· Cité du Vatican ·

Conversation de François avec les jésuites du Portugal

«Ici, l’eau a été bien brassée»

 «Ici, l’eau a été bien brassée»  FRA-035
31 août 2023

Le 5 août 2023, lors de son voyage apostolique au Portugal à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse, le Pape François a rencontré les jésuites dans l’après-midi au «Colégio de São João de Brito», une école gérée par la Compagnie de Jésus. Comme de coutume au cours des voyages apostoliques hors d’Italie, il en a découlé une conversation dont le texte intégral a été publié le 28 août sur le site de «la Civiltà Cattolica», par son directeur, le père Antonio Spadaro. Au cours du dialogue spontané, libre et direct, l’évêque de Rome s’est entretenu avec ses «confrères» portugais sur les défis des générations, sur le témoignage prophétique des religieux, sur les tensions interecclésiales et sur le sens du développement de la doctrine, mais il a également traité de questions concernant la sexualité humaine — y compris l’homosexualité et la transsexualité —, l’Eglise du futur et la synodalité. Il a ensuite approfondi le sens de son appel afin que dans l’Eglise il y ait de la place pour «tous, tous, tous». Nous publions ci-dessous des extraits des réponses du Pape Bergoglio aux questions qui lui ont été adressées:

Le travail avec les pauvres, qui est implicite dans la formule ignatienne, a dans la Compagnie suivi différents chemins, différentes voies; il y a eu aussi quelques déviations, mais cela a été une recherche très intense, surtout au cours du siècle dernier.

Je me souviens qu’en Argentine — quand j’étais étudiant — un des pères est allé vivre dans une villa miseria, et on l’a regardé un peu de travers, un peu comme le père Llanos à Madrid. Il était considéré comme fou. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, nous voyons que la spiritualité elle-même nous emmène dans cette direction, vers un engagement avec ceux qui sont en marge: non seulement en marge de la religion, mais aussi en marge de la vie.

Ensuite, à l’époque du Père Janssens, sont nés les centres de recherche et d’action sociale, qui ont ouvert à l’époque une belle voie de ré-flexion, et enfin est venue l’insertion directe, le choix de vivre avec les pauvres. C’est pourquoi j’ai parlé de ce prêtre, l’un de ceux qui ont eu le courage de s’insérer. Aujourd’hui, l’insertion parmi les pauvres nous aide, nous évangélise. Saint Ignace nous fait faire le vœu de ne pas changer la pauvreté dans la Société, mais de la resserrer. Il y a là une intuition, un esprit de pauvreté que nous devons tous avoir.

En résumé, qu’y a-t-il dans la spiritualité ignatienne? Oui, il y a l’option pour les pauvres et l’accompagnement des pauvres. Mais serait-ce la seule manière de parvenir à la justice sociale? Non, ce n’est pas la seule. Il y a mille façons d’aborder les problèmes sociaux. L’insertion a probablement une authenticité merveilleuse, parce qu’elle signifie le partage. Et elle nous permet de connaître et de suivre la sagesse populaire (...)

Les pauvres ont une sagesse particulière, la sagesse du travail, et aussi la sagesse d’assumer dignement le travail et sa condition. Lorsque les pauvres deviennent «enragés» parce qu’ils ne peuvent supporter leur situation — et c’est compréhensible —, le ressentiment et la haine peuvent s’installer. C’est aussi notre tâche: en accompagnant les pauvres, nous devons éviter qu’ils ne se sentent submergés, afin de les aider à marcher, à progresser et à reconnaître leur dignité. Il y a de graves problèmes dans les quartiers pauvres, qui ne sont pas plus graves que ceux qui existent parfois dans les zones résidentielles, sauf que là ils restent cachés.

Il y a de graves problèmes, mais il y a aussi beaucoup de sagesse chez les personnes qui vivent de leur travail, qui ont dû émigrer, qui souffrent, et vous pouvez le voir dans la manière dont elles supportent la maladie, la manière dont elles supportent la mort. Le travail pastoral populaire est une richesse, et ceux d’entre vous qui sont appelés à le faire, faites-le de tout cœur, parce que c’est bon pour toute la Compagnie.

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La joie à laquelle je pense le plus, c’est la préparation du Synode, même si je vois parfois, dans certaines parties, qu’il y a des lacunes dans la manière dont il se déroule. La joie de voir que de très belles réflexions émergent des petits groupes ecclésiaux et qu’il y a une grande effervescence. C’est une joie.

A cet égard, je tiens à rappeler une chose: le Synode n’est pas mon invention. C’est Paul vi, à la fin du Concile, qui s’est rendu compte que l’Eglise catholique avait perdu la synodalité. L’Eglise orientale la maintient. Il a donc dit: «Il faut faire quelque chose» et a créé le Secrétariat du Synode des évêques. Depuis lors, les progrès ont été lents. Parfois très imparfaits. Il y a quelque temps, en 2001, j’ai participé, en tant que président délégué, au Synode consacré à l’évêque, serviteur de l’Evangile de Jésus Christ pour l’espérance du monde. Alors que je préparais les choses pour le vote de ce qui était venu des groupes, le cardinal responsable du synode m’a dit: «Non, ne mettez pas cela. Enlevez-le». Bref, ils voulaient un Synode avec une censure, une censure curiale qui bloquait les choses.

En cours de route, il y a eu ces imperfections. Elles étaient nombreuses, mais en même temps on parcourait ce chemin. Au moment du cinquantième anniversaire de la création du secrétariat du Synode des évêques, j’ai signé un document rédigé par des théologiens experts en théologie synodale. Si vous voulez voir un bon résultat après cinquante ans de route, regardez ce document. Au cours des dix dernières années, nous avons continué à progresser, jusqu’à arriver — je pense — à une expression mature de ce qu’est la synodalité.

La synodalité ne consiste pas à rechercher des votes, comme le ferait un parti politique; il ne s’agit pas de préférences, d’appartenance à tel ou tel parti. Dans un synode, le protagoniste est l’Esprit Saint. C’est lui, le protagoniste. Il faut donc laisser l’Esprit guider les choses. Laissons-le s’exprimer comme il l’a fait au matin de la Pentecôte. Je pense que c’est la voie la plus forte.

En parlant de soucis, il y a évidemment une chose qui me préoccupe beaucoup, sans aucun doute, ce sont les guerres. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les guerres sont incessantes dans le monde entier. Et aujourd’hui, nous voyons ce qui se passe dans le monde. Il est inutile que j’ajoute des mots.

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l faut accueillir l’inquiétude des jeunes et les aider à la développer, afin que cette inquiétude ne devienne pas un souvenir du passé. En d’autres termes, l’inquiétude doit pouvoir se développer petit à petit. Les Journées mondiales de la jeunesse sont une semence dans le cœur de chaque garçon et de chaque fille. Elle ne peut donc pas finir par devenir le souvenir d’un sentiment passé. Elle doit porter des fruits, et ce n’est pas facile. Je vous demande de continuer, avec les jeunes qui sont là, mais aussi avec ceux qui n’ont pas participé. Ici, l’eau a été bien brassée, et l’Esprit Saint en profite pour toucher les cœurs. Chacun de ces jeunes en sort différent, cette «diversité» doit être maintenue. Et maintenant, c’est votre tour: Accompagnez-les pour qu’elle se maintienne et grandisse! Il est temps de jeter les filets, au sens évangélique du terme.