A l’occasion de la publication du programme du voyage du Pape François à Marseille pour la conclusion de l’édition 2023 des «Rencontres méditerranéennes» — organisées par l’archidiocèse français du 17 au 24 septembre sur le thème «Méditerranée, mosaïque d’espérances» —, Radio Vatican-Vatican News a réalisé un entretien exclusif avec le cardinal-archevêque de la ville phocéenne, Jean-Marc Aveline, sur le défis théologiques et spirituels de cette visite:
Delphine Allaire
Que représente la venue du Souverain Pontife aux Rencontres méditerranéennes, pour Marseille, la Méditerranée et la France?
En venant à Marseille, le Pape François poursuit son pèlerinage méditerranéen. Nous célébrons en 2023 le dixième anniversaire de son premier voyage apostolique, qu’il avait choisi de faire à Lampedusa, en juillet 2013, quelques mois seulement après son élection. Depuis, il s’est également rendu à Tirana, Sarajevo, Lesbos, Le Caire, Jérusalem, Chypre, Rabat, Naples, Malte, etc. En tant que pasteur de l’Eglise universelle, mais aussi comme Evêque de Rome, le Pape exprime par ces voyages une attention toute particulière aux peuples de la Méditerranée. Ainsi, François ne vient pas à Marseille pour attirer les regards sur lui, mais plutôt pour qu’avec lui, nous regardions la Méditerranée, les défis auxquels elle fait face, les ressources dont elle dispose, et la mission qui incombe aux disciples du Christ dans cette région du monde.
Nous ne savons pas encore ce que dira le Pape à Marseille, mais sa venue en elle-même est déjà un message. Car cette ville multiculturelle et multireligieuse, débordante de potentiel et d’énergie, est aussi aux prises avec de redoutables difficultés: grande précarité d’une bonne partie de sa population, ravages meurtriers des trafics de drogue, problèmes récurrents dus au chômage, à l’insécurité, au déficit d’éducation, etc. Mais ce grand port méditerranéen, qui tout au long de son histoire a accueilli ceux qui avaient quitté leurs pays à cause des guerres ou de la misère, sait aussi trouver dans sa population bigarrée les ressources de courage, de solidarité et d’espérance dont chacun a besoin pour surmonter les difficultés de la vie.
C’est la raison pour laquelle la venue du Pape François est pour les chrétiens de Marseille et pour tous les Marseillais, toutes confessions confondues, une immense joie et une très grande fierté. Si le Pape a choisi de venir à Marseille, c’est parce qu’il sait qu’à partir de cette ville, il pourra s’adresser à toute la France et, au-delà, aux peuples d’Europe et de la Méditerranée. Il vient dans le cadre des Rencontres méditerranéennes, qui rassemblent un grand nombre d’évêques de différents pays riverains, ain-si que des étudiants et jeunes professionnels provenant de tous ces rivages. Sa venue encourage le travail synodal des pasteurs du pourtour méditerranéen; elle stimule également l’élaboration d’une réflexion théologique construite à partir des questions spécifiques auxquelles sont confrontés les peuples de la Méditerranée.
Marseille est désormais identifiée comme étape méditerranéenne dans le pèlerinage du Pape et de l'Eglise universelle. Comment vivez-vous cette concrétisation aujourd'hui, aboutissement d'un long processus?
Je ne parlerais pas d’aboutissement, car il s’agit, comme vous le dites, d’un processus, qui a commencé à Bari en 2020 et s’est poursuivi à Florence en 2022, à l’initiative de la conférence épiscopale italienne. Nous, évêques méditerranéens, avons pu mesurer combien nous avions besoin de nous retrouver, afin de mieux discerner ce à quoi l’Esprit nous appelle au service des peuples qui sont confiés à notre ministère. Car si nous partageons des défis communs, nous les vivons cependant de façons très différentes, en fonction des contextes de chacun de nos pays. Et nous avons besoin de nous parler, de comprendre les difficultés auxquelles chacun est confronté, d’approfondir les raisons pour lesquelles nos points de vue peuvent diverger. Et pourtant, malgré ces différences, nous pouvons et nous voulons agir en communion, avec le Saint-Père et entre nous, au service du bien commun, à cause de l’Evangile.
C’est la raison pour laquelle, tout en nous réjouissant que la troisième étape de ce processus ait lieu à Marseille, nous espérons grandement que d’autres étapes pourront s’organiser ailleurs, que ce soit en Afrique du Nord, au Proche-Orient, dans les régions de la mer Noire ou de la mer Egée, ou encore dans les Balkans. Nous tâcherons, pendant l’assemblée de Marseille, de nous donner les -moyens nécessaires à la poursuite de ce processus. Ainsi, au fil de ces rencontres à venir, nous pouvons espérer qu’en nous connaissant mieux, en ayant appris à travailler ensemble de façon synodale, à l’écoute de la Parole de Dieu et des impulsions de l’Esprit, nous pourrons offrir aux peuples de la Méditerranée la contribution de l’Eglise aux défis qui les concernent. Une contribution qui, malgré nos précarités et nos fragilités, devra toujours avoir la saveur de l’espérance.
Comment la Mare Nostrum, ses identités multiples et ses espaces en crise, peut-elle aujourd'hui porter une espérance de paix et de réconciliation?
C’est vrai, la Méditerranée apparaît comme un espace fragmenté: les conflits géopolitiques, dans lesquels les religions sont souvent impliquées, quelquefois malgré elles, les déséquilibres environnementaux, les drames liés aux flux migratoires, les pauvretés et les injustices socio-économiques, en sont autant de signes préoccupants. Mais cette situation n’est pas une fatalité. Face aux défis que ces crises nous permettent d’identifier, nous pouvons mobiliser de nombreuses ressources. Celle, bien sûr, de la solidarité entre les peuples, pour résister aux oppressions et aux idéologies mortifères. Souvent, la foi chrétienne est un soutien efficace pour cette résistance, comme on l’a vu dans d’autres situations au cours de l’histoire. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, les immenses richesses du patrimoine philosophique, culturel et spirituel, dont la Méditerranée fut le berceau! Elles ont donné au monde une compréhension spécifique de l’être humain, de sa liberté et de sa capacité à entrer en relation avec les autres et avec Dieu. Le trésor de cette immense sagesse anthropologique, la Méditerranée l’a généreusement offert aux peuples du monde. Mais chacun sait que ce trésor est fragile, surtout lorsqu’on éprouve, comme souvent dans l’histoire et encore aujourd’hui, combien il est difficile de respecter la dignité et la liberté de chaque personne humaine, y compris sa liberté religieuse, et de servir l’unité de tout le genre humain, en s’opposant avec courage à la haine et au mépris. Tant de minorités, autour de cette mer, en payent le prix! Plusieurs évêques pourront partager avec douleur les souffrances endurées par les chrétiens de leurs pays, de plus en plus fragiles et persécutés. Et comment pourrions-nous ne pas évoquer le drame des personnes migrantes, lorsque la Méditerranée, de berceau qu’elle était, devient un cimetière où, dans l’indifférence générale et les complicités tacites, les espérances des plus pauvres périssent abandonnées dans le linceul des flots?
Face à ces drames, le Pape François ne cesse d’appeler à la lutte contre l’indifférence et au réveil des -consciences. Nous devons y travailler très concrètement, et ce sera l’un des thèmes de nos Rencontres. Ensemble, nous essaierons de donner visage à l’espérance, celle que nous donne la foi en la Résurrection du Christ. Une espérance qui n’est pas naïve, mais bien concrète et attentive; une espérance qui n’est pas évasion, mais plutôt fidélité et souvent résistance; une espérance qui n’a pas la froideur d’une idéologie, car elle s’incarne dans les œuvres de miséricorde et suscite la pratique chaleureuse de la charité.
Vous évoquiez dès 2021 un synode pour la Méditerranée. Les rencontres méditerranéennes se tiendront dix jours avant le début de la première partie de l'assemblée générale du synode sur la synodalité à Rome. En quoi la réflexion menée à Marseille y fera-t-elle écho?
D’abord parce que notre méthode de travail sera synodale. Nous proposerons à tous les évêques de vivre la conversation dans l’Esprit, recommandée dans l’Instrumentum laboris de la prochaine assemblée générale du synode des évêques, en accueillant la Parole de Dieu, en priant ensemble, en nous écoutant mutuellement, afin de discerner ce que l’Esprit dit aux Eglises, non seulement à travers leurs vies propres, mais aussi à travers les joies et les peines, les attentes et les désirs des peuples au sein desquels elles vivent. Pour nous y aider, le secrétariat général du synode des évêques nous a aimablement communiqué les synthèses des consultations des différentes conférences épiscopales de Méditerranée.
J’ajoute qu’à Marseille, les évêques travailleront avec des jeunes méditerranéens de toutes nationalités, confessions et religions, en écoutant leurs réflexions, leurs attentes, leurs suggestions. Nous avons également organisé, le jeudi soir de la semaine des Rencontres, une vingtaine de soirées d’échanges et de prière dans des paroisses du diocèse avec des participants méditerranéens, jeunes et évêques, afin que le peuple de Marseille puisse découvrir ce que vivent, parfois de manière bien douloureuse, les peuples et les Eglises du pourtour méditerranéen. De même, tout au long de la semaine, un festival, avec concerts, conférences, veillées de prières, visites de lieux de cultes, etc. permettra à toute personne, quel que soit son chemin de foi ou de vie, de se laisser toucher par les principaux enjeux de cet événement. Car la synodalité s’apprend d’abord par la rencontre, pas par les idées!
Enfin, tout le peuple de Dieu peut s’associer à cet événement, de près ou de loin, par la prière: je lancerai le 8 septembre une grande neuvaine de prière, pour demander à l’Esprit Saint d’habiller nos cœurs afin qu’ils soient au service de ce que Dieu voudra donner à son Eglise et au monde à travers ce qu’il nous sera donné de vivre. Car la synodalité se reçoit humblement dans la prière!
Est-ce que tout ce travail donnera lieu à un «synode pour la Méditerranée»? Seul le Saint-Père peut en décider! Mais rien ne nous empêche de travailler dès maintenant de façon synodale! Car la synodalité commence dès qu’on accepte de marcher ensemble!
Comment concevez-vous la puissance spirituelle et la vocation prophétique de la Méditerranée ces prochaines décennies?
Lors d’un discours prononcé à Bah-reïn le 4 novembre 2022, le Pape François avait évoqué la puissance spirituelle et prophétique de la mer: «“Ce que la terre divise, la mer l’unit”, dit un vieil adage. Et notre planète Terre, quand on la regarde d’en haut, ressemble à une vaste mer bleue qui relie différents rivages. Cela nous rappelle, depuis le ciel, que nous sommes une seule famille: non pas des îles, mais un seul grand archipel. C’est ainsi que le Très-Haut nous veut. […] Pourtant, nous vivons une époque où l’humanité, connectée comme jamais elle ne l’a été auparavant, est beaucoup plus divisée qu’unie». Mosaïque aux «cinq rives», la Méditerranée, trop large pour confondre mais trop étroite pour séparer, ne réduit pas les relations à des rapports Nord-Sud ou Orient-Occident ou encore chrétiens-musulmans, mais elle fait se rencontrer des mondes a priori bien différents. Les eaux du Dniepr, se mêlant à celles du Nil, du Pô ou du Rhône, finissent un jour à Gibraltar!
Ce que la Méditerranée représente par sa géographie, il revient aux peuples qui vivent sur ses rivages de le mettre en œuvre à travers les relations qu’ils tissent entre eux, malgré les soubresauts de l’histoire, comme une grande «mosaïque d’espérance». Cela commence souvent par de simples relations commerciales. Puis, l’estime réciproque grandissant avec ces échanges, on en vient à s’intéresser à la culture de l’autre, et même à sa religion. Ainsi naît la grande aventure de ce que les chrétiens appellent «dialogue», un mot très dense puisqu’il désigne, plus fondamentalement, le geste par lequel Dieu a choisi de se révéler, engageant avec l’humanité un dialogue de salut, que la Bible raconte sous la forme d’une longue histoire d’alliance. Les rives de la Méditerranée ont été le théâtre de cette révélation faite à Abraham et de la promesse confiée à sa descendance, nombreuse et variée. C’est la raison pour laquelle les enfants d’Abraham ont aujourd’hui, plus que d’autres, la responsabilité de faire advenir la paix dans le monde en pratiquant avec persévérance la vertu du dialogue.
Or «le climat du dialogue, c’est l’amitié; bien mieux, c’est le service», écrivait Paul vi dans sa première encyclique, Ecclesiam suam (n. 90). Cela, l’Eglise de Marseille le sait tout particulièrement. En effet, une vénérable et antique tradition fait de ceux que l’Evangile désigne comme «les amis» de Jésus, en particulier Lazare et Marie-Madeleine, les fondateurs de la première communauté chrétienne de notre cité. Chaque matin du 2 février, sur les quais du Vieux-Port, les chrétiens de Marseille commémorent cette arrivée de l’Evangile par la mer, afin de se souvenir que la foi, qui est don de Dieu, se reçoit aussi d’un frère, souvent venu d’ailleurs, parfois sur de frêles embarcations. L’amitié, celle que Jésus partagea avec ses hôtes à Béthanie, est le meilleur vecteur de l’annonce de l’Evangile, parce qu’elle ouvre au dialogue et à la fraternité.
La fraternité: voilà ce que l’Eglise qui est à Marseille aimerait offrir à tous ceux qu’elle accueillera, de France et d’ailleurs, à l’occasion des Rencontres méditerranéennes et de la venue du Pape François. Avec lui, elle se souvient de saint Charles de Foucauld, qui souvent embarqua à Marseille et traversa la Méditerranée, en quête de sa propre vocation. Peu de temps après être arrivé à Béni-Abbès, Foucauld écrivait: «Je veux habituer tous les habitants: chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère universel. Ils commencent à appeler la maison “la fraternité” et cela m’est doux». Alors l’Eglise de Marseille se prend à rêver qu’un jour, la Méditerranée puisse être appelée: «mer de la fraternité»! Elle sait que le chemin sera long, mais plus encore qu’un rêve, c’est son espérance!