Le temps est ce qui manque toujours. Comme nous l’avons déjà dit, la phrase que nous répétons le plus souvent, nous hommes et femmes frénétiques de l’Occident, est: «Pardon, mais je n’ai pas le temps». Nous ne possédons jamais assez de temps, et il nous vient le doute que c’est le temps qui possède nos vies. Il semble que nous ne sachions pas «optimiser» notre temps, non pas pour réussir à faire «plus» de choses, mais pour réussir à faire les choses qui comptent «le plus». La qualité plutôt que la quantité, être plutôt qu’avoir. Nous sommes en revanche déficitaires en discernement, pourtant, nous, êtres humains, dotés de conscience, devrions posséder les instruments pour juger: «Mais pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste?» nous demande de façon explicite Jésus dans l’Evangile (Lc 12, 57).
Avec la même clarté, le 27 mars 2020, le Pape François, au cours de la Statio Orbis qui s’est déroulée sous la pluie sur une place Saint-Pierre solitaire, nous avait exhortés à donner un jugement, «à saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix. Ce n’est pas le temps de ton jugement, mais celui de notre jugement: le temps de choisir ce qui importe et ce qui passe, de séparer ce qui est nécessaire de ce qui ne l’est pas». Ces jours de printemps 2020, le confinement en raison de la pandémie, ces mois enfermés chez soi, ces années où le temps s’était dilaté et le rythme habituellement frénétique avait dû s’arrêter, tout ce temps s’en est allé, et a glissé dans un oubli qui nous trouble encore aujourd’hui au point que nous ne nous souvenons pas des dates et des circonstances de cette période de crise, une crise dont le Pape a dit qu’elle était une occasion fructueuse qu’il fallait valoriser et ne pas gâcher. Mais qu’en a-t-il été? Avons-nous valorisé ce «time out» de l’histoire? Ou avons-nous oublié et laissé derrière nous cette expérience si déconcertante pour revenir à nos vieilles habitudes, peut-être même avec un sentiment agressif de revanche et de «récupération» du temps perdu? Le doute existe, au point que dans l’exhortation apostolique Laudate Deum, publiée il y a trois jours, le Pape a dû admettre qu’il «est regrettable que les opportunités créées par les crises mondiales soient perdues alors qu’elles seraient l’occasion d’apporter des changements salutaires. C'est ce qui s'est passé lors de la crise financière de 2007-2008, et qui s'est reproduit lors de la crise de la Covid-19» ( ld, n. 36).
Temps perdu, temps gaspillé. Nous en revenons toujours là, à notre rapport avec le temps, cette «chose» qui nous échappe toujours des mains. Pourtant, nous savons que c’est là que se joue notre vie, dans notre rapport avec le temps. Dans cette énigme, comme dans tant d’autres choses, les poètes peuvent nous aider. L’un des plus grands du xxe siècle, T.S. Eliot, nous rappelle (c’est ce que font les poètes: ils nous rappellent) que «sans signification, il n’y a pas de temps» et, en repensant au moment de l’Incarnation du Verbe, il affirme que «ce moment de temps a donné la signification», c’est pourquoi nous hommes, «bestiaux comme toujours, charnels, égoïstes comme toujours, intéressés et obtus comme jamais, et pourtant toujours luttant, toujours réaffirmant, toujours reprenant leur marche sur le chemin éclairé par la lumière, souvent s'arrêtant, perdant du temps, s'égarant, s'attardant, revenant, et pourtant ne suivant jamais d'autre chemin».
Saisir la signification qui se cache sous la surface, entre les lignes des pages du temps et de l’histoire qui nous paraissent souvent vierges, muettes. Voilà le défi. La proposition, la réponse chrétienne, nous la connaissons, la première lettre de Jean la synthétise quand il affirme que «Dieu est amour», une affirmation sur laquelle Augustin dira que même si tout le texte biblique était perdu à l’exception de cette phrase, la signification essentielle de l’Ecriture aurait été sauve. L’amour est la réponse, dans l’amour, temps et signification coïncident. Il existe une étrange définition d’«amour» qui, selon Jacques Lacan, serait «donner ce que l’on n’a pas» et si nous pensons au temps, nous pouvons mieux le comprendre: quand nous aimons, nous donnons, nous consacrons le temps de notre vie aux autres, c’est-à-dire que nous donnons précisément ce que nous n’avons jamais, le temps. Nous ne l’avons pas, mais nous l’avons reçu en don. Que nous n’avons pas mais sommes. Le don concerne toujours quelque chose que l’on n’a pas, mais que l’on est. Dans tout véritable don que nous faisons, nous nous donnons nous-mêmes. Voilà pourquoi, au moment le plus élevé de son aventure humaine, Jésus dira à ses amis «ceci est mon corps, offert pour vous»; le corps, une autre chose que nous n’avons pas mais que nous sommes. La signification de la vie réside dans ce geste étrange, aimer, qui, lui seul, brise la logique consécutive du temps. En nous aimant nous nous accordons une exception, en ouvrant une brèche dans l’inéluctabilité apparente du temps qui passe et qui emporte tout. Voilà pourquoi le philosophe Gabriel Marcel, dont nous rappelons les 50 ans de la mort, pouvait dire que «quand un homme dit à une femme “je t’aime”, il lui dit “tu ne mourras pas”».
De ce point de vue, la proposition que le Pape a faite en commençant ce synode, de faire une pause, de nous arrêter tous pendant un certain temps, va dans la même direction. Briser l’ordre du temps, pour laisser la place au temps de l’amour, celui qui concerne précisément la signification, la qualité et non la quantité, avec l’être et non pas avec l’avoir, avec le chairòs et non avec le crònos. Les «chroniqueurs» qui s’occupent dans les journaux des «affaires vaticanes» commencent peut-être à s’en rendre compte à présent, mais dans la salle du synode, est tentée une expérience nouvelle et dans le même temps ancienne, qui remonte aux origines, quand Dieu a créé le monde et l’homme et avec lui le temps, donnant naissance à l’histoire humaine qui trouve dans l’amour et dans le don de soi l’unique voie pour trouver un sens et donc le bonheur. (andrea monda)
Andrea Monda