· Cité du Vatican ·

Le Pape et les selfies

Jamais sans l’autre

 Jamais sans l’autre  FRA-002
11 janvier 2024

L’année du dixième anniversaire du pontificat du Pape François est arrivée à son terme. De 2013, nous pouvons rappeler non seulement que le soir du 13 mars, Jorge Mario Bergoglio a été élu au seuil pontifical, mais aussi un autre petit épisode, non dénué de sens: cette année-là, la prestigieuse institution du dictionnaire Oxford indiquait «selfie» comme «mot de l'année». En fait, c'est un néologisme plutôt qu'un mot, définissant ce phénomène explosé à l’époque et encore répandu aujourd'hui, celui du self-portrait, un autoportrait réalisé avec un téléphone portable. Ce n’était pas et ce n’est pas seulement un procédé technique, mais plutôt un phénomène social qui dénote certaines caractéristiques psychologiques d’un monde qui, parallèlement à l’usage de la photographie, a décidé de se photographier lui-même. De poser et de n’immortaliser que soi-même, en retouchant souvent cette image avec des «filtres», dans une sorte d'autocélébration continue, presque compulsive. Depuis, on a beaucoup parlé de cet usage, symptôme pour beaucoup d'un narcissisme rampant, d'autoréférentialité, pour certains du vide d'une société égocentrique et -exhibitionniste.

De ce point de vue, la coïncidence temporelle est singulière: François et le selfie. Elles semblent deux réalités antithétiques, aux antipodes, confirmant l'intuition de G. K. Chesterton qui, dans l'hagiographie dédiée à saint Thomas d'Aquin, en parlant de la sainteté, affirme que: «Le saint est un médicament parce qu'il est un antidote. Et c'est également pour cela que le saint est souvent un martyr; on le prend pour un poison précisément parce que c'est un antidote. […] Pourtant, chaque génération cherche instinctivement son saint, et il ne représente pas tant ce que les gens veulent, mais plutôt ce dont ils ont besoin. [...] Le paradoxe de l'histoire est que chaque génération est convertie par le saint qui la contredit le plus».

La génération née au tournant du deuxième millénaire est évidemment marquée par les caractéristiques que le selfie exprime efficacement, on peut dire qu'elle a trouvé l'homme dont elle a besoin car il est véritablement un «signe de contradiction», capable de révéler «les pensées intimes de bien des cœurs» (Lc 2, 35): chacun peut constater l'engagement de Jorge Mario Bergoglio à faire sortir l'homme et l'Eglise d'aujourd'hui d'eux-mêmes, des structures rigides, institutionnelles et avant tout mentales, de l'autoréférentialité et de l'autosuffisance, en les exhortant sans cesse à un «exode», un chemin de libération de ce qu'un autre grand esprit anglais, également cher à François, définissait comme «cette chose trop intrusive qu'on appelle “je”» (Saint Thomas More, Prière pour la bonne humeur).

On pourrait donc dire que François est l'anti-selfie, mais ce serait une erreur, une inexactitude. Il est intéressant d'observer, là aussi, la «méthode» utilisée par le Pape (qui est la méthode ancienne de l'Eglise). En fait, François, comme tout le monde s'en souvient, est aussi le premier Pape qui est apparu dans un selfie, dans beaucoup de selfies, et les selfies avec le Pape, surtout au début, comme on dit, ont fait le tour du monde. Le mot-clé est «avec»: avec le Pape, c'est-à-dire que François n’a pas considéré le selfie comme un mal absolu, comme un ennemi à détruire, il ne l’a pas regardé avec mépris de haut en bas. Au contraire, il l’a vu avec intérêt et en a saisi tous les pièges, les zones grises, mais aussi une possibilité, si cachée et si mince soit-elle. Il a donc plongé dans cette zone grise et a choisi de «vivre au milieu» de ce phénomène humain, en «l'élargissant», en générant un chemin de transformation, un chemin qui est toujours sin-odos, un chemin sur lequel marcher ensemble. Il est apparu dans le selfie à la demande des nombreuses personnes, souvent jeunes, qui l'ont approché, et le selfie est devenu autre chose: une image non pas solitaire et finalement mélancolique, mais joyeuse et spontanée, «sans filtres», d'un groupe de gens qui vivent une expérience ensemble. Au phénomène qui par excellence semble dire «extra omnes», tout le monde dehors, ici au centre il n'y a que moi et mon ego, le Pape répond en ouvrant un autre horizon qui dit: jamais sans l'autre. Dans l'un de ses discours, le Pape a fait une suggestion: lorsque nous nous regardons dans le miroir, une chose à faire avec prudence étant donné le risque toujours présent de la vanité, faisons-le avec quelqu'un d'autre, un ami, à nos côtés. Il nous aidera à ne pas tomber dans la tromperie de cette vision et à la mettre en évidence afin que ce reflet ne soit pas un exercice d’orgueil mais d’humilité.

Jamais sans l’autre donc; ceci (qui est entre autres le titre d'un essai du théologien jésuite Michel De Certeau, cité à plusieurs reprises par le Pape), est l'un des points qualificatifs et éclairants de tout son pontificat, une invitation que le chrétien ne peut ignorer, dans la conscience que vivre «jamais sans l'autre» est le chemin sûr qui mène à être «jamais sans l'Autre».

Andrea Monda