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Le courage d’aimer

 Le courage  d’aimer  FRA-001
04 janvier 2024

«Il faut du courage pour aimer». Le Pape François a rappelé cette vérité dans son discours devant la Curie romaine le 21 décembre dernier. Dans son raisonnement, il a affirmé la véritable distinction entre les chrétiens, qui n’est pas «entre “progressistes” et “conservateurs”, mais […] entre “amoureux” et “habitués”».

Et par ces deux affirmations il a rappelé les deux grands ennemis de l’amour: la peur et l’habitude. En effet, ce n’est pas la haine le contraire de l’amour, mais plutôt la peur et ce substitut sournois qu’est l’habitude. C'est une expérience qui se produit tous les jours: lorsque l'amour pour quelque chose ou pour quelqu'un naît dans le cœur d'un homme, la peur surgit aussi immédiatement, la peur de l'incertitude (c'est-à-dire de la liberté) qu'apporte l'amour, la peur de la perte, des blessures qui peuvent surgir de cet amour. Comme le dit l'écrivain C. S. Lewis: «Il n'existe pas d’investissement sûr: aimer signifie, de toute façon, être vulnérables». Et comme exemple de cet investissement non sûr, il cite la parabole des talents, certains prennent des risques et «vivent», c'est-à-dire génèrent, mais il y a ceux qui choisissent de «mourir», en enterrant le talent.

Ici surgit l’autre grand thème lié à la peur: la sécurité. Ce qui explique pourquoi l'habitude est le substitut de la peur: l'habitude en effet confirme et rassure l'âme humaine, tandis que la nouveauté, qui brise les habitudes, finit par agiter le cœur de l'homme qui doit toujours faire face à la peur, à l’égarement. Le cœur humain, a rappelé le Pape dans le message Urbi et Orbi de Noël, «est instable et blessé» et s'il «a en sa possession des instruments de mort, tôt ou tard, il les utilisera». Les armes, comme l’argent, alimentent le mirage de la force et du pouvoir et offrent ainsi la sécurité à ce cœur craintif. Mais la sécurité est un faux ami qui ne peut satisfaire la soif d’infini cachée dans le cœur de l’homme, ce cœur qui est craintif parce qu’il a découvert un désir infini d’aimer et d’être aimé. Ce n’est pas un hasard si l’on peut parler de «sexe sans risques» mais pas d’«amour sans risques», ce serait un oxymore, une contradiction. Et l’homme est fait pour aimer, sans réserve, sans protection et sans mesure, acceptant le risque ; pour aimer : cette chose pour laquelle il faut avoir du courage.

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Alessandro Gisotti a réfléchi efficacement sur le paradoxe de la sécurité dans l'éditorial que nous publions en première page, soulignant ce cercle vicieux dans lequel «nous nous armons pour nous sentir plus en sécurité et, par conséquent, le monde est de plus en plus insécurisé». C'est la «peur liquide» dont parlait le sociologue Zygmunt Bauman en 2006, soulignant que «nous sommes ‘objectivement’ les personnes le plus en sécurité de l'histoire de l'humanité. Comme le démontrent les statistiques, les dangers qui menacent d'abréger nos vies sont moins nombreux et plus lointains qu'ils ne l'étaient généralement dans le passé ou qu'ils ne le sont dans d'autres parties de la planète» et deux ans plus tard le père dominicain Timothy Radcliffe, lui faisant écho, observait que: «A bien des égards, nous vivons dans un monde beaucoup plus sûr que celui de nos ancêtres. En Occident au moins, nous sommes mieux protégés contre la maladie, la violence et la pauvreté. Et pourtant nous avons peur. Nous nous inquiétons des dangers que nous créons nous-mêmes: catastrophe écologique, esb , énergie nucléaire, plantes génétiquement modifiées. Je suis allé dans des pays d'Afrique où les gens affrontent chaque jour de terribles dangers avec calme et confiance, tandis qu'en Occident, le moindre soupçon de risque provoque la panique». Dans La Civiltà Cattolica, le père Giovanni Cucci concluait en 2012 que «les sociétés occidentales actuelles présentent à cet égard un étrange paradoxe. D’une part, il existe une situation de bien-être sans précédent, qui permet de résoudre facilement la majorité des problèmes liés à la survie, offrant à un nombre toujours croissant de personnes la possibilité d’éducation et de soins. D’un autre côté, cette sécurité accrue a un coût très élevé: la prolifération de la peur. En raison d’un étrange mécanisme psychologique, la recherche excessive de sécurité n’élimine pas la peur, mais conduit plutôt à l’encourager».

Comment sortir de ce cercle vicieux, du gouffre sans fond de l’exigence de sécurité ? Toujours dans son discours à la Curie, le Pape nous rappelle qu'on sort des labyrinthes «d'en-haut», «en levant les yeux». C'est une tâche qui incombe à chacun et en particulier à ceux qui ont de grandes responsabilités. En 1961, le président américain Dwight Eisenhower, comme le rappelle Alessandro Gisotti, mettait en garde contre le «complexe militaire-industriel» et son «ingérence indue dans les choix politiques américains au sens militariste». Sept ans plus tard, Robert Kennedy prononçait le célèbre discours sur le pib à l'université du Kansas, invitant à une véritable «conversion», un changement de perspective, abandonnant le paradigme purement économique et axé sur l'efficacité: «Nous ne trouverons jamais un but pour la nation ni notre satisfaction personnelle dans la simple poursuite du bien-être économique, dans l’accumulation sans fin des biens matériels. […] Le pib comprend aussi la pollution de l'air et la publicité pour les cigarettes... […] il tient compte des serrures spéciales pour les portes de nos maisons […] Il croît avec la production de napalm, de missiles et de têtes nucléaires», tout cela en pleine Guerre du Vietnam, et concluait en parlant de joie, cette force qui ne peut être mesurée à l'intérieur d'un pib qui «n'inclut pas la beauté de notre poésie ou la solidité des valeurs familiales, l'intelligence de nos débats ou l'honnêteté de nos fonctionnaires [… ] ni notre compassion, ni notre dévouement envers notre pays. Bref, il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut vraiment la peine d'être vécue. Il peut tout nous dire sur l'Amérique, mais pas si nous pouvons être fiers d'être Américains». L’être humain est fait pour la vie et la vie ne rentre dans aucune sorte de «mesure». L'être humain désire la vie en plénitude, et seul l'amour lui permet d'accéder à cette plénitude qui est justement «dé-mesure».

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Nous sommes frappés, c'est le dernier point de cette longue réflexion qui intervient au terme d'une année particulièrement dramatique, par la référence de Bob Kennedy à «l'honnêteté de nos fonctionnaires», une autre chose «incalculable», et pourrait-on ajouter: d'une préciosité incalculable. L’activité quotidienne et cachée des gens ordinaires qui, au travail ou en famille, accomplissent simplement et patiemment leur devoir, fait sans doute partie de ce «courant» dont parle Edith Stein, ce «courant vivifiant de la vie mystique» qui reste souvent invisible; «certainement», ajoute-t-il, «les événements décisifs de l'histoire du monde ont été essentiellement influencés par des âmes dont rien n'est dit dans les livres d’histoire».

Le 27 mars 2020, lors de la Statio Orbis sur la Place Saint-Pierre, François nous a rappelé, comme nous avons pu l’expérimenter précisément en ces temps dramatiques, que «nos vies sont tissées et soutenues par des personnes ordinaires, souvent oubliées, qui ne font pas la une des journaux et des revues ni n’apparaissent dans les grands défilés du dernier show mais qui, sans aucun doute, sont en train d’écrire aujourd’hui les évènements décisifs de notre histoire: médecins, infirmiers et infirmières, employés de supermarchés, agents d’entretien, fournisseurs de soin à domicile […] et tant et tant d’autres qui ont compris que personne ne se sauve tout seul. […] Que de personnes font preuve chaque jour de patience et insufflent l’espérance, en veillant à ne pas créer la panique mais la coresponsabilité! Que de pères, de mères, de grands-pères et de grands-mères, que d’enseignants montrent à nos enfants, par des gestes simples et quotidiens, comment affronter et traverser une crise en réadaptant les habitudes, en levant les regards et en stimulant la prière! Que de personnes prient, offrent et intercèdent pour le bien de tous».

Voici revenir l'invitation à lever le regard: du «fond» de l'histoire, ces gens, levant les yeux, font avancer cette histoire et la grande Histoire du monde, la faisant sortir des labyrinthes souvent mortels dans lesquels les hommes, au cœur instable et blessé, se trouvent parfois confinés.

Ce sont pour la plupart des gens simples, invisibles, mais qui voient les autres, leurs besoins et prennent soin d'eux. Parmi eux, il y a aussi ces «meilleurs» chrétiens dont parlait le théologien jésuite De Lubac dans sa Méditation sur l'Eglise: «Les chrétiens les meilleurs, les plus vivants, ne se trouvent pas nécessairement ni même généralement parmi les sages, ni parmi les habiles manipulateurs, parmi les intellectuels ou parmi les hommes politiques, parmi les autorités sociales. Leur voix ne résonne donc pas dans la presse et leurs actions n’intéressent pas le public. Leur vie est cachée aux yeux du monde, si bien que ce n'est que tardivement et exceptionnellement que certains accèdent à une certaine notoriété, et toujours au risque d'étranges déformations. Au sein de l’Eglise elle-même, ce n’est généralement qu’après la mort qu’une personne acquiert un prestige incontesté. Pourtant, ce sont précisément eux qui contribuent, plus que quiconque, à empêcher que notre terre ne devienne un enfer. La plupart des gens ne se demandent pas si leur foi est adéquate ni si elle est efficace. Ils se contentent de la vivre, comme la réalité la plus vraie et la plus actuelle, et les fruits qui en découlent, souvent cachés aussi, n’en sont pas moins merveilleux. Ce sont eux qui conservent en nous, qui nous redonnent, un peu d'espoir».

C'est l'espérance chrétienne qui pousse un catholique comme J. R. R. Tolkien à écrire, au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, ces mots à son fils Christopher, qui combattait au front: «... ce qui est vraiment important est toujours caché aux contemporains, et les graines de ce qui doit être germent tranquillement dans le noir dans un coin oublié, pendant que tout le monde regarde Staline ou Hitler. Aucun homme ne peut savoir ce qui se passe réellement sub specie aeternitatis. Tout ce que nous savons, et en grande partie grâce à notre expérience directe, c’est que le mal agit avec une grande puissance et un succès continu, mais en vain: il ne fait que préparer le terrain à la germination d’un bien inattendu. C’est comme ça en général, et c’est comme ça dans notre vie».

Cette espérance chrétienne, tenace et paradoxale, a quelque chose à dire à tous les hommes qui vivent ce contraste entre le désir d'aimer et d'être aimé et l'impulsion inverse, paralysante, de la peur. Inquiétante compagne de voyage qui se déguise avec de nombreux masques mais révèle finalement de quelle peur il s’agit. Raymond Carver l'exprime bien, comme savent le faire les poètes, dans un poème intitulé précisément «Peur» dans lequel, sous forme de catalogue, il énumère 25 «objets» de ce sentiment insatiable, de la «Peur de s'endormir la nuit», à la «Peur de ne pas s'endormir»... pour arriver ensuite au final: «Peur de ne pas aimer ou de ne pas aimer assez / Peur que ce que j'aime sera mortel pour ceux que j'aime / Peur de la mort / Peur de vivre trop longtemps / Peur de la mort. / Je l'ai déjà dit ». A la peur de la mort, mère de toutes les autres, l'Evangile de Jésus a donné une réponse, l'enfant qui naît à Bethléem, souffre l'angoisse dans le Jardin des Oliviers et offre sa vie sur le Golgotha pour ensuite ressusciter comme le premier-né des ressuscités, c'est la réponse, c'est cette lumière dans les ténèbres qui donne à l'homme le bien le plus nécessaire: le courage d'aimer. (andrea monda)

Andrea Monda