· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

LesIdées

Mères, si lointaines
si proches

 Madri, così lontane così vicine  DCM-011
02 décembre 2023

La photo de Fati et Marie gisant sans vie dans le sable a fait le tour du monde. Mère et fille mortes de soif et de privations dans le désert entre la Tunisie et la Libye. Un désert que la journaliste marocaine Karima Moual a décrit comme « un front de guerre sans bombes, une fosse commune à l'égal de la mer Méditerranée ».

Fati, à qui l'écrivaine et poète Maria Grazia Calandrone dédie un poème, publié pour la première fois dans Donne Chiesa Mondo, n'est qu'un des visages de la « maternité migrante », des mères victimes de l'émigration. Elles affrontent la mer et le désert, la persécution et les camps de détention, la faim et la soif, les dangers que représentent les hommes et la nature, poussées par la volonté de donner à leurs enfants une vie meilleure.

De nombreuses mères migrantes seraient probablement restées attachées à leur destin s'il n'y avait pas eu un élan de la tête et du cœur. Si l'avenir de leurs enfants ne les avait pas convaincues de quitter leurs piètres sécurités.  Il s'agit d'une situation très répandue : les statistiques nous apprennent que les femmes migrantes, contrairement au passé, sont plus nombreuses que les hommes.

Mais lorsque nous parlons de « maternités migrantes », nous ne nous référons pas seulement à elles.  La douleur et la souffrance dévastatrices de la migration se manifestent également sous d'autres formes. 

La « maternité migrante », c’est aussi celle des mères qui ne suivent pas leurs enfants, abandonnées par eux à la recherche d'un avenir meilleur. Des mères qui restent chez elles, mais privées de l'amour et de la protection de ceux qu'elles ont mis au monde. Assaillies par la douleur de ne pas savoir et d'imaginer le pire : leurs enfants vaincus par le sable du désert ou engloutis par les vagues d'une mer ennemie, jamais arrivés à destination.

Des mères abandonnées et endeuillées comme celle d'Amadou qui a quitté le Mali à l'âge de 15 ans et a débarqué en Sicile après avoir traversé le Niger et la Libye. Son histoire est racontée dans le livre Anche Superman era un rifugiato (Même Superman était un réfugié) publié par Bur et édité par Igiaba Scego et Unhcr Piemonte. La mère d'Amadou, qui n'a pas eu de ses nouvelles depuis des années, lui répond lorsqu'il l'appelle : « Laissez-moi en paix, mon fils est mort ». Le garçon raconte : « J'ai peiné pour lui faire comprendre que c'était moi, que j'étais Amadou. Je lui ai raconté des détails de ma vie et de notre vie que je suis le seul à connaître. Elle a alors éclaté en larmes ».

La mère de Jerreth Jaiteh, un Gambien aujourd'hui mécanicien à Reggio Emilia, a également été abandonnée. Il avait fui la dictature parce qu'il voulait étudier et être libre. Elle avait insisté jusqu'au bout pour qu'il ne parte pas. Le peu qu'ils avaient, même la restriction de leur liberté, était préférable à ce à quoi Jerreth allait être confronté. Elle en connaissait beaucoup qui n'étaient pas revenus. Elle avait connaissance de garçons qui avaient subi des violences inouïes et qui étaient morts. Les camps libyens, le désert, la torture, les détentions sont des nouvelles qui parviennent jusqu'aux villages gambiens les plus reculés. Elles atteignent toutes les mères dont les enfants sont partis seuls et peut-être en secret, des femmes dont la vie est complètement bouleversée, dont le destin est marqué par l'absence. Des mères abandonnées.

Les femmes qui se sont organisées au sein de Terre pour tous, une association de membres de familles de Tunisiens disparus en Méditerranée, ont cherché une réponse à cette douloureuse solitude. Parmi elles, Leyla Akik, mère de Youseff, qui tentait de rejoindre l'Italie. Leyla n'a pas eu de nouvelles de son fils depuis plus de trois ans. « Il n'est pas là, dit-elle, c'est pourquoi mon combat pour connaître la vérité a pris de l'ampleur et je me sens maintenant comme la mère de tous les jeunes qui disparaissent ».

La « maternité migrante » c’est aussi celle des femmes qui, dans leur propre pays, se retrouvent à jouer le rôle de mères pour les enfants de celles qui sont parties. Des femmes qui assument des charges et des responsabilités. Des femmes qui n'épargnent pas leur protection à celles et ceux qui ne peuvent pas l'obtenir de leur mère qui a été forcée d'émigrer. Qui donnent de l'amour à celles et ceux qui ne sont pas nés d'elles mais qui ont besoin d'elles. Elles s'occupent des enfants de leur sœur, belle-sœur, cousine, voisine, partageant avec eux le peu qu'elles ont. Des familles élargies qui ne se targuent d'aucune modernité mais qui réparent les échecs d'une émigration qui ne tient pas compte de l'affection et des liens familiaux. Des mères de substitution.

La « maternité migrante » c’est encore celle des femmes qui laissent leurs enfants et partent précisément pour leur garantir un avenir meilleur. Elles savent qu'elles s'exposent à d'énormes dangers. Elles savent que les guettent la violence et le viol, tout comme les privations.  Que le prix à payer peut être très élevé. Parfois, elles deviennent mères au cours du voyage et ne savent pas qui est le père des nouveaux enfants qu'elles mettent au monde et qu'elles aiment malgré tout.

Comme le racontent Fiore Kenfa, une jeune Erythréenne de 24 ans, et Fassiuta Giomande, une Ivoirienne de 41 ans, qui sont arrivées du bateau « Diciotti » des garde-côtes italiens au service d'obstétrique de l'hôpital de Palerme.

Fiore Kenfa a laissé une fille trois ans plus tôt dans son village en Erythrée, son mari est en Suisse. Elle est d'abord partie travailler au Soudan, où elle a été violée. Elle est ensuite partie en Libye, où elle est tombée enceinte.

Fassiuta Giomande, quant à elle, a été contrainte d’abandonner six enfants en Côte d'Ivoire. Celui qu'elle va mettre au monde à Palerme est le septième.  « Certains penseront peut-être que je ne suis pas une bonne mère, mais je suis partie précisément pour garantir à mes enfants un avenir meilleur. J'espère les serrer à nouveau dans mes bras, leur présenter leur petit frère qui va naître, vivre ensemble une vie digne. Est-ce que je demande trop ? ». La mère qui quitte ses enfants par amour pour eux est la plus douloureuse des contradictions. Mères interrompues.

C'est pourquoi beaucoup préfèrent les emmener avec eux. Même petits, même encore dans leur ventre. Dans le désert et sur la mer, ils peuvent rencontrer la mort et devenir orphelins. Leur seul espoir est alors de rencontrer des hommes et des femmes de bonne volonté.  Un jour, à Lampedusa, un jeune homme de moins de 18 ans, originaire d'Afrique subsaharienne, a débarqué en tenant par la main un petit garçon de trois ans. « Je ne sais pas qui c'est. Je l'ai trouvé dans le désert, il était seul, abandonné. Je l'ai emmené avec moi pour le sauver, et nous avons fait le voyage ensemble, mais ce n'est pas un membre de ma famille », a déclaré le jeune homme aux bénévoles de la Croix-Rouge et à la police.  Les agents de Save the Children expliquent que cela arrive souvent parce que les mineurs sont dramatiquement séparés de leurs parents lors des étapes frénétiques du départ, ou parce que les parents eux-mêmes les confient à une connaissance pour faire la traversée.

Les images nous montrent les visages de femmes enceintes terrorisées par les longues heures passées en mer. Fragiles, mais conscientes que sans un acte de courage, leur enfant n'a pas d'avenir. Parfois, ces mères courageuses meurent en donnant naissance à leur enfant. Comme Sephora Niangane, qui est morte à Brindisi, seule, après avoir donné naissance à une petite fille. Deux jours plus tôt, elle avait été sauvée en mer par le bateau Geo Barents de Médecins sans frontières. Elle n'avait aucun document sur elle, en plus de son nom, elle avait déclaré être âgée de 24 ans et originaire du Burkina Faso.

Parfois, elles perdent leurs enfants de manière dramatique parce qu'ils leur échappent des bras et tombent dans la mer.  A Lampedusa, certains se souviennent du long cri muet de la mère, qui n’avait pas 18 ans, à côté de sa fille de cinq mois qui n'était plus là. Elles avaient pratiquement réussi, elle et son bébé, mais à quelques kilomètres de la côte, la barque en bois a chaviré. 

Sur une barque en provenance d'Antalya, en Turquie, un jour à environ 71 miles de la Libye, trois enfants meurent de soif : Haret, trois ans, Hudaifa, deux ans, et Motaz, 12 ans. « La mère de Hudaifa le lave, change ses vêtements sales. Puis elle le parfume et le confie à la mer de ses propres mains », rapporte l'agence Gerta human reports.

Et que deviennent les mères lorsqu'elles arrivent dans un pays étranger avec ou sans enfants ? Parviennent-elles à réaliser les aspirations pour lesquelles elles ont affronté dangers et souffrances ? Leur statut de mère dans le pays où elles sont arrivées est-il pris en compte ?  Malheureusement, les réponses à ces questions ne sont pas réconfortantes. Sans l'avantage de la langue, certaines se retrouvent encore plus seules et isolées, subissant la froideur d'une société qui ne les attend pas.

Dans les pays d'accueil, il n'y a pas de réseau familial d'entraide, la culture communautaire se perd.

Et nous qui demandons à ces femmes de s'occuper de nos enfants et de nos personnes âgées, nous oublions souvent qu'elles aussi ont une famille. Parfois divisées, ici aussi, parce que les femmes et les maris sont divisés, travaillant dans des familles différentes.

« Les femmes migrantes portent dans leur chair des expériences dramatiques » : tels sont les mots du Pape François.