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Le 5 mars a été célébrée la journée internationale de sensibilisation au désarmement et à la non prolifération

En tant qu’ancien fabricant d’armes je dis: la guerre est une folie

 En tant qu’ancien fabricant d’armes je dis:  la guerre est une folie  FRA-010
07 mars 2024

«Papa, alors tu es un assassin?». Cette question posée par son fils âgé de 8 ans restera toujours comme une lame dans le cœur de Vito Alfieri Fontana. Même aujourd’hui, de nombreuses années après ce moment, il n’est pas facile de s’en souvenir pour cet ingénieur de 72 ans originaire de Bari, qui a vécu deux vies: la première en tant que concepteur et fabricant de mines antipersonnel meurtrières à la tête de Tecnovar, une entreprise familiale prospère. Et la deuxième, diamétralement opposée: comme démineur en chef dans les Balkans, une région dévastée par la guerre et infestée par les mines, ces armes insidieuses et meurtrières. Vito a raconté cette histoire dramatique, douloureuse et en même temps, tissée de courage et d’espoir dans un livre écrit avec Antonio Sanfrancesco, journaliste pour Famiglia Cristiana, intitulé J’étais l’homme de la guerre. Dans une interview accordée aux médias du Vatican, l’ancien fabricant d’armes converti en travailleur humanitaire reprend les appels du Pape en faveur du désarmement et lance un vibrant appel à ceux qui, comme lui auparavant, produisent et vendent des instruments de mort.

Vous avez déclaré dans votre livre avoir vécu deux vies. Celle de fabricant de mines et celle de démineur qui cherche à neutraliser ces instruments de mort. La transition ne s’est pas produite brusquement, mais s’est développée au fil du temps. Tout d’abord, grâce à votre fils...

Quand mon fils a commencé à grandir, il a commencé à se poser des questions. Lorsqu’il a découvert par hasard que je fabriquais des mines, que je fabriquais des armes, il m’a demandé: «Si tu fabriques des armes, alors tu es un assassin...». Ce sont des choses qui vous permettent de comprendre comment votre travail est perçu. Finalement, c’est la chose la plus simple à comprendre: celui qui fabrique des armes, que ce soit volontairement ou non, participe à faire du mal aux autres. Et mon fils m’a aussi dit, peut-être, la chose la plus évidente: «Papa, peut-être que d’autres fabriquent des armes, beaucoup de gens dans le monde, mais pourquoi devrais-tu les fabriquer toi?». Ces paroles ont été la première pierre de ma réflexion.

Dans votre parcours de «conversion», c’est une discussion avec un jeune homme de l’organisation Pax Christi, un mouvement catholique international pour la paix, qui vous a bousculé.

Oui, en 1993, lorsque la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel a été lancée, j’ai reçu une invitation de l’évêque des Pouilles, Mgr Tonino Bello, qui était président de Pax Christi. Il avait écrit dans l’invitation: «Essayons de trouver un point de discussion. Est-il impossible de pouvoir parler entre hommes de paix et ceux qui font la guerre?». Mgr Tonino Bello n’a malheureusement pas pu participer à cette rencontre car il est décédé entre-temps. Cependant, son groupe a voulu maintenir cette discussion et je me suis retrouvé face à 200 personnes qui me posaient des questions parfois très difficiles. J’y ai répondu sans problème, jusqu’à ce qu’un jeune homme, un volontaire de Pax Christi, à la fin de la discussion, me secoue en demandant: «Vous pouvez être sympathique, mais la nuit, quand vous vous couchez, de quoi vous rêvez ? Est-il possible que vous rêviez d’une belle guerre? Est-il possible que vous rêviez d’une guerre pour vendre beau-coup de mines?».

Votre entreprise, Tecnovar, était une entreprise familiale très prospère. Votre changement de vie a également été source de nombreuses incompréhensions, de difficultés. Mais vous avez continué votre chemin. Qu’est-ce qui vous a poussé à emprunter un chemin si difficile?

Quand le ver de la conscience est dans votre tête, comment pouvez-vous retourner à la table à dessin et concevoir quelque chose qui peut faire du mal aux autres? A ce stade, vous ne pouvez plus le faire. Je me demandais: «Pourquoi devrais-je le faire?». En effet, mon fils avait raison. Bien sûr, cela a entraîné des incompréhensions, j’ai rompu avec une partie de ma famille, j’ai trouvé le vide autour de moi, mais j’ai compris ce que les autres ne voulaient pas comprendre... Et j’ai continué.

Que ressentiez-vous les premières fois où vous vous trouviez de l’autre côté? Lorsque vous dirigiez, avec l’organisation Intersos, le déminage de zones infestées par des mines antipersonnel, notamment dans l’ex-Yougoslavie, similaires à celles que votre entreprise avait produites peu de temps auparavant?

On se sent mal parce qu’une partie de vous se sent sous terre. C’est une sensation étrange, c’est-à-dire que vous vous dîtes intérieurement: «Regarde ce que tu as fait». Les cinq premières minutes sont de la peur, car vous ne savez pas si vous serez capable d’aller à l’encontre de vous-même. Ensuite, finalement, la peur disparaît... Mais au début, c’est gênant. Je me sentais vraiment mal et j’étais très sévère envers moi-même.

Vous avez raconté que, dans votre vie d’industriel des armes, vous participiez à des foires et des événements où vous rencontriez plus ou moins toujours les mêmes personnes. Des événements où on ne considérait pas le mal causé par ces armes...

En ces occasions, on ne parlait jamais de vies humaines. Une mine antipersonnel est une bonne mine si elle parvient à percer une plaque de métal de 50cmx50cmx5mm. On ne parle pas d’êtres humains, il n’y a pas d’enfants considérés. Il n’y a pas de soldats qui perdent ensuite leurs jambes ou leur vie... La perforation de la plaque, c’est l’objectif et c’est uniquement sur cela que l’on travaille.

L’épilogue de votre livre s'intitule «Le passé qui ne passe pas». Le poids de votre première vie se fait également sentir sur la deuxième, inévitablement. Deux millions et demi de mines produites pour quelques milliers désamorcées. Un bilan déséquilibré, écrivez-vous avec amertume. Aussi pour votre conscience...

Oui, si l’on considère une seule vie... Mon engagement maintenant est aussi en faveur des 10.000 personnes dans le monde entier qui participent aux opérations de déminage. Ces personnes se cassent le dos chaque année, chaque jour, à chaque heure de la journée pour désamorcer les mines. J’espère avoir contribué en mettant en lumière ce problème, en encourageant ces gens qui font des «miracles» depuis ces années. Je ne parle pas seulement des Balkans, mais de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique, avec de véritables succès. Donc, bien sûr, mon bilan en tant que personne est déséquilibré, mais je fais partie d’un groupe incroyable de personnes qui font un excellent travail.

A ce propos, vous avez également collaboré avec Jody Williams, prix Nobel de la Paix, en faveur de la Campagne mondiale contre les mines anti-personnel, qui mena à la Convention d'Ottawa. Cet accord est salué par le Pape dans l'exhortation apostolique «Laudate Deum». Aujourd’hui, il ne semble pas y avoir un mouvement par le bas, populaire, en faveur du désarmement comme pour d’autres sujets, par exemple la crise écologique...

La Convention d’Ottawa avait un ennemi assez limité. Les fabricants de mines étaient une fraction minime et franchement indéfendable... Les questions environnementales impliquent beaucoup plus de gens et sont donc naturellement beaucoup plus suivies. Mais les chrétiens devraient toujours avoir à l’esprit, que dans l’Evangile, les artisans de paix sont le seul groupe humain que Jésus appelle «enfants de Dieu» dans son sermon sur la montagne: «Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu». Nous devrions toujours nous en souvenir, c’est une grande responsabilité. Nous pourrions être seul, nous pourrions être 10.000, mais si nous sommes appelés par le Christ d’une telle manière, nous ne pouvons pas reculer.

La guerre en Ukraine, la guerre au Moyen-Orient et tant d'autres conflits oubliés, de la Syrie au Yémen. De nombreuses fois, le Pape a mis en lumière un paradoxe: on s'arme pour se sentir plus en sécurité, mais les guerres augmentent et par conséquent l'insécurité globale aussi. Il l'a redit également en s'adressant au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège le 8 février dernier... Est-il possible de rompre ce cercle vicieux ou doit-on se résigner à vivre ainsi?

Se résigner? Jamais! Malheureusement 2024 est une année mouvementée: il y aura l'élection présidentielle américaine. Donc tous les évènements internationaux, selon moi, s'articuleront autour des résultats, et il y aura une grande turbulence à l'échelle internationale. Il est certain qu'à un moment donnée, les conflits devront cesser, parce que les guerres ne peuvent pas être infinies, et à ce moment-là il faudra s'interposer. Nous traverserons une année difficile, il faudra ensuite se retrousser les manches et chercher à panser les blessures que nous tous, comme communauté humaine, avons infligées à nos -frères.

Le Pape a déclaré le jour de Noël que les gens veulent du pain, pas des armes. Mère Teresa avait lancé un appel similaire, en recevant le prix Nobel de la Paix en 1979.

Nous devons être conscients que les armes sont détenues par environ 1% de la population lorsqu’il y a une guerre. Les armes sont manipulées, utilisées ou programmées par très peu de personnes par rapport aux dégâts qu’elles causent. Ce que j’ai toujours vu en allant dans les théâtres de guerre, c’est que les gens avaient surtout besoin — comme le dit le Pape — de pain, de travail, de reconstruction, et n’avaient certainement pas besoin d’armes! Cela vaut pour 99% des gens.

Ce qui m’a toujours frappé, c’est que si vous rassemblez d’anciens ennemis et que vous les mettez au travail avec un salaire décent pour qu’ils puissent rentrer chez eux avec dignité, alors les rivalités s’éteignent. Dans mon travail de démineur, j’ai travaillé avec des orthodoxes, des catholiques, des musulmans, mais aussi beaucoup d’athées... Et il n’y avait aucun problème quand une personne collaborait avec d’autres et ramenait du pain à la maison: c’est cette perspective que la politique devrait distribuer du pain plutôt que des armes! Non pas du pain donné ou volé, mais du pain gagné.

«Pour dire “non” à la guerre, il faut dire “non” aux armes», a encore déclaré le Pape le jour de Noël, poursuivant «car si l’homme, dont le cœur est instable et blessé, a en sa possession des instruments de mort, tôt ou tard, il les utilisera». Qu’en pensez-vous à la lumière de votre propre expérience?

J'aimerais compléter les mots du Pape: faire la guerre, c’est comme abattre un arbre. Faire la paix, c’est comme planter un arbre. Pour abattre un arbre, il ne faut rien, juste une arme! Pour faire la paix, on doit planter l’arbre, le semer, en prendre soin pour le voir grandir. Ainsi, à la souffrance du moment de la guerre succède ensuite le malaise, l’effort et la souffrance de la reconstruction. Le recours aux armes est une folie! Il y a toutes les possibilités de vivre en co-opérant même si l’on pense différemment.

Vous avez aujourd'hui 72 ans, vécus intensément et avec un parcours de vie peu commun. Que voudriez-vous dire aux personnes qui, comme vous par le passé, fabriquent et vendent des armes?

Je m'adresserais surtout à ceux qui pensent avoir la foi. J'ai parlé à beaucoup de personnes à ce sujet. Si tu me dis que tu produis des moteurs de voiture ou des moteurs de chars d'assaut, je ne devrais avoir aucun doute... Voici ce que je dis: si on a la foi, on doit agir en conséquence. Surtout nous qui croyons en la Parole de Dieu, dans la Bible, comment pouvons nous haïr jusqu'au point de détruire l'espoir d'autrui, de nos frères? Voilà où je veux en venir.

Alessandro Gisotti