LaPetiteHistoire
Elle avait huit ans lorsqu'elle entra au monastère camaldule de Santa Cristina della Fondazza à Bologne. Lucrezia Orsina Vizzana (son nom est également orthographié différemment) prononça ses vœux à 16 ans. Née le 3 juillet 1590 dans une riche famille bolognaise, elle entra dans les murs sacrés probablement après la mort de sa mère. Elle y retrouva trois tantes : Flaminia, Ortensia et Camilla. Cette dernière, abbesse et également organiste, l'accompagna dans l'étude de la musique.
« Pas plus tard qu’au début du XVIIème siècle, Santa Cristina était devenu le couvent de Bologne le plus célèbre pour sa musique. Pendant soixante-cinq ans, il abrita aussi la seule moniale compositrice de la ville à avoir publié ses œuvres, Lucrezia Orsina Vizzana », écrit l'expert et professeur de musicologie Craig A. Monson dans son livre Voci incorporee (Bononia University Press, 2009).
L'histoire de Lucrezia Orsina ouvre grand la porte à la production musicale des monastères : sur ces voix de moniales « sans corps visible », enfermées dans la clôture, sur ces harmonies nées pour accompagner les célébrations liturgiques et la recherche de l'infini.
La musique conventuelle féminine s'est développée de manière particulière après le Concile de Trente (1545-1563).
Au XVIIème siècle, les femmes musiciennes sont peu nombreuses : elles appartiennent à des familles nobles et bourgeoises ou sont religieuses. C'est une époque où l'étude de la musique n'est pas considérée comme adaptée au monde féminin.
Dans l'essai Musiciens et compositrices - Histoire et histoires (Musiciste e compositrici - Storia e storie, divers auteurs, édité par Luca Aversano, Orietta Caianiello, Milena Gammaitoni, Società Editrice di Musicologia), il est indiqué que les conservatoires européens « commencèrent à admettre des femmes dans les classes de répétition d'orchestre et de composition qu'à partir de 1870 ».
Et pourtant, la pratique de la musique dans les institutions religieuses féminines ne représente pas seulement le lien avec la liturgie, mais aussi un signe d’importance culturelle et de prestige social des monastères et des familles de religieuses elles-mêmes.
« Des milliers d'organistes, de chanteurs et de compositeurs figurent dans les registres des monastères italiens de la période post-tridentine », souligne Craig M. Monson. « Aux XVIème et XVIIème siècles, le cloître était probablement l'environnement le plus adapté, pour les jeunes femmes ayant une éducation musicale, où pratiquer la profession de musicienne ».
En revanche, dans la société de l'époque, l'exercice musical n'était pas toujours considéré comme honorable pour les jeunes filles.
Dans une lettre de 1633, le poète Fulvio Testi, conseillait au duc Francesco d'Este de Modène les femmes qui chantaient à Rome en ces termes : « Si Votre Altesse recherche une parfaite honnêteté chez les chanteuses, ne vous tournez pas vers ce ciel ».
C’est au ciel, en revanche, que tendent les compositions des religieuses utilisées lors des liturgies, surtout celles solennelles, et destinées à être exécutées dans les monastères par d'autres consœurs. Les compositions musicales de Lucrezia Orsina Vizzana, un recueil composé il y a exactement 400 ans, de vingt pièces en latin, sont spirituelles. Et les concerts sacrés d'Isabella Leonarda (1620-1704), ursuline de Novara (son nom est également orthographié différemment) sont des hymnes à la foi.
Isabella, issue d'une famille noble, entre au collège de Sainte-Ursule en 1636 et y reçoit sa formation musicale. Elle chante, joue du violon et compose de la musique instrumentale. Elle publie de nombreuses œuvres et jouit d'une telle popularité qu'elle devient une célébrité de son temps. Aujourd'hui, Isabella est presque considérée comme une star parmi les religieuses-musiciennes et ses compositions sont souvent incluses dans divers concerts.
Un autre théâtre musical important de cette période est Milan : d’autres religieuses publient là leurs œuvres. C'est là que Rosa Giacinta Badalla (1660-1710), moniale bénédictine, Chiara Margarita Cozzolani (1602-1678), bénédictine du monastère de Santa Radegonda, Claudia Francesca Rusca (1593-1676) du monastère de Santa Caterina in Brera, se font un nom.
« Entre 1566 et 1700, pas moins de vingt-trois musiciennes italiennes ont vu leurs compositions publiées : un record qu'aucune autre "nationalité" n'a pu atteindre au cours de la même période », note Valeria Palumbo, journaliste et auteur du livre Musiciste e compositrici - Storia e storie.
Cependant, aux XVIème et XVIIème siècles, les autorités ecclésiastiques mettent en place une série d'interdictions aux monastères féminins, notamment pour contrer les rivalités attribuées à l'activité musicale même des religieuses. Par exemple, un décret du 4 mai 1686, émanant d'Innocent XI interdit aux personnes extérieures d'entrer dans les monastères pour enseigner le chant ou jouer d'instruments, certains étant considérés comme inappropriés pour les religieuses. Et pourtant, les exceptions ne manquent pas. Au monastère de San Vito à Ferrare, né le Concerto grande, créé par vingt-trois moniales qui chantent et jouent de nombreux instruments. De même l'ordre des Ursulines de Novara jouit d'une certaine liberté par rapport aux lois de la clôture. « Le lien entre les monastères féminins et la musique est un thème révélateur dans l'histoire de cette discipline. Mais des études approfondies sont nécessaires pour pouvoir considérer pleinement sa valeur et faire connaître son importance », déclare Eliana Cabrera, musicologue espagnole qui est également l'auteur d'une conférence-concert, un spectacle dédié précisément à Lucrezia Orsina Vizzana et à Isabella Leonarda. L'universitaire ne se contente pas de raconter les histoires artistiques et personnelles des deux religieuses, elle interprète également au clavecin quelques pièces de leur production.
Dans l'histoire des moniales musiciennes, Hildegarde von Bingen, religieuse allemande de l'Ordre de Saint Benoît, née en 1098 et morte en 1179, déclarée docteur de l'Eglise en 2012 par Benoît XVI, occupe une place centrale. Sa pensée et son œuvre Ordo virtutum ont également inspiré le musicien italien Angelo Branduardi, en 2019 avec l'album Il cammino dell'anima (Le chemin de l’âme).
« Une anthologie de pièces musicales, point de référence au niveau académique, la Norton Anthology of Western Music, ne mentionne qu'Hildegarde von Bingen, une figure d'une importance incontestable. Et pourtant, au niveau de la documentation, elle ne trouve pas toujours une place adaptée », souligne Eliana Cabrera, qui, en Italie, après son doctorat à l'université de Bologne, a participé à des initiatives pédagogiques organisées par l'association Toponomastica femminile, fondée par Maria Pia Ercolini. Il reste encore beaucoup à écrire sur les musiciennes religieuses. « Parmi les moniales, seules les saintes sont rappelées », souligne Monson en reprenant les mots de l'universitaire Elissa Weaver. Et il conclut son essai Voci incorporee par une réflexion-exhortation.
« Peut-être aujourd'hui, Lucrezia Orsina Vizzana, qui, il y a quatre siècles, tourna le dos au monde et pénétra entre les murs de la Via Fondazza, peut parler encore une fois à un public plus large grâce à la musique qu'elle a laissée. L'éloquence de sa voix plus douce que le miel, qui au XVIIème siècle arriva à Bologne de l’intérieur de la concavité des murs, peut s'adresser à une nouvelle génération, en réaffirmant la valeur de son passé fragile et caché ».
Dans la vie de Lucrezia Orsina, à côté de la mélodie, se logea à la fin, également la folie.
Aujourd'hui, l'ancien complexe monastique de Santa Cristina della Fondazza, qui remonte à 1251, abrite des départements de l'université Alma Mater Studiorum ainsi que la Bibliothèque italienne des femmes. L'église a conservé son histoire de temple de la musique en accueillant des concerts. Sa construction à nef unique en a fait une sorte d'instrument de musique architectural.
Ici, les voix désincarnées des sœurs cachées au monde ont cherché les sons de l'harmonie et de la profondeur spirituelle. C'est là que Lucrezia Orsina mourut le 7 mai 1662, malade et sans devenir abbesse.
En revanche la sœur star Isabella Leonarda devint abbesse du couvent des Ursulines de Novara (qui est aujourd'hui un hôtel). Dans un document de 1658, elle est décrite comme magistra musicae. Elle s'adressait à la Vierge en ces termes : « Si ces musiques ne plaisent pas au monde, il me suffira qu'elles vous plaisent à Vous, qui aimez le cœur plus que l'esprit »
Maria Giuseppina Buonanno
Journaliste à «Oggi»
#sistersproject