A quarante jours de Pâques, les regards convergent vers la Terre Sainte blessée par les affres de la guerre depuis 130 jours. Dans son message de Carême de cette année, le Pape invite à marcher aux côtés des juifs dans le désert de l’exode. Une démarche spirituelle qui trouve un écho dans le drame actuel au Proche-Orient. Nous en parlons avec le prêtre jésuite David -Neuhaus, bibliste en Israël et en Palestine.
Quel sens spirituel revêt le désert lors de l'exode des juifs du pays d'Egypte vers la Terre promise?
Le peuple marche brièvement, cela ne concerne que deux chapitres bibliques, dans un lieu désertique pour passer à la terre. Ce qui arrive à la frontière avec la terre, c'est-à-dire le refus d'y entrer, provoque la colère de Dieu, qui dit à Moïse «Je vais te faire un autre peuple et leur enfant, la -deuxième génération, elle, entrera au jardin». En cela, le désert est un lieu de mort. Cela correspond à la description du lieu de punition d'Adam et Eve après avoir goûté à l’arbre de la connaissance du bien et du mal au jardin d’Eden. Le lieu dans lequel ils sont exilés du jardin a toutes les caractéristiques d'un lieu désertique.
A un deuxième niveau de lecture, le désert devient un lieu d’intimité avec Dieu. En effet, le peuple ne meurt pas dans le désert. Durant ces 40 ans présentés au premier niveau comme une punition, vivre dans l'intimité de Dieu et dans la fidélité à sa parole, transforme le désert en un jardin plein d'arbres et plein d'eau. Cela souligne le fait que la terre, le désert ou le jardin, ne sont pas des lieux géographiques, mais des états de l'homme avec Dieu.
Que nous dit l'exode des complexités de la notion de territoire dans l'Ancien Testament? Quelle lecture en faire à l'aune de la guerre actuelle au Proche-Orient?
Notre foi en Jésus est une foi qui annule les frontières. Les murs des divisions doivent disparaître. Si l’on regarde notre situation actuelle où les frontières sont sacralisées, nous prenons conscience que le désert transforme au-delà des frontières. Les murs doivent tomber. C’est un processus. Mais comme dans la Bible, quand l’on se trouve dans un monde désertique, par exemple aujourd'hui la réalité de Gaza, nous nous demandons comment de tels lieux peuvent devenir des terres de lait et de miel. La transformation n'est pas un voyage géographique dans l'espace, mais une ouverture à Dieu, soucieux de tous, qui nous a donné un lieu à habiter, où nous sommes frères et sœurs créés à son image et sa ressemblance. Le désert devient un jardin quand on voit l’image de Dieu en son prochain, con-sidéré comme un frère ou une sœur, non comme un ennemi.
Cette spiritualité de la terre, du désert et du jardin, a la possibilité de trans-former chacun à l'intérieur pour nous apprendre que l’amitié avec Dieu, — et toutes les religions prêchent l’amitié avec Dieu — est impossible s'il l'on nourrit la haine de celui que Dieu a créé et placé à côté de nous. Dans le contexte où je vis, c’est un message adressé à l'Israélien et au Palestinien.
Au vu du nombre de déplacés en cours à Gaza, quel type de lecture un juif d'Israël peut-il avoir de ce passage biblique?
Il y a ceux qui lisent le texte d'un point de vue politique, idéologique, basé sur le nationalisme juif qui s'appelle le sionisme, fondé à la fin du -xixe siècle. Et parmi eux, pas tous, il y a ceux qui disent qu'Israël est leur patrie unique, où les Palestiniens n’ont aucune place sauf s'ils se soumettent à la domination juive. C'est une lecture biblique qui selon moi manipule les textes pour justifier et légitimer des idéologies modernes. Cela ne peut être une lecture chrétienne, même si beaucoup de chrétiens fondamentalistes évangéliques, mais aussi catholiques, la font.
Parmi les juifs, il y a ceux qui reconnaissent que dès le début, Dieu n'est pas le Dieu uniquement d'Israël, mais de tous les peuples. La vocation d'Israël est de s'ouvrir aux nations et de leur proclamer la même Parole de Dieu qu'ils ont eux-mêmes reçue. Il y a les nationalistes et les universalistes. Cela témoigne de la très grande diversité du peuple juif.
De quelles chaînes d'esclavage la Terre Sainte doit-elle se libérer aujourd'hui et qui sont les pharaons modernes?
Le verset 13, chapitre 26, du livre de Lévitique, est clé: «Je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte pour que vous n’y -soyez plus esclaves. J’ai brisé les barres de votre joug et je vous ai remis debout». L'esclavage le plus répandu est la peur. Nos systèmes éducatifs sont liés à l'enseignement de la peur. Cela marque profondément notre éducation en Israël et en Palestine. Il faut avoir peur de l'autre et cela prépare donc les enfants à entrer avec enthousiasme dans les forces armées et à prendre les armes les uns contre les autres.
Avec cette peur vient le besoin de se protéger, non pas de souffrir, mais de se protéger de l'autre, parce que l'autre nous a fait du mal. Il s’agit d’un certain complexe idéologique où le mot le plus répandu est «l'ennemi». Et contre l'ennemi, j'ai le droit de me défendre. A ce sujet, je trouve très profonde et importante «la résistance» du Pape François, qui suit celle du Pape Jean-Paul ii, soutenant qu'il y a encore aujourd'hui des guerres justes, mais mettant aussi en garde contre un usage excessif de la légitime défense. Bien sûr, si quelqu'un me frappe peut être, ai-je le droit de le frapper, mais cela ne termine jamais là-bas: si quelqu'un me frappe, je dois le détruire totalement. C'est une idéologie de guerre de laquelle il est très difficile de se libérer. Dieu a brisé nos chaînes pour que nous puissions marcher comme des hommes et des femmes libres, debout, pour regarder les cieux et autour de nous. La guerre, provenant de la peur enracinée dans nos entrailles, est l’une des idoles modernes.
Le nationalisme est construit sur une consécration des frontières qui, selon moi, va à l’encontre de l'idée fondamentale que Jésus est venu pour détruire le mur de séparation. Ces murs de séparation sont bien cons-truits car nous avons peur.
En ce Carême qui commence, que peuvent faire les chrétiens de Palestine et d'Israël pour porter le courage de la paix et de la conversion pascale?
C’est un rôle très difficile car nous sommes un petit groupe, sans grande influence politique, économique sociale ou culturelle. Je récuse le mot minoritaire qui sous-entend que nous sommes séparés de la majorité. Or, nous sommes au cœur de la société israélienne et de la société palestinienne, où nous luttons pour survivre et avoir l'égalité de vivre comme des frères et sœurs avec les juifs et les musulmans. Ce premier défi est énorme, car la tentation de désespérer et de chercher à quitter ce lieu en quête d’un ailleurs plus facile est toujours vive. Il faut vraiment cultiver sa foi en un Dieu proche et protecteur. Parfois, sa protection n'est pas très compréhensible, parce que les chrétiens meurent dans cet enfer créé par les hommes et par la haine.
Le deuxième niveau de la vocation chrétienne est de prendre conscience que notre statut en tant que petit groupe nous sauve de la tentation de penser que nous pouvons dominer. En cela, nous sommes libres. Entrer dans le jeu politique pour avoir le pouvoir, l'influence, n'est pas pour nous car nous sommes marginaux. Mais des marges sortent les prophètes. Des marges sort un discours qui peut avoir une grande influence; un discours qui perçoit les possibilités que l’on ne voit pas lorsque l'on est au centre. Le pouvoir et l’influence aveuglent. De ces marges où nous sommes, nous devons porter ce type de discours prophétique qui voit que la paix est possible. La justice construite sur la liberté et l’égalité est possible.
Un troisième niveau de notre vocation est l'incarnation de ce discours grâce à nos nombreuses institutions éducatives, sociales, hospitalières, particulièrement dans la société palestinienne. Dans ces institutions, nous pouvons incarner nos valeurs de liberté, égalité, justice, paix, réconciliation avec l'ennemi, car nous en définissons l'environnement. Nous sommes un petit groupe, nous vivons presque toujours dans les marges, nous pouvons vivre cela comme une aliénation et une tristesse, mais nous avons, grâce à Dieu, ces institutions qui peuvent incarner le type de société que nous proclamons par notre discours évangélique.
Delphine Allaire