· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

LesHistoires

Le choix de la maman
de Juniò

New arrivals wait to get processed. Ifo section, Dadaab camp.
Dadaab camp is the largest refugee ...
02 décembre 2023

Rien n'explique mieux le destin d'une migrante que les paroles de cette jeune fille qui, un jour, dans un camp de concentration libyen, a prononcé les mots qu'aucune femme ayant un rêve en poche n'aurait jamais prononcés. « Je veux être laide, chaque jour plus laide. Alors ils arrêteront ». Il n'y a rien de plus à expliquer. Les cheveux hirsutes, les manières disgracieuses, le regard perdu dans quelque cauchemar vécu véritablement. Nous sommes en septembre 2017. Quelques mois plus tôt, une délégation libyenne était secrètement arrivée en Italie pour négocier le prix de ces mots ; la détention des migrants dans des camps de prisonniers, ce que le Pape François appellera des « lagers ».

Alors que cette jeune fille balayait la mélasse de sable et de pétrole, elle racontait une histoire. Celle de Rodha, partie adolescente du Nigeria, d'où les dunes se transforment en herbes et en pierres et où les milices de Boko Haram se disputent le sous-sol et qu’à nous sert la rapidité des processeurs qui permettent à nos communications de voyager pour par exemple raconter cette histoire. Rhoda en avait assez de ces nuits données en trophée aux soldats des passeurs. Et elle a mis fin à sa vie avant qu'ils ne la reprennent encore.

Sous une autre latitude, la chronique nous emmène vers d'autres routes et d'autres histoires. Le piège des Balkans pour les fugitifs des guerres d’Orient. Si l'amie de Rhoda voulait presque oublier qu'elle était une femme, ici il y avait celles qui, au contraire, voyaient dans la féminité le point d'appui pour ne pas laisser la malchance l'emporter. Comme Aisha, 25 ans, diplômée en droit à Damas. C'était un matin brumeux, entre la Serbie et la Hongrie.  « Nous sommes trop nombreux, ils ne peuvent pas nous garder ici. C'est une question de temps », dit-elle en s'assurant que chaque mot est bien noté dans les carnets des journalistes. Elle aurait aimé fumer, mais elle avait échangé son dernier paquet de cigarettes contre un vernis à ongles couleur poudre et un rouge à lèvres auquel elle ne voulait pas renoncer. « Celui que j'avais était au bout et je n'abandonne pas mon aspect », avait-elle déclaré. Au milieu de gens qui n'avaient pas pris de douche depuis des jours, le geste d'Aisha ne ressemblait pas à un caprice de fille gâtée. Chaque fois que ses lèvres redevenaient rouges, chaque fois que sa main gauche, rapide et agile, recommençait à s'occuper de son visage, sans même avoir besoin d'un miroir, Aisha rappelait à tout le monde, y compris aux hommes, que cette odyssée n'était qu'une parenthèse. Que rien ne pouvait faire d'elle ce qu'elle n'était pas.

Depuis le jour où la jeune fille à la peau sombre et sale a dit qu'elle voulait être laide, les choses n'ont pas changé en Libye.  Le djihad blasphématoire des violeurs libyens se poursuit chaque soir, après que les camions des passeurs ont fait demi-tour. « Allah Akbar », hurlent-ils en torturant les hommes et en agressant les femmes. Ils placent un téléphone à côté de la victime pendant qu'ils la battent plus fort, afin que les malheureux implorent la pitié et plus d'argent de la part des parents restés dans les villages. Parfois, ce sont les enfants qui donnent force à leurs mères. Des femmes qui font des choix que beaucoup n'approuvent pas. Mais il faut se mettre dans les sandales cassées d'une migrante avec ses enfants à sa suite pour au moins essayer de comprendre.

Se séparer pour tenter de se sauver. Comme la mère de Juniò, le jumeau de sept ans, qui a dû se donner du courage en Libye. Il devait se donner du courage chaque fois qu'il devait poser pour une photo à envoyer à sa mère, arrivée entre-temps en Italie sur un bateau. Juniò sourit et la rassure. A sept ans, il doit montrer qu'il peut tenir ses promesses. La première : ne pas se laisser abattre par l'abandon le plus déchirant. La maman n'a jamais perdu espoir. Elle disait qu'elle connaissait son garçon, que Juniò, bien qu'enfant, n'était pas du genre à céder aux méchants. Là-bas, à Zawyah, les autorités internationales faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour l'aider et le sortir de là. Le UNHCR-Acnur, l'Oim, avaient finalement réussi à le localiser dans un cabanon non loin du centre de détention officiel, celui du trafiquant garde-côte « Bija » et de son cousin Osama, patrons de la vie et de la mort des migrants internés. Au plus fort des affrontements armés, avec de violentes querelles au sein des milices, Juniò avait en effet disparu.

Il avait compris qu'il n'était plus un enfant l'après-midi où son père avait été tué en Libye. Il avait compris qu'il devait être un homme un soir de printemps, lorsque sa mère et sa sœur jumelle de sept ans l'avaient laissé avec une connaissance ivoirienne dans une belle masure. Elles partaient pour l'Europe, sur un canot pneumatique. Peut-être ne se reverraient-ils jamais. Dans leur cœur, il y avait l'abîme d'une douleur que la mère devait cacher à la petite fille, tandis que le passeur les jetait de force dans le canot sur la plage de Zawyah.

Son amie lui avait promis qu'elle ne monterait pas sur une barque et qu'elle n'y emmènerait jamais Juniò, qui se prononce « junior » en français.  Des semaines plus tard, du bateau humanitaire Sea Watch, une migrante a réussi à contacter la mère de Juniò : « Nous sommes saufs, ils disent qu'ils vont nous emmener en Italie ».

Après avoir survécu aux camps de prisonniers libyens, la mère et les jumeaux avaient réussi à gagner leur liberté en allant vivre chez une Ivoirienne dans un logement de fortune. Pas d'espoir en Libye pour les femmes noires. Agressées dans les rues, violées, emprisonnées de force. Mais elle ne voulait pas retourner dans l'enfer d'une des « prisons d'Osama », comme les migrants appellent l'enfer, géré par la milice al-Nasr, celle d'Abd al-Rahman Salem Ibrahim al-Milad connu sous le nom de « Bija » et de son cousin Osama, ce dernier également considéré par la justice italienne comme le chef des tortionnaires.

Et la jeune fille devait tenir la promesse qu'elle et son mari s'étaient faite l'un à l'autre. Aller en Europe, et pleurer, mais enfin de joie, loin de la faim et des armes qui les avaient forcés à chercher refuge même ailleurs qu’en Côte d'Ivoire. En Europe, pour apprendre aux enfants qu'ils peuvent vivre sans avoir à craindre la lame de la machette ou à devoir mentir sur le bruit des armes qui arrive du village voisin.

« N’ayant plus mon mari, j'ai dû choisir, nous ne pouvions plus rester en Libye et je ne voulais pas que toute ma famille meure en mer. Quelqu’un de nous devaient survivre ». Et Juniò, un garçon de presque sept ans, était le seul des trois dont elle pensait qu'il aurait pu survivre. Pas la petite fille, qui n’aurait pas eu le temps de devenir une fille, et tomber dans on ne sait quelles mains. Pas la mère, qui avait déjà vu cette fin chez trop d’autres femmes. « Mais si ma fille et moi étions mortes en mer, Juniò, resté en Libye, aurait au moins vécu et grandi, et un garçon peut mieux affronter ces difficultés, et quelque chose serait resté de notre famille dans ce monde ».

Des paroles que seule une femme et une mère peut prononcer sans craindre d'être jugée parce que femme et mère. Et migrante.

Nello Scavo


Dans l'esprit et le cœur du journaliste


« Il faut se mettre dans les sandales cassées d'une migrante avec ses enfants à sa suite pour au moins essayer de comprendre », écrit Nello Scavo, envoyé spécial d'Avvenire, quotidien italien d'inspiration catholique, qui a signé des reportages dans les points chauds de la planète comme l'ex-Yougoslavie, le Cambodge et l'Asie du Sud-Est, les pays de l’ancienne URSS, l'Amérique latine, les frontières les plus hostiles de la Turquie, de la Syrie, la route des Balkans, la Corne de l'Afrique et le Maghreb. En septembre 2017, il est parvenu à s'introduire dans une prison clandestine de passeurs libyens, révélant de visu les conditions de vie des migrants pris au piège. Il raconte ici quelques femmes migrantes « qui m’ont marqué ».