«Nourrir les affamés». Le père Vincenzo Bordo a pris au sérieux ce commandement d'amour du Seigneur. Il y a tout juste 30 ans, en 1993, il fondait une soupe populaire à Seongnam, dans la banlieue de Séoul, où il était arrivé trois ans plus tôt comme missionnaire oblat de Marie Immaculée. Cinq ans plus tard, cette petite réalité, née pour donner un plat chaud à un petit groupe de personnes, est devenue la Casa di Anna, l'une des institutions caritatives les plus importantes du pays asiatique qui, à ce jour, a fourni plus de trois millions de repas à des milliers de personnes, garanti plus de vingt mille interventions sanitaires et mené de nombreuses autres initiatives pour soutenir les «rejetés» qui vivent dans les recoins sombres de la brillante capitale sud-coréenne. En 2014, le missionnaire a reçu le prix Ho Am Sang, une sorte de prix Nobel sud-coréen. Né il y a 66 ans à Piansano — une petite ville de la région de Viterbe — le père Vincenzo a senti dès son plus jeune âge la vocation pour la mission qui l'a conduit d'abord au Sénégal, puis à Séoul où il s'est fait «Coréen chez les Coréens», au point de vouloir s'attribuer le nom de Kim Ha Jong qui signifie en langue locale «serviteur de Dieu». Dans notre entretien, le père Bordo retrace son expérience de missionnaire aux côtés des derniers et partage l'enseignement reçu des pauvres sur la beauté de la vie qui est toujours un don, même si elle est marquée par la souffrance.
Le cardinal coréen Lazzaro You Heung-sik écrit à propos de la naissance de la Casa di Anna: «Ce n'est pas qu'il n'y avait pas de pauvres, c'est qu'on ne voulait pas les voir. Pour reconnaître les exclus, il faut un regard de foi et d'amour». Cela s'applique certainement à Séoul, mais au bout du compte également à tous les endroits du monde...
Je pense que ce n'est pas une question d'yeux mais de cœur! Quand je rencontre un pauvre, je me rends compte que la première chose à faire c'est de regarder ses yeux. Dans les yeux on peut entrevoir la souffrance d'une personne, et alors je m'approche de lui et lui demande quelque chose, je le salue, et là un dialogue naît. Donc, pour rencontrer un pauvre, il faut un cœur, un cœur capable d'aimer, de voir les yeux d'un pauvre.
Qui sont aujourd'hui les pauvres de Séoul, grande métropole d'un pays hypermoderne et tech-nologique?
Je suis en Corée du Sud depuis 30 ans: la Corée, par rapport à mon arrivée, est un pays différent et je dirais qu’elle connaît presque une autre culture. La ville d'aujourd'hui est une ville riche, complexe, articulée et intelligente. Ceux qui ne sont pas à la hauteur de ces standards, de ces niveaux, ceux qui n'arrivent pas à avoir une intelligence articulée, ne peuvent même pas suivre cette société, et ils restent donc aux marges. Quand je suis arrivé — dans les années 1990 — les pauvres, c'étaient les mendiants: ils étaient sales, avec des vêtements en lambeaux... Maintenant ce n'est plus le cas. Nombre des personnes que nous assistons ont des téléphones portables. Ce n'est plus la même pauvreté qu'autrefois, ce n'est plus la misère: c'est une autre pauvreté. Ce sont les laissés-pour-compte, incapables de suivre les rythmes de cette société.
La Casa di Anna rappelle en quelque sorte «l'Eglise au tablier» dont parlait Don Tonino Bello et à laquelle le Pape François fait aujourd'hui souvent référence. Que cherchent les personnes qui frappent à la porte de vos établissements à part un repas chaud, qui est la première chose qui les pousse à se tourner vers vous?
La Casa di Anna conduit plusieurs activités. Nous travaillons pour les gens des rues, jeunes et âgés, et nous offrons beaucoup de services. Cependant, je crois que le plus grand et le plus beau don que nous puissions offrir c'est l'espoir. Il y a un pauvre qui a faim: il sait que s'il se rend à la Casa di Anna, il pourra manger; une personne laissée à l'écart qui a des démêlés avec la justice, si elle se rend à la Casa di Anna, «je peux rencontrer un avocat»; une personne qui a des problèmes de santé, «je vais à la Casa di Anna et il y a un médecin qui me soigne». C'est surtout cela: accueillir, écouter puis essayer d'aider. Dire à un pauvre, dès son arrivée, «je vais t'aider», c'est l'humilier. Le premier niveau c'est accueillir une personne: «Bienvenu; assieds-toi, je t'offre un café». Leur donner de la dignité: un pauvre a besoinavant tout de dignité et c'est peut-être la raison pour laquelle chaque jour, avant de commencer les repas avec les bénévoles, nous commençons par une prière; puis on sort avec les bénévoles avec un gros cœur formé sur la tête — avec les bras on forme un gros cœur — on passe devant chacun, on le regarde dans les yeux et on lui dit: «Je t'aime, je t'aime», répété 500 fois, pour chacun d'entre eux ...
Les pauvres reçoivent, mais ils donnent aussi. Parfois, ils donnent peut-être plus qu'ils ne reçoivent. Quel enseignement avez-vous reçu au cours de ces nombreuses années de vie quotidienne avec les pauvres, au milieu d'eux?
J'ai beaucoup appris en étant avec eux. D'abord, la première chose, la plus grande: que la vie est belle. Je me souviens d'une nuit — nous sortions la nuit pour rendre visite aux gens des rues — il faisait froid, il faisait noir; il y avait un monsieur qui était sur l'asphalte, gelé. Je lui dis: «Comment vas-tu?», il me dit: «Ça va». «Mais comment peux-tu dire que tu vas bien, alors que tu vas mal?». Et il répond: «La vie est belle, la vie est un cadeau». La deuxième réalité qu'ils m'ont apprise est que la souffrance n'est pas une malédiction de Dieu, une punition, mais une opportunité. Qu'est-ce que ça veut dire? Tout être humain doit tôt ou tard faire face à la souffrance; si elle est accueillie, acceptée, en quelque sorte aimée, cela libère notre cœur, le rendant plus pur, et notre esprit également s'ouvre à de nouveaux espaces. A l'inverse, si la souffrance est rejetée, elle est mise de côté, elle nous rend plus méchants, plus amers. Et la troisième: j'ai découvert un nouveau visage de Dieu, différent, non pas tant un Dieu glorieux, paisible et tranquille au Ciel, mais un Dieu qui pleure en voyant souffrir ses enfants, un Dieu qui est parmi nous, un Dieu que je rencontre dans un vieil homme tendant la main pour un bol de nourriture. Je le rencontre chez les jeunes que je vois dans la rue la nuit... c'est un Dieu qui vit dans les rues!
Le Pape François définit ces pauvres des rues, ces «rejetés» de la société, «la chair souffrante du Christ»...
Oui, la spiritualité de la Casa di Anna — et également la mienne — est la spiritualité de l'apôtre Thomas. Quand Thomas a-t-il acquis la foi? Quand il a touché les plaies du Christ ressuscité. C'est ce que je me dis à moi-même et aux bénévoles: les gens qui viennent ici ne sont pas des pauvres, ils sont les plaies du Christ ressuscité. Le Christ est ressuscité et est parmi nous, il est vivant, il est présent. Où sont les plaies du Christ ressuscité? Là où il y a une personne qui souffre, abandonnée, un jeune qui vit dans les rues! Ainsi, à la Casa di Anna, en travaillant pour les pauvres, nous touchons les plaies du Christ ressuscité; nous avons l'honneur, la joie d'accueillir, d'aider, de soigner les plaies du Christ ressuscité. C'est ce qui m'a soutenu et me soutient au fil des années.
Alessandro Gisotti