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Entretien avec Mgr Luis Miguel Muñoz Cárdaba, ancien nonce apostolique au Soudan

Une crise qui risque d’incendier les pays fragiles d’Afrique

FILE PHOTO: A Sudanese woman, who fled the conflict in Murnei in Sudan's Darfur region, walks beside ...
22 février 2024

Depuis ce samedi de la mi-avril 2023, quand Khartoum s'est réveillée sous les tirs croisés des factions en lutte, la situation a basculé dans plusieurs zones du Soudan. Mgr Luis Miguel Muñoz Cárdaba, jusqu'à récemment nonce apostolique au Soudan et en Erythrée, (aujourd'hui nommé au Mozambique) se souvient parfaitement de ces terribles jours dans la capitale soudanaise. Dans un entretien accordé aux médias vaticans, il analyse les causes profondes de cette guerre.

Le Soudan, depuis presque dix mois, est en proie à un conflit sanglant qui cause un nombre important de victimes et de réfugiés. Quelles sont les régions les plus touchées par les hostilités et craint-on un nouvel élargissement du conflit?

Le conflit armé provoqué par la rivalité entre les deux généraux, Abdel Fattah al-Burhan qui dirige l'armée régulière du Soudan (Forces armées du Soudan, fas) et Mohamed Hamdan Dogalo alias Hemeti, chef du groupe paramilitaire des Forces de soutien rapide (fsr), a jeté le Soudan dans un chaos qui engendrera des con-séquences pendant de nombreuses années. Alors que les combats sont particulièrement sanglants à Khartoum, la capitale, et dans la région du Darfour — avec des massacres qui rappellent le terrible génocide en 2003-2005 — le reste du territoire soudanais, sous le contrôle des forces armées soudanaises, conserve un calme relatif.

Mais le conflit soudanais préoccupe la région de la Corne de l'Afrique, qui en subit les conséquences, avec le risque réel de sombrer dans une longue crise humanitaire ayant de graves répercussions géopolitiques. Avant le conflit, le Soudan accueillait plus de 1,1 millions de réfugiés étrangers, dont 800.000 Soudanais du sud et de nombreux Erythréens et Ethiopiens. Le Soudan a donc été un des principaux pays d'accueil des réfugiés en Afrique. Aujourd'hui, les dynamiques se sont inversées et la guerre risque d'embraser les pays frontaliers, en particulier le Soudan du Sud, mais aussi le Tchad et les autres.

Le Darfour, 20 ans après les atrocités perpétrées au début des années 2000, est de nouveau en proie à de graves violences et crimes. Quelle est la situation là-bas?

La guerre a ravivé les tensions ethniques, provoquant des affrontements entre des combattants tribaux et des miliciens, surtout dans le Darfour (avec une population de 6 millions d'habitants environ, dont la majorité sont musulmans, et un territoire à peine plus grand que l'Espagne), faisant ainsi basculer cette région dans une nouvelle guerre civile tribale. La situation actuelle peut être attribuée au long conflit ayant lieu au Darfour pour l'accès à la terre et à l'eau entre la majorité de la population d'ethnie noire africaine, composée de tribus sédentaires, et la minorité nomade originaire de la péninsule arabique, qui au contraire est majoritairement présente dans le reste du Soudan. La guerre actuelle, qui a éclaté le 15 avril 2023, a connu une escalade après que les deux groupes armés du Darfour, jusqu'à présent impartiaux, ont déclaré s'être ralliés à l'armée régulière contre les paramilitaires en les accusant d'avoir commis des atrocités. Il faut se rappeler qu'en effet, de nombreux membres des fsr sont originaires du Darfour.

Les efforts de médiation entre les parties en guerre semblent inutiles. Qui peut mettre en œuvre une médiation efficace? Existent-ils des zones sur lesquelles agir pour que la diplomatie refasse surface?

Jusqu'à présent tous les efforts et les tentatives de médiation pour trouver une solution au conflit se sont révélés infructueux. Même les multiples discussions entre les représentants des deux factions opposées, menées dans la ville saoudite de Djeddah avec le soutien de l'Arabie saoudite et des Etats-Unis, ont été vaines. En effet, aucun des deux généraux belligérants n'a respecté les trêves conclues pour l'ouverture de couloirs humanitaires. Les deux parties s'accusent tout à tour du non-respect répété des cessez-le-feu. De plus, courant décembre, le conseil de sécurité de l'onu a décidé de mettre fin à la Mission intégrée des Nations unies pour l’assistance à la transition au Soudan (minuatsf), dont l'activité à toujours été critiquée et entravée par l'armée, qui la définissait d'ingérence au sein des affaires internes soudanaises. Cette diminution de la présence internationale au Soudan pourrait malheureusement faciliter la perpétration de nouveaux actes criminels envers la population civile.

Les deux factions en lutte ont-elles énoncé des objectifs clairs pouvant constituer une base pour commencer à réfléchir à d'éventuelles solutions politiques et diplomatiques?

Le conflit qui a éclaté au Soudan est seulement la continuité d'une situation politique instable due à la chute du dictateur Omar al-Bachir en 2019. Les forces et les groupes armés n'ont jamais voulu céder le pouvoir aux civils. Actuellement, ce sont les militaires et les paramilitaires qui se disputent les rênes du pays, au détriment de la passation de pouvoir aux civils.

Le dialogue entre les belligérants n'est pas simple, bien que ce soit la marche à suivre. De plus, la communauté internationale devrait œuvrer plus pour rétablir la paix dans le pays et le remettre sur la voie de la démocratie, avec la contribution et la participation des Soudanais. Le chemin à parcourir est encore long alors que le pays continue de voler en éclats, non seulement parce que les militaires et les paramilitaires ne semblent pas disposés à rendre les armes pour le moment, mais aussi parce qu'il est peu probable qu'ils acceptent de confier les rênes du Soudan aux civils dans le cadre d'un nouveau processus de transition démocratique. Il y a un élément-clé qui ne doit pas être oublié: il n'y aura pas de paix ni de transition démocratique si la société civile — jeunes inclus — n'est pas la véritable protagoniste — et non les militaires ou les paramilitaires — du changement politique et de la constitution d'un nouveau Soudan.

Le conflit au Soudan est en train de causer un nombre frappant de réfugiés. Quelles sont les situations les plus compliquées et que fait le Saint Siège pour aider?

Outre le nombre très élevé de réfugiés, le conflit a complexifié la situation sanitaire, éducationnelle et économique déjà précaire du Soudan: 65% de la population n'a pas accès aux soins de santé; 75% des hôpitaux dans les zones touchées par le conflit ne sont plus opérationnels; 19 millions d'enfants sont déscolarisés; au moins 10.400 écoles ont fermé dans les zones de guerre; les enfants dé-scolarisés sont exposés à l'embrigadement de la part de groupes armés et à des violences sexuelles. En effet, selon l'unicef, le Soudan s'apprête à devenir le pays qui traverse la plus grave crise éducationnelle au monde.

De plus, la Banque mondiale prévoit que l'économie soudanaise subira une contraction de 12.5% en 2023 car le conflit a détruit le capital humain et la capacité de l'Etat, interrompu la production, endommagé la base industrielle et en outre, a conduit à l'effondrement de l'activité économique et à l'effritement des capacités de l'Etat, avec des répercussions négatives sur la sécurité alimentaire et sur les déplacements forcés.

La fin du régime d'Omar al-Bachir en 2019, qui a duré trente ans, avait alimenté l'espoir d'une «révolution» positive pour le pays. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné dans cette «révolution» et quels sont les véritables aspirations du peuple soudanais?

Je suis arrivé à Khartoum en 2020, dans une période d'optimisme et d'espoir pour l'avenir du Soudan grâce au processus de transition démocratique qui s'était ouvert en été 2019 après la révolution civile et la chute du régime militaire islamiste d'Omar al-Bachir, qui a gouverné le pays d'une main de fer pendant 30 ans.

Dès le début, j'ai été frappé par la perception différente que beaucoup d'étrangers présents dans le pays, surtout les Occidentaux, et les évêques soudanais avaient de ce processus de transition politique. Alors que les premiers n'ont pas caché leur grand enthousiasme en affirmant que le Soudan serait devenu un exemple d'ouverture démocratique pour l'ensemble de la Corne de l'Afrique, les seconds se sont montrés plus sceptiques concernant l'avenir du pays, en rappelant l'histoire récente du Soudan, qui a connu des coups d'Etats et des gouvernements despotiques. Malheureusement, le temps qui passe a donné entièrement raison aux évêques locaux.

En octobre 2021, les mêmes généraux Abdel Fattah al-Burhan et Hemeti, qui s'affrontent aujourd'hui, ont monté un coup d'Etat, renversant le premier ministre Abdallah Hamdok du gouvernement civil et ouvrant des mois de crises politique, sociale et institutionnelle. Les espoirs subsistants ont ensuite été balayés par le conflit qui a éclaté le 15 avril 2023. Pour bien comprendre les raisons profondes de la guerre qui aujourd'hui ravage le Soudan, il faut tenir compte de différentes causes: l’impossible présence de deux forces armées différentes (fas et fsr) dans le même pays, le contrôle des ressources naturelles, surtout des mines d'or du Darfour; l'affinité d'Abdel Fattah al-Burhan avec différents membres importants du Congrès national, parti islamiste officiellement dissous — au pouvoir pendant le régime du destitué al-Bachir — qui déplait à Hemeti, considéré comme un traître par les mêmes islamistes; et enfin, le différent soutien international sur lequel comptent les deux rivaux.

Bien que la nature de l'«étincelle» ayant mis le feu aux poudres entre les deux forces armées soit floue, dans tous les cas le rôle décisif qu'a joué la minorité islamique dans le déclenchement de la guerre est clair. Telles sont les aspirations du peuple soudanais, surtout des nombreux adolescents, les mêmes depuis 4 ans, qui ont inspiré la révolution civile de 2019: progrès, démocratie, liberté et justice accrues, participation active des civile dans la vie politique et économique. C'est de là qu'il faudrait repartir.

Valerio Palombaro