· Cité du Vatican ·

FEMMES EGLISE MONDE

Dialogues
Teresa Forcades, moniale bénédictine espagnole

Du côté des exclus

 Dalla parte degli scartati  DCM-008
02 septembre 2023

Teresa Forcades, née à Barcelone, est une moniale bénédictine du monastère de Monserrat en Catalogne, théologienne, médecin, militante sociale, fondatrice du mouvement politique  Process costituent in Catalunya.

Comment voyez-vous l'Eglise d'aujourd'hui? Une Eglise “des” marges, c'est-à-dire qui place, ou qui tente de placer au centre de son attention ceux qui sont exclus du pouvoir et de la richesse; ou une Eglise “en  marge”, c'est-à-dire une institution qui, tout au moins dans la partie du monde européen et occidental,  ne réussit plus à avoir de l'influence à travers ses enseignements et ses valeurs?

Les deux possibilités sont vraies: l'Eglise est "des" marges et "en" marge. Depuis l'élection du Pape François, il est clair que les périphéries reçoivent son attention privilégiée. Sa façon de parler des "exclus" aide à comprendre que la pauvreté a des causes structurelles qui dépendent du système capitaliste. Etre pauvre n'est pas la même chose qu'être exclu. Je dirais que  "pauvre" est une catégorie neutre et qu'"exclu" implique une critique sociale: exclu par qui, selon quels critères, dans quel but? Le système capitaliste réduit la valeur de l'homme à une marchandise et il exclut les marchandise qui ne lui servent pas. L'Eglise catholique promeut aujourd'hui la conscience sociale sur ce point. La Lettre du Pape sur l'Amazonie a des passages forts dans ce sens, de même que Fratelli Tutti. L'année dernière, j'ai eu l'occasion de participer à un projet  du Dicastère pour le développement humain intégral intitulé «Faire de la théologie à partir des périphéries existentielles». Quarante villes dans les cinq continents y ont participé et plus de cinq cents personnes qui vivent habituellement dans les périphéries ont été interrogées, non dans l'intention d'écouter ce qui leur manque, mais dans l'objectif de comprendre en quoi elles peuvent apporter leur contribution, dans ce cas à la théologie. Les résultats de ce projet sont disponibles sur https://migrants-refugees.va/it/theology-from-the-peripheries/. Au niveau local, il est évident que des organisations comme Caritas Diocesana, Manos Unidas, Jesuit Refugee Service et de nombreuses autres sont toujours plus actives et présentes.

Parallèlement, il est également vrai qu'en Europe le catholicisme est passé d'une situation sociologiquement dominante à celle d'une minorité qui est en pratique clairement marginale.  La majorité des Européens ne sont pas catholiques et la majeure partie de ceux qui sont catholiques vivent leur appartenance à l'Eglise comme quelque chose de marginal dans leur vie, comme une réalité qui n'influe pas beaucoup sur leurs décisions, tant au niveau moral (relations sexuelles en dehors du mariage, contraception, mariage homosexuel, divorce) qu'au niveau socio-économique (quels travails ou activités exercer ou promouvoir). Le  catholicisme est en croissance en Afrique et en Asie, mais dans les deux continents il est quantitativement marginal. Il ne l'est cependant pas du point de vue qualitatif, dans la mesure où il représente un lien important avec l'Europe et la culture occidentale.

Que devrait faire l'Eglise pour rapprocher les exclus de la terre du centre, pour les faire devenir les protagonistes de la vie du monde et de la foi? Croyez-vous que le pontificat de François soit en train d'aller dans cette direction?

Soutenir et, si besoin est, promouvoir les hommes et les femmes d'Eglise qui travaillent dans les périphéries, donner la priorité aux intérêts des exclus et donner voix à leurs préoccupations et à leurs besoins, les représenter dans les organisations internationales.  Oui, je crois que le Pape François est en train de travailler dans cette direction et qu'il le fait de manière ouverte, c'est-à-dire non pour promouvoir l'institution ecclésiale, mais dans l'objectif d'aider vraiment les exclus.

Parlons de l'Eglise “en” marge: dans les grands pays européens elle vit une crise profonde, je pense à la France et à l'Allemagne. Quels en sont les motifs? Qui en a la responsabilité?

D'un côté, la peur du changement et de la modernité, la dissociation entre le magistère et la pratique des catholiques en matière de morale sexuelle, le sexisme ecclésial, l'homophobie, le scandale des abus sexuels; de l'autre, le cléricalisme et le manque de maintien de la vision sacramentelle du monde, qui lui confère sa beauté et son mystère. Au-delà de cela, je crois que le problème principal de l'Eglise catholique est la perte du prophétisme: la connivence avec les pouvoirs mondains, le fait qu'elle ne s'est  pas opposée au fascisme comme au communisme, le fait qu'elle n'a pas soutenu la justice sociale en Amérique latine, la lutte pour l'égalité des femmes ou la lutte des travailleurs pour recevoir un traitement digne. De nombreuses personnes dans l'Eglise ont soutenu ces causes jusqu'à donner leur vie, mais pas la majorité, ni la grande majorité de la hiérarchie de l'Eglise. La responsabilité appartient à tous les catholiques qui ne l'ont pas fait, chacun là où il se trouve. Comme le dit saint Paul, chacun doit faire le bien comme il l'entend. Le faisons-nous?

Si nous parlons des marges, nous ne pouvons pas oublier l'exclusion féminine dans l'Eglise. Je ne pense pa seulement au sacerdoce – même si c'est un problème qui se pose dans plusieurs parties du monde – mais à la présence et à l'influence des femmes. Quelque chose a-t-il changé? Et que peuvent faire les femmes de l'Eglise d'aujourd'hui pour dépasser les nombreuses formes d'exclusion et d'éviction auxquelles elles sont soumises?

Le changement le plus évident et positif a lieu au sein du gouvernement de l'Eglise, dans la Curie: pour la première fois, il y a des femmes qui occupent des positions de pouvoir, également au-dessus des évêques. La réforme de la Curie de mars 2022 donne une base juridique à ces positions, jusqu'à présent exercées dans l'ombre, et reconnaît pour la première fois dans l'histoire la capacité des femmes à exercer le gouvernement central de l'Eglise. L'exercice du gouvernement local était déjà reconnu dans l'Eglise primitive et également dans celle médiévale (les abbesses mitrées avaient, par exemple, la juridiction ecclésiastique sur des territoires appartenant à leur abbaye, qui pouvaient être très étendus). J'apprécie également le fait que le document de travail (instrumentum laboris) publié pour le Synode comprenne le thème de l'ordination des femmes au diaconat. Et je considère également comme positif pour les femmes en général que le Synode prenne en considération la suspension du célibat obligatoire.

Vous êtes une religieuse et vous connaissez le grand processus de renouveau qui a touché ces dernières années le monde religieux féminin. Croyez-vous qu'il ait été suffisamment reconnu? Croyez-vous que l'on puisse dire aujourd'hui que les religieuses sont sorties de la marginalité dans laquelle on les cantonne?

Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'en général le monde religieux féminin soit devenu plus visible. Au contraire, étant donné que dans les grandes capitales les écoles catholiques féminines sont en train de disparaître. Dans ces écoles, les religieuses éduquaient les filles de l'élite et dans de nombreux cas accomplissaient également un travail social intéressant. Les grands monastères féminins de tradition millénaire sont eux aussi en train de disparaître. En  Europe et aux Etats-Unis, les moniales sont moins nombreuses (beaucoup moins!) et moins influentes. A part cette réalité générale, il y a cependant des moniales qui se distinguent comme théologiennes (par exemple Elisabeth Johnson et Margaret Farley, aux Etats-Unis), comme guides spirituels (Joan Chittister, également aux Etats-Unis) ou comme porte-paroles des droits des femmes et de la réforme de l'Eglise (Philippa Rath, en Allemagne) et il est également vrai que la conscience de soi des moniales a changé. Mais au-delà des figures particulières, il est  vrai que les moniales en général sont davantage conscientes des dynamiques de pouvoir  intra et extra-ecclésiales, plus conscientes du scandale du sexisme et du cléricalisme, moins disposées à le promouvoir, le soutenir ou le tolérer. (Ritanna Armeni)

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