c'est à une femme que nous devons l'élégant latin de la "prière de bénédiction de l'Eglise" dans le rite renouvelé du même nom.
Cependant, lorsque nous parlons de réforme, nous nous référons à des décennies révolues. L'accélération culturelle fait paraître préhistoriques ce qui furent pourtant des conquêtes. Aujourd'hui, les femmes souffrent d'une véritable marginalisation liturgique. De plus, elles ne se retrouvent pas pleinement dans les rites et le langage qui les encadrent. S'il est vrai que la liturgie est gratuité et joie, on ne peut pas dire que les femmes y fassent l'expérience de l'une et de l'autre. Ce qui manque, c'est cette implication totale, cette appropriation pleine et entière des rites et des symboles, la joie, la gratuité qui devrait précisément les soutenir.
Bref, il ne suffit pas de dire: frères et sœurs. Cela ne nous suffit plus –  si tant est que cela ait jamais suffi. La liturgie doit faire place à notre corps, à notre chair. Et ni les gestes ni les mots ne peuvent continuer à l'offenser, comme c'est encore le cas aujourd'hui à cause de la persistance d'un langage et d'une expressivité patriarcale et sexiste.

En mûrissant cette prise de conscience, les femmes produisent aujourd'hui des liturgies alternatives –  dont beaucoup sont suivies en ligne. Il ne s'agit pas d'actes de rébellion, mais d'espaces adaptés aux femmes, dans lesquels leur spécificité n'est ni offensée ni niée. D'autre part, dans les premiers temps de la communauté chrétienne, n'ont-elles pas ouvert leurs maisons pour accueillir la communauté? Ne présidaient-elles pas elles-mêmes la réunion si leur autorité, leur effort constructif et d'accueil sont si évidents? N'exerçaient-elles pas le charisme de la prophétie, de la louange, des langues, de la consolation, du discernement, ainsi que les autres? Et toute cette richesse ne s'exprimait-elle pas d'abord et avant tout dans le rassemblement communautaire pour la Cène du Seigneur?
Si le péché de sexisme s'est même insinué dans les Ecritures, miroir de cette "condescendance divine" (cf. Dei Verbum, n. 13) qui a toujours marqué la Parole de Dieu, notre tâche aujourd'hui n'est-elle pas d'apporter ces correctifs qui redonnent aux femmes, mais aussi aux hommes et aux femmes ensemble, le goût joyeux  de se réunir pour louer Dieu ?

Vers l'an 2000, sans présupposés féministes militants, j'ai développé une Liturgie de la Parole en recueillant les voix de femmes en prière telles que l'Ecriture nous les a transmises. Une pieuse disciple, Sœur Agar, a mis les textes en musique. Nous nous réunissions. L'une d'elles lisait le passage de l'Ecriture qui introduisait le chant. On le chantait avec les gestes et les instruments utilisés dans le texte sacré. Après un bref silence, une oraison suivait, expressive à sa manière et actualisant la lecture et le chant. Le dernier à être chanté était le Magnificat. La personne qui présidait, évidemment une femme, terminait par une action de grâce, en bénissant Dieu et les personnes présentes, hommes et femmes. Nous l'avons célébrée à la Faculté théologique pontificale Marianum, en marge d'une conférence. Et je sais qu'elle a été célébrée ailleurs. Pour différentes raisons, elle n'a jamais été publiée et je le regrette encore aujourd'hui. Rien de révolutionnaire. Les nombreuses liturgies qui ponctuent l'expérience des groupes féministes ne sont pas non plus révolutionnaires ou insultantes et ne portent pas atteinte à quoi que ce soit. Dans ces liturgies, l'accent est mis sur l'implication totale, la participation corporelle, les gestes. Des choses qui sont par ailleurs également présentes dans d'autres groupes ou dans d'autres réalités attentives à l'identité et aux questions des sujets, hommes et femmes, et des Eglises dans lesquelles ils vivent.

Le malaise indéniable des femmes encourage certainement la recherche de modalités alternatives et a donc également un impact sur nos célébrations répétitives et monotones. Il nous alerte cependant aussi sur l'urgence de remettre la main au chantier liturgique. De même que nous construisons des églises pour Dieu, mais surtout pour nous, c'est-à-dire pour expérimenter la joie de la rencontre avec les autres et avec Dieu, de même, la liturgie est pour nous avant d'être pour Dieu. Nous nous plaçons avec gratitude et joyeusement les uns devant les autres et devant lui, en répondant à son don. La gratuité et le don sont en effet la marque de fabrique de nos communautés et de notre prière. Il revient aux femmes d'inciter les communautés à redécouvrir ce qui les fait exister: la Parole de Dieu accueillie et célébrée, vécue et témoignée. Une parole dont la réponse est précisément la prière, le dialogue avec Dieu, mais jamais sans les autres.

Cettina Militello
Théologienne, vice-présidente de la Fondation Accademia Via Pulchritudinis ETS.