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Troisième prédication de carême du cardinal Cantalamessa en présence du Saint-Père

Pauvres malades qui guérissent les autres

 Pauvres malades qui guérissent les autres  FRA-011
14 mars 2024

L’un des phénomènes les plus évidents de «notre société est la massification». Presse, télévision, internet, on les appelle «moyens de communication de masse, les médias de masse, non seulement parce qu’ils informent les masses, mais aussi parce qu’ils les forment, ils les massifient». Ainsi s’est exprimé le cardinal capucin Raniero Cantalamessa, lors de la troisième prédication de Carême, prononcée dans la matinée du vendredi 8 mars, dans la salle Paul vi, en présence du Pape François. Poursuivant sa réflexion sur l’affirmation du Christ dans l’Evangile de Jean: «Je suis», le prédicateur de la Maison pontificale s’est arrêté sur «Je suis le Bon Pasteur».

Et à ce propos, il a souligné comment, sans s’en rendre compte, «nous nous laissons mener par le bout du nez, par toutes sortes de manipulations et de persuasions occultes». Il suffit de penser à ces «modèles de bien-être et de comportement, idéaux et objectifs de progrès» qui, dès qu’ils sont proposés, «sont adoptés par les gens». On les suit, observe-t-il, «de peur de rester en arrière, conditionnés et harcelés par la publicité». En effet, nous mangeons ce «qu’on nous dit, nous nous habillons selon la mode, nous parlons selon ce que nous entendons». En outre, a-t-il ajouté, «nous rions lorsque nous voyons une vidéo qui défile à un rythme rapide, avec des gens qui bougent par à-coups, rapidement, comme des marionnettes; mais c’est l’image que nous aurions de nous-mêmes si nous nous regardions d’un œil moins superficiel», a commenté le cardinal.

Dans ce contexte, voici l’image du bon pasteur, à laquelle sont liées les images «des brebis et du troupeau». Soulignant que l’homme d’aujourd’hui rejette «avec dédain le rôle de brebis et l’idée de troupeau», le prédicateur a fait remarquer qu’il ne se rend pas compte qu’il vit en réalité «la situation qu’il condamne en théorie».

Pour comprendre dans quel sens Jésus se proclame le bon pasteur et «nous appelle ses brebis, il faut remonter à l’histoire biblique», a rappelé le cardinal Cantalamessa. Au début, Israël fut «un peuple de bergers nomades». Les bédouins du désert «nous donnent aujourd’hui une idée de ce qu’était la vie des tribus d’Israël». Dans cette société, «une relation presque personnelle se développe entre le berger et le troupeau». Cela explique pourquoi, «pour exprimer sa relation avec l’humanité, Dieu a utilisé cette image, devenue aujourd’hui ambiguë».

Avec le passage du nomadisme à la condition de peuple sédentaire, observe le cardinal, «le titre de pasteur est aussi donné, par extension, à ceux qui sont les représentants de Dieu sur terre: les rois, les prêtres, les chefs en général». Mais dans ce cas, le symbole se dédouble: «Il n’évoque plus seulement des images de protection, de sécurité, mais aussi celles de l’exploitation et de l’oppression». A côté de l’image du bon pasteur, «celle du mauvais pasteur fait son apparition».

D’autre part, note le capucin, l’image du Christ Bon Pasteur occupe une place privilégiée dans l’art et les inscriptions paléochrétiennes. Il «est présenté, selon la forme classique, dans la splendeur de la jeunesse». L’image johannique «se confond désormais avec l’image synoptique du berger qui part à la recherche de la brebis perdue (Lc 15, 4-7)».

Le contexte du passage sur le bon pasteur est le même que dans les deux chapitres précédents, a rappelé le cardinal, à savoir la discussion avec «les juifs» qui a lieu à Jérusalem, à l’occasion de la fête des Tentes. Mais, par Jean, nous savons que le contexte «compte relativement, car, à la différence des Synoptiques, il ne se préoccupe pas de nous donner un récit historique et cohérent de la vie de Jésus, qu’il semble donner pour connu», mais un «ensemble de “signes” et d’enseignements du Maître». Ceux-ci, cependant, n’apparaissent jamais «en dehors du temps et de l’espace, comme c’est le cas dans les livres de théologie», mais sont également situés «dans des lieux et des temps précis, parfois plus précis que les Synoptiques eux-mêmes, ce qui leur confère une valeur “historique” au sens le plus profond du terme».

Le discours de Jésus, a expliqué le cardinal Cantalamessa, a deux acteurs: le berger et le troupeau, c’est-à-dire, au singulier, chaque brebis. Il a ensuite rappelé que le psychologue suisse Carl Gustav Jung définissait le psychiatre: A wounded healer, un guérisseur blessé. Le sens de sa théorie est qu’il faut connaître «ses propres blessures psychologiques pour guérir celles des autres et que connaître les blessures des autres aide à guérir les siennes». L’intuition du psychanalyste, a déclaré le cardinal, s’applique également aux blessures spirituelles. Le pasteur de l’Eglise est lui aussi un wounded healer, un malade qui doit aider les autres à guérir.

Le prédicateur a ensuite évoqué la principale maladie dont il faut se guérir pour pouvoir guérir les autres. D’où la question de savoir ce qui, d’un bout à l’autre de la Bible, est inculqué aux brebis à propos de Dieu le Pasteur, à savoir «n’ayez pas peur». On parle, a rappelé le cardinal, de ce «mal obscur» qu’est la peur, qui a «tant de pouvoir pour priver les hommes et les femmes de la joie de vivre». Elle est «notre condition existentielle» et «nous accompagne de l’enfance à la mort». Jésus a nommé les principales peurs des adultes: la peur du lendemain, la peur du monde et des puissants, comme de «ceux qui tuent le corps (Mt 10, 28)». Mais sur chacune d’entre elles, «il a prononcé la sienne: “Nolite timere!”». Ce n’est pas une «parole vide et impuissante, mais une parole efficace, presque sacramentelle». Comme toutes les paroles de Jésus, elle «fait ce qu’elle veut dire»; elle n’est pas comme le simple: «Prends courage!».

Le cardinal a demandé ce qu’est la peur, nous invitant à mettre de côté «l’angoisse existentielle dont les philosophes discutent depuis un siècle et demi». Il s’agit plutôt de peurs communes et familières. En ce sens, «la peur est la réaction à une menace pour notre être, la réponse à un danger réel ou supposé: du plus grand danger de tous, celui de la mort, aux dangers particuliers qui menacent la tranquillité, la sécurité physique ou notre monde émotionnel». La peur est alors «une manifestation de notre instinct fondamental de préservation». Selon que les dangers sont objectifs et réels, ou imaginaires, on parle de peurs justifiées et injustifiées. Néanmoins, ce que l’Evangile a de plus consolant à dire à ce sujet, c’est que Jésus «a pris sur lui nos peurs». Après avoir, de mille manières, exhorté ses disciples à «ne pas craindre, il a fait autre chose». Jamais on n’avait entendu dans la
Bible que «le bon berger donne sa vie pour ses brebis, qu’il les connaît, les guide, les soigne, les défend: cela oui; mais pas qu’il donne sa vie pour elles». Jésus a promis «de faire cela et il l’a fait».

Toutefois, «il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous libérer de la peur et de l’angoisse». En revanche, assure le prédicateur, «il est en notre pouvoir de libérer quelqu’un d’autre, ou de l’aider à se libérer d’elles». D’où l’invitation à chercher à apporter du réconfort à quelqu’un pour l’entendre dire dans son cœur: «C’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40)». C’est pourquoi, conclut-il, «nous aussi, pasteurs ou simples croyants, nous devons être des wounded healers, de pauvres malades qui guérissent les autres».